26 avril 2010

Tragédie et éthique


      S’il y a une pertinence à présenter la problématique de la tragédie à notre époque, c'est du côté de la critique que s’inscrit pareille approche de l'éthique des vertus. Effectivement, il semble que la tragédie peut être clairement perçue comme une critique acerbe de l’idée de vertu dans le mesure où celle-ci serait sursumée par l’événement tragique. Elle ferait qu’en fin de compte, la vertu ne résiste pas à la fulgurence de la tragédie.
            Je crois que la problématique, montre en elle-même que la tragédie dépeint d’une manière radicale une situation morale qui pose en soi un dilemme : « comment un personnage admirable peut-il poser des actions qui l’orientent vers le mal et la destruction de soi ? »
Ce que j’affirme d’entrée de jeu, c’est l’impopularité de la question éthique soulevée par la tragédie. Cela semble constituer une région incertaine et inquiétante, pour plusieurs philosophes. Proposer une méditation sur la tragédie aussi bien moderne qu’ancienne, c'est questionner la pertinence de la tragédie littéraire pour la réflexion éthique. Montrer comment la tragédie a été perçue comme un problème pour la pensée éthique, mais aussi comment la tragédie peut être un catalyseur pour l’éthique en tant que telle.
Il importe donc de noter que deux aspects caractérisent la littérature tragique : premièrement, la déchéance du statut vertueux d’un personnage mené jusqu’à l’agir mauvais, et deuxièmement, la représentation des conflits définitifs entre différentes valeurs et différentes vertus.
Pour nous, le fait que les penseurs éthiques omettent de reconnaître la dimension tragique de l’expérience morale est questionnable. Et les sources de ce questionnement remontent à Platon dans sa République par le biais de ce « quarrel between the philosopher and the poet. » En cette dispute montrée par Platon, s’élève la critique littéraire de la déchéance des dieux face à l’humaine souffrance. Comme s’ils n’étaient responsables que du bien arrivé aux humains et non du mal. C’est ici encore la question de la théodicée qui est soulevée, bien que Platon essaie de l’occulter. Et c’est ce qui pose analogiquement problème au philosophe qui questionne le rapport entre tragédie et éthique. On sait la position platonicienne sur la tragédie, elle est fondée sur une croyance selon laquelle la littérature aurait une influence négative sur la moralité humaine.
Nous en appelons du jugement éclairé du philosophe Walter Kaufmann pour montrer que l’hostilité platonicienne aux poètes tragiques, implique une réaction des anciens contre l’autorité traditionnelle.
Une des raisons fondamentales de l’hositilité platonicienne, c’est l’opposition d’une nouvelle norme de vertu morale à celle d’un héros habituel de la littérature grecque. De là, la référence à la vertu socratique qui, en elle-même, trouve sa propre récompense.
En fait, une difficulté posée par la tragédie se situe aux limites du jugement éthique que chaque penseurs de l’éthique doit définir et assumer. C’est dans cette perpective, que ceux-ci perçoivent dans la tragédie une tentation insidieuse pour l’homme à évaluer le succès, le bonheur même la vie elle-même, qui selon Kaufmann  est trop chèrement reliée à l’absolu et à la péremptoire demande morale.
            Ce qui entre en rupture avec l’éthique dans la tragédie, c’est que cette dernière peut apparaître comme malchance morale dans une perspective destinale incontournable. Cela les penseurs de l’éthique ne peuvent pas l’accepter puisque, nous sommes des êtres de liberté. C’est pour cette raison que le jugement sur la moralité d’un acte en termes d’intentionalité de l’agent est une aporie en ce qu’elle dévoile une dimension tragique impliquée dans certains choix. Cette tendance, on la retrouve dans le déontologisme et son insistance sur la signification intrinsèque des actions morales de l’agent, dans ce type d’orientation éthique dont Kant est l’exemple.
Pourtant, la tragédie montre de manière virulente que les résultats des actes d’un agent ne peuvent en rien aider mais, au plus, influencer comment ils sont moralement évalués même si l’agent ne peut contrôler la tournure des événements.
Car la tragédie déploie des forces invisibles dans le monde et qui sont hostiles à l’humaine vertu. La vertu serait une chose bien futile dans l’univers si l’effort de l’homme d’âme profonde n’était supporté de quelques manières que ce soit. Néanmoins, confronté à la destruction du vertueux, certains penseurs on l’habitude d’isoler la volonté individuelle et de littéralement blâmer l’imputabilité de la faute individuelle, plutôt que de percevoir consciemment les sources de la tragédie dans la structure de la société et le monde en lui-même.
Nous retraçons cette tendance depuis la République de Platon et aussi dans la Poétique d’Aristote. Ce que montre la tragédie, c’est le péril de l’inévitable. Elle n’est pas à chercher ailleurs que dans ce qui échappe absolument au sujet, et non dans son étroite volonté de faire le bien ou le mal. La tragédie nous montre que les sources de la catastrophe sont effectives dans la volonté et ultimement dans les structures du monde. C’est Max Scheler, qui disait que «  dans chaque tragédie originaire, nous voyons plus qu’un simple événement tragique… Le lieu du sujet tragique est toujours le monde lui-même, le monde perçu comme un tout qui rend les choses possibles ».
C’est un danger auquel s’adonnent certains penseurs, de tenter d’isoler la tragédie strictement dans la volonté individuelle. Dans ce cas, c’est occulter l’ouverture de la réflexion sur le fonctionnement des structures du monde et, en particulier, sur le fonctionnement des sociétés contemporaines génèrant le conflit à nul autre pareil sans se soicier de l’affectation au sujet.
C’est peut-être pour cette raison que l’idée d’une personne vertueuse agissant mal est paradoxale en elle-même. On voit là l’héritage chrétien qui jette de l’opacité sur la nature humaine en l’obligeant à l’angélisme auto-destructeur.
La tragédie révèle plus justement que bien que les vertus et le caractère d’un sujet sont des facteurs de la vie morale, les qualités d’un agent ne peuvent être judicieusement corrélées avec la variété des actions. Ainsi la littérature tragique, nous montre que les particularités et les qualités des individus produisent des actes des plus confus au plan moral.
Tout cela nous rappelle à juste titre, qu’il fut un temps où les philosophes n’occultaient pas la tragédie, mais l’ont authentiquement envisagée. C’est en fait, depuis Hegel et Nietsche en particulier, que certains penseurs ont interprété la vie comme une expérience tragique. Un nom comme Miguel de Unamuno, emblême du sens tragique de la vie, s’il en fut un, n’est pas d’un usage si utile pour l’investiguation de la dimension éthique des choix tragiques de la vie.
Le danger de s’en tenir à une conception tragique de l’existence au plan éthique de la décision, peut être évité que par la théorie éthique qui peut distinguer entre un situation de tragique éthique et  le mouvement qui en soi affirme que la vie est tragique.
La conclusion à laquelle on en vient est que la tragédie dans la littérature et dans la société contemporaine peut aider à comprendre certains éléments de l’expérience éthique qui n’est en rien comparable à la pertinence du sens tragique de la vie ou de ce mouvement de généralisation de la nature tragique de l’existence.
Si le terme tragédie est un concept esthétique, il n’en demeure pas moins qu’aujourd’hui, il est utiliser pour qualifier le malheur ou la perte. En cela, la tragédie montre vivement la signification des circonstances agravantes de l’expérience éthique. Et c’est le dilemme moral au cœur de la tragédie qui donne à penser à l’incommensurabilité des valeurs morales. Ainsi, c’est au problème de la relativisation des valeurs que nous faisons face. Ce qui indique la différence entre pouvoir et devoir au sens du droit  dans la prise de décision.
Dans la tagédie, la finitude et la culpabilité fusionnées dans l’aveuglement de l’action accompagnent l’erreur tragique. Ce qui pose un conflit des vertus ou entre la vertu et l’usage négatif de la passion humaine qu’elle soit retracée chez Macbeth ou Faust.
En quoi donc la tragédie est une critique de la vertu ? Bien dans le fait que la tragédie montre de manière virulente l’inadéquation, si je puis dire, entre la vertu et la vie heureuse, i.e. que la vertu peut aussi bien mener au malheur et à la souffrance que l’inverse visé dans son intentionnalité.
La tragédie implique donc certaines incohérences entre les notions morales et les croyances fondamentales d’un sujet. C’est pour cela aussi, quelle s’éprouve comme critique de la vertu. Elle (la tragédie) invite le lecteur à comprendre comment les meilleures qualités d’un sujet peuvent être les pires éléments destructeurs pour lui-même et pour l’autre.
Enfin, si la tragédie nous aide à imaginer le potentiel et les dangers qui sommeillent dans l’idéal de vertu, les fameux idéaux ascétiques dont parlait un Nietzsche, nous font opiner, de la même manière, à reconnaître que les croyances morales d’un sujet sont indispensables, non en raison de leur perfection dont elles orientent l’action, mais parce que, également dans l’échec, elles demeurent des ideaux ou des exigences du soi. Ainsi donc la tragédie exige une reconnaissance de la faillibilité des idéaux moraux particuliers, ce qui inévitablement engage une profonde auto-critique de soi en même temps que de valeur ultime et de la signification pour la vie humaine des formes particulières de la vertu morale.



[1] Cf. Walter Kaufmann, Tragedy and Philosophy, Princeton, NJ : Princeton University Press, 1968.

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