18 avril 2010

Hommage à un homme de transdisciplinarité


Michel de Certeau in memoriam
(1925-1986)


Érudit lucide et généreux, historien ouvert à toutes les transversalités, membre fondateur de l'École freudienne, cet homme habité par une blessure secrète fut tout cela et plus encore.  Michel de Certeau fut un rénovateur des études sur la mystique. Mais il fut aussi, par l'intérêt qu'il portait à la nécessaire relève du message freudien, l'un des fondateurs, avec Jacques Lacan, de l'Ecole freudienne de Paris (1964).

Transformer l’altérité de différence en altérité de relation, n’est pas chose aisée, c’est pourtant à cela que s’est adonné Michel de Certeau sa vie durant. Sans compassion ni mièvrerie, Certeau fut un initiateur d'autant plus fascinant qu'il avait su renoncer aux oripeaux d'une maîtrise de mascarade. Il dédaignait les honneurs, les fastes et les médailles, préférant se heurter sans cesse, et sur tous les continents, à l'incandescence fragile des rébellions extrêmes ou quotidiennes. 

De cause à effet, l’effectuation de l’unité de l’expérience humaine, toujours à faire, est saisie dans son unité plurielle, c'est-à-dire en tant que pratique d’arts de faire qui sont propre à un langage et, donc, à des signifiants qui jouent plus qu’on ne saurait le dire dans la rencontre de cette inquiétante étrangeté qui teinte la réalité pulsionnelle du sujet de désir, cet homme ordinaire dont parlait Freud. Ce qui advient n’advient que par une certaine fulgurance tragique qu’encaisse la conscience, contrariant la volonté à acquiescer à un certain renoncement, mais dans une Parole qui porte la marque d’une propension à la création, une Parole jamais dite, in-connue. A cela s’ajoute une manière de s’insérer dans cette double raison d’une intelligibilité intérieure et d’une communicabilité extérieure, une extériorité qui implique des stratégies d’altérité qui deviennent l’usage, d’une poïétique, simple geste de génération du discours, de la pluralité des discours à inventer un quotidien, me souvenant de cet analyste de l’histoire quotidienne disparu il y a déjà vingt ans.

Un des éléments de cet hommage à ce penseur exceptionnel, — empreint d’une hospitalité incomparable — est sans contredit l’appréciation de sa considération, toujours plus attentive, de l’altérité de l’autre, de ce qu’elle signifiait pour lui : être toujours prêt à faire une place à l’autre, véritable kairos de la rencontre, instant naguère approprié pour saisir ce qui advient au cœur de la rencontre de l’Autre par le biais de ses multiples visages.

A travers un monde qui se réenchante du confort de la technique, ce marcheur infatigable, explorateur des contrées multiples et diverses du domaines des savoirs ne préférant pas la sinécure à l’effort prolongé vers le difficile qui change nos manières, qui génère autre chose que l’individualisme contemporain et l'incertitude du lendemain qui habite l'esprit de chapelles. Michel de Certeau a suscité à contre-courant une réappropriation des arts de faire propre à l’analyse du quotidien, à l’histoire de la mystique, à la psychanalyse, sans occulter la sociologie et les sciences du langage en lesquelles, il s’est de manière insoupçonnée trouvé une « demeure » pour écrire/parcourir le récit de cette expérience de voyageur qu’a dessinée La Fable mystique des XVIe et XVIIe siècles. En particulier, à travers l’énigmatique figure du jésuite Jean-Joseph Surin — personnage aussi obscur que fascinant dans les tâches urgentes qui lui furent échues comme exorciste à l’occasion de la célèbre affaire de possession de Loudun.

De l’instant schizoïde et paranoïaque que l’homme moderne — séduit par la raison instrumentale et lavé par la consommation de masse et l’idéologie individualiste — anticipe à chaque moment de sa vie, de Certeau avait su mesurer ce facteur aggravant de la condition de l’homme ordinaire marqué par le manque — élément fondamental de la mélancolie aussi ancienne que contemporaine — par l'intérêt qu'il portait à la méthode psychanalytique, mais sans en être. Reconnaissant, le poncif que constitue le pluralisme incontournable autant des champs épistémologiques que des arts de faire. Cet érudit errant confiait lui-même, au début de L’écriture de l’histoire (1975), avec un esprit d’une jeunesse indéfectible, en faisant sienne la parole d’un Michelet à propos de « la route — « ma route » — semble prendre possession de ce texte de marcheur : « J’allais, j’errais… Je courus ma voie… J’allais… hardi voyageur. »

Marcher et/ou écrire, tel est le travail sans trêve, « par la force du désir, sous l’aiguillon d’une ardente curiosité que rien ne pouvait arrêter ». Michelet multiplie les visites, avec « indulgence » et crainte filiale » à l’égard des morts qui sont les bénéficiaires d’un « étrange dialogue », mais aussi avec l’assurance « qu’on ne pouvait plus réchauffer ce que la vie a délaissé ». Dans le sépulcre habité par l’historien, il n’y a que « le vide » .

Pour reconnaître les métamorphoses de ce vide de l’historien, pour le rapprocher du vide de l’homme ordinaire de l’actuel présent. Il faut se tourner vers le malaise de l’individu contemporain qui cherche comment assumer sa mélancolie (ce malheur devenu maintenant social) presque qu’inévitable — dans l’environnement technicien de l’individualisme qui, là, se présente dans son « vide » d’origine. C’est pour parler métaphoriquement, une sorte de tension en laquelle le marcheur se tient sans en connaître l’ampleur. C’est une autre manière, de considérer les stratégies d’altérités de l’homme avisé de cette in-quiétude mélancolique dans sa profession de foi intellectuelle de chercheur dans un monde où se manifeste une pluralité d’expressions différées et ordinaires de dire et de vivre le réel du quotidien.

De Certeau a toujours su faire preuve de ce «respect» authentique de l'altérité de l'autre. Cela suppose que personne n'est détenteur de façon monolithique de la vérité et accepte les limites et la finitude de sa propre contingence à comprendre et saisir la réalité peu importe sa tradition ou son allégeance.

Dans cette perspective, ne faut-il pas accepter la nature relationnelle de la vérité, au sens où, ce n'est que dans sa relation totale aux différents discours - qui sont des facettes différées d'un seul et même discours —, que cette vérité s’annonce non-dualiste. Cette relationnalité de la vérité exprimerait, de ce fait, la relativité de chaque savoir sans pour autant glisser dans un relativisme larvé.

Ainsi pouvons-nous dire, que ce n'est que dans cette expérience ordinaire de cet absent du quotidien, qu'il fut possible à de Certeau de pratiquer des stratégies et tactiques d’arts de faire avec la réalité historique de l’esprit qui cherche d’où il vient et où il va dans cet inlassable transit vers lui-même verse cet Autre de lui-même qui le constitue là ou il doit être. Le but de tout discours sur l’homme et son histoire n'est-il pas d'éliminer le voile d’ombre du désir qui figure l’impossible l’objet? Cela, par la compréhension autant intérieure qu’extérieure de l'homme engagée dans une histoire, dans des relations aux autres, à certains moments cruciaux de eu égard à tout ce qui l'entoure, et surtout, à ces fausses images qu’il se taille de l’Autre et des autres.

Est-ce que l'avenir d’une réflexion sur la réalité multiforme de l’histoire et des « arts de faire » ne se joue dans l’examen des figures historiques et du langage de la culture occidentale depuis quatre siècles? (Ce qui semble un voie ouverte à l’originalité et au possible.) Ou, va-t-elle comme tant d'autres discours, rester empêtrée dans une sorte de dualisme anthropologique ou épistémologique qui n'a de cesse qu'a rencontrer inévitablement les mêmes apories.

En ouvrant ainsi un vaste débat sur les relations entre deux disciplines qui se méconnaissent mutuellement et en retournant, à travers un travail historique, aux origines d'une institution dont il est devenu le missionnaire, Certeau se place en marge des communautés auxquelles il appartient. Il les critique de l'intérieur sans jamais se vouloir ni infidèle ni hérétique. Et du coup, les historiens lui reprochent d'être trop freudien, les commentateurs des textes religieux d'être trop engagé dans la société contemporaine, les psychanalystes de n'être qu'historien, les marxistes d'être trop mystique, et la hiérarchie catholique de préférer Marx à la papauté. Le soutien que Certeau apportera ensuite à la "prise de parole" estudiantine de mai 1968 et aux mouvements contestataires latino-américains qui se réclament d'une "théologie de la libération" ne fera qu'aviver les polémiques contre sa personne et son travail.

Sans doute aura-t-il fallu que Certeau traverse de son vivant cette expérience de l'humiliation et de l'exaltation - qui n'est pas étrangère d'ailleurs à la fameuse dialectique mystique de la déploration et de l'extase qu'il a si bien décrite - pour que son œuvre, originale et éclatée, trouve enfin sa place dans l’extase blanche du monde intellectuel du XXe siècle, vingt ans déjà après sa disparition.

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