25 septembre 2012

Le livre n'est pas une tombe ordinaire

Edmond Jabès in memoriam (1912-1991)

1. Que ce soit par la forme, les mots, ou le ton tels sont les concepts par lesquels la poésie d'Edmond Jabès tourne sans cesse autour d'un mot qui lui semblait en déperdition: le mot "Dieu". Jabès est fasciné par l'inquiétude entretenue dans le langage par l'irruption du mot "Dieu". Mot qui interrompt le jeu réglé de la syntaxe; mot in-sensé, qui émancipe les signes, qui disperse le sens, fait pour proliférer, non pour se réfugier dans un mot figé ey fixe, donneur de certitude - et donc de mort. Mes livres, dit Jabès, " ne deviennent illisibles que si l'on y cherche une certitude" (Du désert au livre, p. 158.)

Dans la poésie de Jabès, Dieu est restitué à sa réalité de mot. Ce qui n'est pas rien quand le langage est remis à lui-meme, se met à s'écouter lui-meme, à creuser en lui cette distance vertigineuse qui le sépare de lui-meme. C'est à cela qu'aboutit la question de Dieu, indéfiniment ressassée, dans une poésie qui met en scène une multitude de rabbins imaginaires, eux-mêmes plus en dialogue avec le langage qu'entre-eux, tout adonnés qu'ils sont à une même tâche: maintenir et ranimer leur attention extrême à cette écoute que le langage est à lui-meme, dans la solitude et le désarroi des vocables abandonnés, disséminés laissés à eux-mêmes.

Laisser les vocables à eux-mêmes, c'est les entendre converser entre eux. C'est aussi aborder l'indicible d'une équivoque propre à nourrir un in-sensé désir : celui de congédier la nette séparation du ciel et de la terre, de la terre et du ciel.

C'est dans le refus de cette séparation que s'enracine la poésie de Jabès. un enracinement qui ne laisse d'autres traces que celles dessinées par le mouvement des mots entre eux, comme le sable du désert permet le libre jeu du vent sur les dunes.

2.  Né au Caire en Égypte en 1912, Jabès est resté profondément marqué par la réalité du désert. Il s'en explique dans ses entretiens avec Marcel Cohen publiés en 1981 sous le titre: "Du désert au livre" (DL). Dans les dialogues avec Jabès, et grâce à eux, les mots coulent "étourdis de l'immense souffle du vent" (Livre des marges, p. 171.) aussi insaisissables que le sable qui coule entre les doigts. Dieu - cela sans que le langage s'écoule puisqu'il ne s'échange, s'écoule... sans s'épuiser, abordant aux hautes rives du livre. "J'étais, dit-il, sans le savoir, à l'écoute d'un livre qui rejetait tous les livres et que, bien évidemment, je ne maitrisais pas. Un livre que j'interrogeais en même temps que je l'écrivais et dont j'attendais qu'il se fit à travers cette interrogation même" (LM 171). "Si j'avais à définir la parole de mes livres, je dirais qu'elle est parole des sables - de sable - un bref instant audible, visible : parole d'une écoute extreme et d'une mémoire très ancienne" (LM 180).

Capter la parole ? Non pas comment ?, mais quand ? Au moment, éblouissant, de son surgissement, ou au moment, insensible, de son évanouissement (LM 180)? Jabès est fasciné par cet évanouissement, alors que la parole rejoint dans sa chute le néant qu'elle illumine en émergent. le mystère, pour lui, n'est pas " dans les etres ou des les choses; mais au bout, là où ils ne sont plus rien" (LM 191). Ce bout n'est pas un terme; c'est une borne sur le chemin de l'existence pérégrinante.

Secret mouvement de la distance qui, dans la lettre, affecte le vocable et de là tout ce qui doit au vocable d'exister. La distance est interne au vocable et partant, intérieure à l’être humain, et même à Dieu. Dieu ne s'unit à soi-même qu'en s'opposant à soi-meme. "Dieu meurt en Dieu" (LM 121); "Dieu se perd en Dieu" (LM 23). Dieu - pur vocable, signe séparé (LM 100). Dans le vocable s'opère une séparation que chaque lettre accentue en l'annulant (LM 114).

La question n'est pas d'investir la distance séparant le mot de ce qu'il désigne (DL 77), mais d'entendre dans le mot sa tension vers le neutre, vers le vide, sa manière à lui d'explorer le néant. C'est cela, écouter le texte (DL 78) : le saisir dans sa réalité, "là où les mots sont confrontés à l'infini qui les mine" (DL 80). Dieu, qui écrit avec des des mots humains qui sont un peu de cendre sur sa page (LM 44), n'échappe pas non plus au texte. "Dans chaque vocable, un mur de feu me sépare de Dieu et Dieu est, avec moi, ce vocable"(LM 44).

3. La révélation de son destin profond est confirmation du destin collectif juif (DL 48). Transformer en promesse ce que ce destin rend possible, c'est avouer que cet événement de révélation nous dépasse. Révélation et promesse excluent le témoignage (LM 27), parce que "la durée ne nous appartient pas" (LM 180). Jabès "ne cherche pas à être le témoin. Il est seulement à l'écoute des mots qui tracent son avenir"(DL 54). Seule la parole témoigne du trajet parcouru par elle (LM 180). C'est le livre qui témoigne... De quoi ? de toute finitude" et "qu'aucune page du livre ne saurait résoudre". Dieu ne réside que dans la parole humaine, qui inspire et détruit (LM 183).

Ce sont les mots, le livre, et eux seuls qui témoignent de la naissance de toute chose (DL 121) et que Dieu prend à témoin dans l'écriture de son livre. Le mystère est dans le vocable et Dieu a une manière propre d'y dissimuler son mystère. 

Penser ensemble révélation et promesse(LM 50) ne dispense pas d'éprouver aussi la révélation comme promesse, et tout promesse comme une révélation comme promesse de ce qui est. La mise en mots de l'espérance (LM 95) est ce qui demeure: le futur. Non le présent, qui désole (LM 159).

4. Ne plus se demander ce qu'on fait là, comment on y est parvenu, par quels détours. Écouter plutôt... la poésie de Jabès déroute car elle ignore la question qui suis-je. " La question qui suis-je n'a pour moi aucun sens. elle n'a jamais effleuré mon esprit. Peut-être parce que l'identité qui n'est que le besoin légitime d'exhiber n'est, en fait, que le désir condamné à rester à l'état de désir, d'une affirmation de nous-mêmes constamment différée" (LM 185). Si la "mesure de Dieu" est la démesure de l’être humain (LM 200), à quoi tient cette démesure ? Au fait qu’être, c'est assumer un au-delà (LM 185). Or, être hanté par la question de l'identité, c'est renoncer à la fois à cette "démesure" et à la "mesure exemplaire de Dieu".

"L'identité est le nom. Quatre lettres ont suffi pour que Dieu soit Dieu. Pour l'homme, il en a fallu cinq, dont une double. Qu'est-ce que cela veut dire ? Cela signifie tout simplement que le langage nous prive d'identité en nous en offrant une qui n'est qu'un assemblage de lettres n'appartenant qu'à lui et nous dispersant un peu partout.  La lettre est anonyme. Elle est un son et un signe. En participant à la formation du nom, elle crée, à travers lui, notre image. Car ne sommes-nous pas créé à l'image d'aucune image ? Elle cesse alors d’être anonyme pour faire corps avec nous. Elle épouse notre condition ou notre incondition, vit et meurt de notre vie et de notre mort. Qui nous interpelle, nous interpelle d'abord. Mais est-ce de la lettre ou de son reflet qu'il s'agit ? De son reflet sans doute. En ce cas, notre nom ne serait que le reflet d'une absence de nom que cette absence même aurait composé. D'où notre absence au monde dont notre nom répond; d'où notre présence à l’être absent dont nous avons hérité du nom. La lettre est à l’être ce que la mémoire est à l'oubli : à la fois le déroulement de son histoire et le sceau de son éternel sommeil" (DL 18-19).

Il y a bien une réponse à la question qui suis-je. Mais cette réponse n'est qu'une question puisque "si je suis la trace, je ne puis l’être que pour l'autre; mais si l'autre est autrui, autre de l'autre, qui relèvera la trace" que je suis pour autrui et qu'autrui est pour moi en tant qu'autre ? Si je suis la trace, autrui est peut-être l'abime de la trace (LM 169). Si je suis la trace, alors mon identité, quelle est-elle ? Une "pauvre plaque d'identité sous le talon"(LM 78).

Jabès affectionne tout particulièrement la question parce que pour lui, l'identité n'est plus une question (DL 99), mais deux: la question de l'autre dans la question de soi, soi séparé de soi, en distance, par l'autre, de soi. Etre, c'est devenir; l'identité c'est ce qu'on choisit d’être en devenant. (DL 100). "Nous ne sommes que l'idée que nous nous faisons de nous-mêmes" (DL 76), et cette idée est un leurre, un mensonge dès qu'on la fige, dès qu'on la donne pour exemplaire (DL 111).

Dans les esquisses d'une éthique de l'autre tracées à même la quête du lieu, on ne saurait faire la part de Dieu, sinon que pour rappeler que "Dieu est le lieu", "qui est la perte du nôtre" (LM 26). Dieu est le lieu - comme un livre, .Ce rapprochement, avoue Jabès, m'a toujours excité. Dieu, à travers Son Nom, est le livre. C'est pourquoi l'on n'écrit que dans l'effacement du Nom divin - du lieu (DL 35), au-delà de la parole.

Le mot "Dieu" dans le langage c'est comme le ivre ouvert sur la table : il occupe bien peu de place, et pourtant, l'espace qu'il investit est immense. Cela tient de l'infinie résonance des quatre lettres de ce mot. ce n'est plus tant le buisson ardent qui brule sans se consumer (Exode 3,2); ce sont les quatre incendies de ces quatre lettres (LM 43) qui font du livre de Dieu le nouveau désert de l'humain. Dans cette poignée de sable ramassé dans le désert que sont les mots du langage, on ne distrait point un grain pour le peser. le mot "Dieu" est empoigné avec les autres vocables.

Le monde est de poussière. Il redoute le vent. Et pourtant, seul le souffle de la parole peut tracer en lui les contours du réel, les mots qui disent la vie incertaine.
5. Edmond Jabès s'est tu. Mais les rabbins imaginaires qui peuplent son oeuvre poétique se font encore entendre jusque dans ce qu'ils laissent informulé (LM 87). Pour eux, les paroles suivantes de Jabès sont comme un testament : "Je suis tous les autres que je serai. Je ne serai pas. Ils seront moi qui ne puis etre"(LM 173).

Sur le fond des théophanies bibliques, surtout celle du buisson ardent, Jabès célèbre l'écriture comme théophanie nouvelle et première. dans l'écriture Dieu se distancie de Dieu, et l’être humain se distancie de soi. unis dans la même aventure de l'écriture, l'écriture les sépare aussi, et surtout elle les sépare d’eux-mêmes.

Dieu ne se souvenant de rien - pas même de son nom (LM 102), tout entier à son geste d'écriture, écrit sur un rectangle d'air découpé dans le vide (LM 173), trace ses lettres dans l'avenir toujours sans trace (LM 102). Dieu se retire dans l'écriture; c'est en cela qu'est son infinité. C'est que Dieu aussi est occupé à composer son livre, là, de l'autre côté de ma table. La flamme de ma chandelle lui sert de plume (LM 44), et son livre m'enveloppe de fumée. « Que sera bientôt mon livre sinon un peu de cendre sur les pages du sien ? (LM 44) « Vraiment, le livre n'est pas une tombe ordinaire » (LM 144).

N.B. DL = E. Jabès, Du désert au livre. Entretiens avec M. Cohen, Paris, Belfond, 1981.
LM= E. Jabès, Le livre des marges, Paris, Fata Morgana, 1987.



18 septembre 2012

C.R. Raimon Panikkar, Pèlerinage au Kailash: Retour à la source

M. Carrara et R. Panikkar, Pèlerinage au Kailash: Retour à la source, Paris, Cerf, 2011.

En 1994, Raimon Panikkar et Milena Carrara partent pour la montagne sacré du Kailash (Tibet) où tant de maîtres pérégrinèrent. Ils en rapportent ce simple journal de leurs impressions conjuguées à deux voix. Mais qu'est-ce qu'ils y relatent ? Un double pèlerinage, qui va du dedans au dehors et donc de l'intérieur et l'extérieur et à soi-même en retour. L'enjeu : vivre, à chaque pas, "exister". Ce transit vers la montagne sacrée devient un parcours initiatique d'ouverture du troisième œil et du cœur à la réalité cosmothéandrique. Au long de ce pèlerinage se noue une profonde relation entre une femme et un homme, entre une disciple et son Maître; cela conduit Milena à s'abandonner avec confiance au Mystère du pluralisme de la Réalité ultime. Cette marche harassante  physiquement remet en question leur vision de la terre, du cosmos, car ce lieu sacré n’est pas une montagne à conquérir mais une montagne qui accueille et adopte le pèlerin - telle Arunachala le fut en Inde pour un Henri Le Saux.

 Durant ce pèlerinage, ils vivent une profonde remise en questions. Ils découvrirons à nouveaux frais que le sens de la vie ne s’épuise pas avec l’histoire personnelle de chacun. Chaque pas fait vers le sommet permet d’éprouver que l’homme participe à l’aventure cosmique de l’univers entier, aventure où Dieu est pleinement partie prenante, la création étant le premier acte de l’aventure de Dieu avec le cosmos. L’homme est "cosmothéandrique" dans son être-au-monde ainsi que le disait si bien Raimon Panikkar.

Pour vivre en union avec la "déité" - pour reprendre un terme de Meister Eckhart -, il faut peut-être questionner dans cette direction : « Qu’est-ce qui rend le plus civilisé : le confort, la connaissance scientifique et la technologie, ou l’amitié vraie et profonde qui unit les hommes entre eux, avec la nature et avec le divin ? » (p.49) Aimer mais aussi être en communion avec le cosmos et s’accepter soi-même, différent des autres. Faire de son corps un monastère - en repoussant ses mur aux limites de la terre est la condition sine qua non pour comprendre que le nouveau temple, c'est le cosmos.

 « Je suis convaincu que le meilleur service pour notre temps englué dans une civilisation technocratique monoculturelle consiste à lutter pour le pluralisme, non pas tant comme synonyme de tolérance que comme reconnaissance d’autres visions de la réalité. » (p.64) Panikkar  prend comme exemple la vision qu’ont de l’homme l’Occident et l’Orient : «  Depuis le 16ème siècle, pour l’Occident, l’individu est considéré comme porteur de conscience, pour l’Orient, depuis toujours, c’est la conscience elle-même qui transite à travers l’être humain… » (p.74) Aussi, le maître conseille de regarder la vie avec son troisième œil (l’œil intérieur de l'amour), ce qui permet de voir l’esprit dans la matière. Cette vision intègre la vision du premier œil, celui du sens et du deuxième, celui de l’intellect qui seul peut voir Dieu dans son vestiaire.  (Meister Eckhart)

La rencontre avec le Christ fut pour Raimon Panikkar une rencontre personnelle. Il l’exprime en se nourrissant de ces paroles de Jésus : « Soyez moi-même, nourrissez-vous de moi, restez en moi… » (p.78) Fidèle a sa vision cosmothéandrique , pour lui tout homme est uni au cosmos et au divin, il a du Christ cette image universelle : « Je fis l’expérience d’un Christ non limité aux chrétiens et, moins encore, aux catholiques. » (p. 167) L'Un manifesté dans le multiple, le Purusha archétypal, l'éveillé au mystère de chaque conscience qui s'éveille.

A la fin de ce récit à deux voix, Panikkar explicite les fondements de sa vie spirituelle : Les piliers sur lesquels s’appuie sa spiritualité est d’abord l’expérience de l’infini et de la liberté : « Un acte qui n’est pas libre n’est pas un acte qui relie. » (p. 174). Puis celui de la conscience : « Sois conscient ! Connais ! Sois attentif ! Réveille-toi ! Réalise ! Deviens illuminé ! » (p. 178) Enfin, découvrir que l’on est matière, poussière qui retournera à la poussière : « Je n’ai pas seulement un corps, je suis corps L’esprit est la force intérieure ou l’énergie qui donne vie à toute chose et non l’opposé de la matière. » (p.182) 

Le sage de Tavertet pense qu’il est plus facile de sauver l’âme que de conduire l’homme entier à sa plénitude. « Je suis convaincu qu’une spiritualité incarnée est une nécessité impérieuse de notre temps. »

En août 2010, revenu dans sa Catalogne natale, Raimon Panikkar meurt. Milena est à ses côtés. Ainsi s'achève cette aventure d'histoire par le retour à la Source : Milena disperse les cendres de Raimon dans le Gange, là où, quelques années plus tôt, elle fut plongée par lui pour recevoir le baptême de la renaissance.

M.G.L. 

Théopoésie ou Dichtung à propos d'un livre récent de Peter Sloterdijk

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