Aucun message portant le libellé Philosophie de l'esprit du temps. Afficher tous les messages
Aucun message portant le libellé Philosophie de l'esprit du temps. Afficher tous les messages

28 mai 2010

La nature du sujet



Nous distinguons dans la nature, un statut autre que celui de la santé. La nature serait peut-être davantage à penser du côté de la maladie, de la pathologie,  de la métamorphose. Comme dans le sang les globules et dans l’homme l’instinct d’animalité, c’est la loi de la nature qui règne. Tout cela sous une même égide exposant la santé au cœur même de la maladie. Car il y a un processus de décomposition de plus en plus transparent dans cette époque de guerre et d’aberrations politiques. C’est ainsi que l’on peut observer, au grand dam de certains, que la Nature est moins corrélative de la santé qu’on ne pourrait l’imaginer. Et c’est cela même qui est fascinant ! Tout aussi fascinant que de regarder dans un microscope et d’y voir une particule se subdiviser et chercher à se nier. C’est ce qui se passe dans les relations à l’autre, à mon voisin, à celui qui n’est pas de ma communauté. 

 
L’altérité dans sa constitution affecte la totalité du sujet. Elle est dépeinte sur les rivages de la mélancolie : la décomposition du sujet, ses symptômes, sa maladie, son clivage fondamental reconnu comme jamais depuis Freud, ce grand fabricant de mythes pour son temps, pour notre temps. 

 
Dès lors, nous
devons reconnaître qu’irrémédiablement ce qui nous entoure est  de temps à autre submergé par le "pathos" et que chaque sujet est soi-même, à sa manière, son propre symptôme, sa propre maladie dans ce qui le caractérise en tant que sujet de désir Même et surtout, s’il faut déplorer qu’on se refuse à l’admettre. Car l’idée même de la maladie est insupportable pour chacun.
 

Le temps d’indigence en lequel s’est tenu Paul Celan (1920-1970) est exemplaire en ce qu’il indique que la maladie est peut-être pour l’homme un moyen de se trouver, parce qu’elle érode et sculpte le sujet de l’intérieur. La maladie, dans cette perspective, serait révélatrice de la sensibilité, de cette sensibilité qui ne lâcherait pas en chemin la pensée comme en témoigne les recueils Renverse du souffle (1968), Contrainte de lumière (1970), Part de neige (1971), et Enceintes du temps (1976) du poète spéculatif.

Il est d’évidence, qu’observant et tentant d’interpréter la singularité de la maladie de notre temps, on se trouve confronté à la contingence – en laquelle Celan s’est tenu lui-même – ,  cette mélancolie ultime dont la parenté pas si lointaine avec la pulsion de mort l’éleva à une telle intensité spirituelle, qu'elle indique vers une manière d'être-au-monde. Cela pour dire que dans sa poétique existentielle, la négativité a un rôle similaire que dans le procès dialectique de la conscience qu'on retrouve chez un Hegel.


Un être humain peu instruit et malade a accès à des choses auxquelles il n’aurait ni pensé ni accédé autrement. Cela concerne chacun. Plus la maladie est intense, plus elle individualise et permet à l’humain d’en tirer le meilleur pour sa vie, pour son cheminement. Elle nourrit et développe son esprit, son savoir, sa poésie, sa philosophie.

 
    Le problème terminal de notre époque est d’assumer son temps, de s’assumer en son temps – au sein duquel « on ne peut pas être meilleur que son temps », mais simplement «être son temps au mieux » pour paraphraser Hegel dans un aphorisme de Iéna.

    C’est dire, avec moins de concision, assumer sa répulsion intérieure pour la médiocrité de l’extériorité, de l’altérité, pour l’idiotie ambiante. Ne serait-ce pas pratiquer le renoncement à soi-même, renoncer aux idéologies périmées mais sournoisement re-surgissantes, renoncer à tout espoir. Renoncer aux philosophies qui manquent la cible du souci en regard de celui qui les pense : le sujet de désir. Et renoncer aux dogmatismes qui enferment dans l’aliénation pour suivre un autre chemin. Renoncer à tout n‘est-ce pas là une question de disposition spirituelle (Geistlichkeit) : concentration de l’esprit en lui-même, isolement face à l’absurdum de Chronos, distance nécessaire, face à la monotonie de l’ennui, à l’écroulement de l’utopie, à l’acceptation de l’idiotie. Peut-être que ces observations sur le Zeitgeist i.e. sur l’esprit du temps et le sujet qui y passe ne sont-elles  pas corrélatives de la configuration essentielle de l’époque qui fut celle de Celan et, tout compte fait, de la notre époque?

21 mai 2010

Prolégomènes à une poétique de l'indigence


La poésie ne s’impose plus, elle s’expose. 

Paul Celan

L’écriture que je dédie au discours poétique de Paul Celan, « a pour statut de ne pas en être ». Car l’écriture celanienne est produite à partir d’un langage du deuil; un deuil inaccepté, et métabolisé en symptôme qui génère le clivage structural du sujet, tel qu’on le retrouve dans la mélancolie de l’errance propre à la mystique juive ou à la psychanalyse. Le manque du sujet fait écrire. Cette réflexion sur la mélancolie de Celan se voudrait philosophique, une philosophie de la poétique qui questionne l’errance du poète en temps de l’indigence. C’est par la médiation 2 du poème, à l’intérieur de cette poétique, que le poème dit quelque chose de la réalité et plus encore constitue une réalité ontologique. Conséquemment, l’errance qui se dessine dans un tel type d’écriture produit l’amorce d’un effet de déstructuration du sujet de désir, en situation de survie, d’être-vers-la-mort.

Le suicide de Celan dans la nuit du 19 avril 1970, fut-il un acte de raison ou un acte de désespoir mélancolique? Quand des facteurs négatifs, propres à la civilisation technicienne, se révèlent déterminants dans l’espace symbolique du sujet moderne, il est aisé d’en repérer certains créant un éloignement de soi qui devient par la force du temps un vertige d’être. Un vertige métabolisé en énergie du désespoir afin de survivre à l’impensable qui revêt des dimensions abominables; c’est ce qui dévoile ou indique le péril pour le poète. Néanmoins, rappelons que ce fut une intuition que Hölderlin su poétiser: « où est le péril, là Croît aussi ce qui sauve » 3 .

Faut-il pour autant chercher le nœud gordien de cette poétique dans cette brèche mélancolique de Celan? Si c’est le cas, nous le verrons, ce serait dans la mémoire extrême du péril de l’abominable: la terreur, celle de l’holocauste comme vecteur herméneutique de sa poétique négative.

L’équilibre psychique que recherche Celan dans sa poétique se présente comme une stratégie de résistance poétique face au nihilisme, une parole « du dedans de la langue de mort ». Un nihilisme qui génère une dégradation des rapports éthiques : à soi, à l’autre et, inévitablement à l’Autre du désir. Dans la poétique de Celan l’altérité de l’Autre prend le vocable de « Personne » 4 :

Un rien
Nous étions, nous sommes, nous
Resterons, en fleur :
La rose de rien, de Personne 5 .

Mais que signifie nihilisme en pareil contexte? Il ne s’entend point au sens du positivisme, même si aujourd’hui on pourrait aisément l’inclure dans la position stratégique de la technique. Il faut donc l’entendre au sens d’un écho du mouvement historial dont Nietzsche fut le premier à reconnaître le règne, à travers les siècles précédents, propre à déterminer les siècles ultérieurs et dont il a brièvement défini l’interprétation essentielle par ces mots du Gai savoir : « Dieu est mort». Ce qui veut dire : le « Dieu chrétien » a perdu son pouvoir sur l’étant et la destination de l’homme. Le « Dieu chrétien » est représentation propre à désigner le « suprasensible » en général et ses différentes interprétations, les « idéaux » et les « normes », les « principes » et les « règles », les « buts » et les « les concepts », érigés au-dessus de l’étant pour donner à la totalité de l’étant une fin, un ordre et comme on dit simplement – pour lui donner un sens. Le nihilisme est ce processus historial par lequel le « suprasensible » est déchu de la souveraineté et se vide de telle sorte que l’étant lui-même perd sa propre valeur et son propre sens. Le nihilisme est l’histoire de l’étant même, à travers laquelle la mort de Dieu se fait jour lentement, mais inévitablement 6 .

« Le supra-sensible n’est plus que le produit inconsistant du sensible. Mais en dépréciant ainsi son contraire, le sensible s’est renié lui-même en son essence » 7 . En faisant face à cela, Celan s’est rendu aux limites de sa propre indigence? Il fut constamment en quête d’une issue au cauchemar de la mémoire de sa propre vision du monde, de sa propre compréhension de l’existence, de son propre destin. Cela l’a amené à la pratique d’une «poétologie» qui puise à plusieurs idiomes, qui exploite tout le spectre des possibilités sémantiques des mots, une poétique qui n’hésite pas, si nécessaire, à en forger de nouveaux, qui par l’usage du poème invente une nouvelle langue du deuil à la fois universelle et irréductiblement personnelle. Sans pour autant résister à l’érosion de l’histoire et à la barbarie que l’homme peut exercer à l’égard de l’autre homme, rappelons-nous que l’homme est un monstre pour l’homme 8 .

Celan avait cru atteindre une réalité et il n’est arrivé qu’à de la poussière. A la démythisation du consistant succède maintenant la signification de l’inconsistant. Sur cette signification, je pense qu’on peut vivre, non pas la charte de l’expérience mais celle de la foi. Reste la poussière, celle qui dans la vision de l’existence offerte par la Shoah, a été la base de l’anéantissement de la sécularisation. La vérité nue est une métaphore qui a un sens seulement quand elle n’est plus nue, c’est-à-dire quand elle est cachée. Ainsi commence la biographie du poète moderne qui l’informe du clivage structural, le fait d’être habité par la mélancoli9 .

I. La mélancolie celanienne

Cette réflexion est une tentative de préparer le chemin d’une compréhension de la problématique du langage du deuil et sa non résolution dans la mélancolie. Mais pas n’importe laquelle, celle d’un poète juif d’expression allemande, d’un autre « parlêtre » — dirait un Lacan — plus que d’aucun ne saurait l’être aux prises avec le langage. Dans la mesure où ce dernier devient une arme de défense un outil de sauvegarde face à l’abomination de la barbarie!

La mélancolie nous semble constituer le nœud d’articulation d’une « poétique de l’indigence » exemplaire dans sa facture historique. Cela va jusqu’à apparaître comme une véritable poïétique 10 au sens où chaque poème est compris comme un projet d’existence, un essai dialogique avec l’altérité. Dans cette perspective, la poétique celanienne renvoie à ce poïein des Grecs, étant apte à manifester la concrétude des objets en cause et aussi celle des affects. Car pour Celan, chaque poème signifie en soi une production esthétique autonome sans renvoi obligé à autre chose que lui-même, il dit l’horreur et le deuil en ses propres mots. Il est aussi lieu sans lieu puisqu’il n’a que l’espace symbolique de l’imaginaire pour apparaître. Il signifie en lui-même tout le sens de cette lecture-blessure, de l’existence offerte par le poète à travers le poème.

Sur la difficulté de la poésie de Celan, son biographe Israel Chalfen demanda des explications, à quoi le poète ne répondit rien d’encourageant ou d’éclairant: « Continuer de lire. Il suffit de lire et de relire et le sens apparaîtra de lui-même11 . » Et plus loin, il rappelle un mot de Pascal qu’il avait lu, quelque part chez Léon Chestov :

Mesdames et Messieurs, il est aujourd’hui passé les usages de reprocher à la poésie son « obscurité ». — Permettez-moi, sans transition — mais quelque chose ne vient-il pas brusquement de s‘ouvrir ici? —, permettez-moi de citer un mot de Pascal : — « Ne nous reprochez pas le manque de clarté puisque nous en faisons profession! » Sinon congénitale, au moins conjointe-adjointe à la poésie en faveur d’une rencontre à venir depuis un lieu lointain ou étranger — projeté par moi-même peut-être — telle est cette obscurité 12 .

Cette confession spéculative du poète en l’obscurité d’une pensée poétique est au cœur de notre problématique. Dans l’accès au texte célanien, nous faisons face au brouillard, le brouillard des camps, le brouillard de la mort. C’est parce que la mélancolie est corrélative à l’ombre du sujet, que Celan reconnaît son hermétisme, cette illisibilité du texte ombragé par son propre destin la dépressivité du phantasme qui s’envisage au paradoxe de l’altérité insupportable que représente la langue allemande. Celan savait que le soi ne s’atteint lui-même que « dehors », le « hors de soi » lui étant originaire. L’ici-maintenant de l’existence singulière est immédiatement ailleurs, il n’a pas de lieu, il est utopique; « (…) rentrés au foyer natal / dans l’angoissant rai d’exil / qui rassemble les dispersés, les errants conduits à travers le désert stellaire Âme 13 . »

Ici, une question émerge. Est-ce que la poésie de Celan est compréhensible en dehors d’une poétique de l’indigence originant d’une errance propre à sa race, à sa condition d’exilé, à l’extérieur de la mystique juive? Ce poème Brûlure indique peut-être dans cette direction :

Nous ne dormions plus car nous gisions dans les rouages de l’horloge mélancolie et courbions les aiguilles comme des verges,

et elles se sont détendues d’un coup et ont fouetté le temps jusqu’au sang et tu racontais une pénombre qui grandissait,

et douze fois je dis tu à la nuit de tes morts,

et la nuit s’est ouverte, et elle est restée déclose, et j’ai mis un œil en sa chair et t’ai tressé l’autre dans les cheveux

et j’ai noué entre les deux la mèche, la veine ouverte — et un jeune éclair a nagé jusque là 14 .

Si notre époque cherche une direction, des fondements, un projet politique pour faire évoluer la démocratie, c’est en raison de l’effondrement des certitudes, c’est-à-dire au dépérissement d’un ordre moral dans une société où la sécularisation est à son apogée. En cela, se dévoile un temps d’indigence, d’oubli sous l’emprise du nihilisme, de l’indifférence, de « l’à quoi bon? » Une pareille situation donne à penser à une tragédie mondiale. Elle donne à penser au progrès parcouru par les développements technologiques. Est-ce que la technique est une nouvelle épreuve dans ce contexte est-ce que l’homme va dépasser l’humain? Y-a-t-il un après Auschwitz pour la « pensée poétique » face à l’intolérable qui persiste jusqu’à aujourd’hui mais sous des formes plus pernicieuses? Peter Szondi 15 a bien montré quel lieu est indiqué dans Strette , dernier poème du recueil Sprachgitter 16 écoutons le texte :

L’endroit où ils étaient couchés, il a

Un nom – il n’en a

Pas, Ce n’est pas qu’ils étaient couchés là. Mais il y avait quelque chose

De couché entre eux. Eux ne voyaient pas à travers.

ne voyaient pas, non

parlaient de mots, Aucun d’eux

ne s’est réveillé, le sommeil

est venu sur eux ? 17

Si cette langue reparaît dans l’Entretien dans la montagne 18 , c’est afin que lui soit rendue, par delà l’avilissement, sa dignité première. L’emploi du judéo-allemand n’a ici rien d’innocent : il renvoie, à chaque instant, à la blessure que Celan, depuis l’extermination de son peuple ressent dans la langue allemande, qu’elle porte au fond d’elle-même. En ce sens, l’ensemble du texte peut être lu comme une réponse à la tragique formule d’Adorno, selon laquelle « écrire des poèmes après Auschwitz est barbare » 19 .

Pour Celan, le langage frappé au plus intime de ses pouvoirs peut renaître, mais à condition d’assumer jusqu’au bout sa propre culpabilité : catharsis que le texte impose ici, pour ainsi dire de force, à une langue qui se refuse à elle-même.



II . Le statut du poète

Dans cette partie, je veux prendre en compte la condition transitive du statut poétique de Paul Celan. Sa manière de « demeurer » en ce lieu d’expression du malaise existentiel où, tant bien que mal, il s’efforce de survivre au « poids du réel » : sa propre mémoire des camps. Si la relation consiste en un certain transit, aussi bien dire qu’on ne demeure qu’en passant, tout en ayant à l’esprit qu’«être-dans-le-monde», habiter un environnement qui devient un espace de libre mouvance en lequel le poète passe, c’est reconnaître qu’on ne demeure nulle part, « qu’on ne demeure qu’en passant ».

Ce lieu de passage que Celan montre, c’est le poème négatif qui mène à l’atroce réalité de l’extermination d’un peuple, de son peuple. Ici se pose la dialectique du représenter et de l’exterminer, propre à l’héritage celanien dans son aventure d’histoire, peu banale pour un juif provenant de Bucovine, cette ancienne province de l’Empire Austro-hongrois.

Passer près de ce qu’a laissé Celan, c’est accepter de marcher sans savoir où l’on va. C’est entreprendre un périple dans l’hermétisme et l’inapparent en lesquels, se révéleront des traces d’un certaine « habitation poétique » de l’homme Celan parmi nous : ses poèmes, sa prose surtout le Méridien et l’Entretien dans la Montagne qui représentent un tournant herméneutique de son oeuvre. C’est sur l’horizon mélancolique de son tempérament que l’on accède peu à peu à ce qui révèle la différence peu commune entre l’apparaissant et l’apparaître, c’est-à-dire le monde et le vécu qui sont la condition de toutes ces traces qui nous ouvrent à la «différance» de l’apparaître et de la signification. 20 Sans altérité pas de « kaïros » : pas de moment approprié pour une réflexion dialectique sur le « penser poétique » 21 et, autrement dit, pas d’orientation poïétique dans la pensée.

Dans cette perspective, nous montrerons les traces qui se donnent à découvrir en tant qu’origine du sens de la mélancolie. Ainsi nous sera-t-il possible par une « sérénité patiente » toute empreinte de ce « détachement » si cher à un Maître Eckhart, de s’exercer à la dépossession; afin de parvenir à cette « empreinte du désert » en laquelle on peut comprendre la compréhension de soi de l’auteur, de l’autre et de la nudité de la vérité – effleurée à même le geste du poète.

Ainsi devons-nous distinguer pour unir, manière de faire dans cet essai de situation en l’espace paradoxal de la contradiction de deux cultures : juive et allemande. C’est précisément vouloir penser la différence à partir d’un « demeurer » non dualiste, d’une altérité de relation dont la mémoire au présent « récuse toute fixité, toute localisation, tout enracinement qui n’admet aucune détermination de dernière instance et s’offre plutôt dans l’intemporalité et l’illocalité d’une procédure logique, qui ne saurait être libéré de toute contrainte de lieu, dans la mesure où celui-ci est condition d’effectivité de tout ce qui est et de tout ce qui agit » 22 .

Passant dans la matière de la mémoire de l’écriture-blessure, puisque toute forme poétique, aussi hermétique soit-elle, n’émerge que de son fond, il nous semble déterminant d’opérer la notation d’une inscription établissant une attraction du lieu d’où émerge cette pulsion d’écriture, qui travaillait Celan. Une pulsion de survie, probablement, qui libère un espace dialogique, espace en lequel on ne peut qu’apprendre de l’autre, en s’ouvrant réflexivement à l’extériorité à partir de soi vers cette altérité prégnante à tout penser poétique. C’est dans cet espace de libre mobilité que l’on répétera après coup ce que le poète est : un « être-dans-le-monde » qui fait d’un texte le lieu où il demeure.



III. La mémoire : un récit ou la détermination de l’histoire

Si la théorie de l’idéologie s’avère aporétique; le monde se trouve confronté à l’actualité des problèmes d’identité qui donnent plus que jamais à penser. Une actualité qui augmente au point de structurer à neuf la forme de la civilisation Occidentale. Quelle est cette actualité? Elle est pour Paul Celan la mémoire des camps de la mort, ces industries à supplices qui sont la cause de l’extermination de ses parents et qu’il nous lègue dans ses poèmes qui en font figurent de testament. De là, est-il possible de montrer la pertinence poïétique de l’homme flanqué devant son tragique destinal?

L’orientation de Celan vers les existants sera donc à comprendre comme rapport aux êtres et aux choses qui procèdent depuis cette affirmation de départ qui ne va pas sans rappeler la parole de Martin Buber et tout le courant de la philosophie dialoguale : « au commencement était la relation ». La relation à une mémoire tragique, à une identité biffée, à une tragédie. Ainsi donc, comprendre la genèse négative du poète à travers ses moments originant de sa propre histoire, c’est considérer que son premier moment épochal fut la confrontation à l’horrible mise en branle de la solution finale comme origine de la traduction mélancolique des événements tragiques qui survinrent dès la disparition de ses parents en 1941, alors qu’il n’avait que vingt-et-un ans.

Ce qui se présente comme significatif, en pareil contexte, c’est le dévoilement d’une poétique de l’indigence qui indiquerait vers les limites éthiques de la vision technicienne du monde formée par le renouveau du matérialisme scientifique et l’anthropocentrisme hérité du siècle des Lumières. La nouvelle anthropologie poétique qui se dégage de l’écriture de Celan n’ouvrira pas sur le fait qu’elle est le remède au malaise du sujet. Elle veut contribuer à représenter une vision originale et créatrice de l’endurance de l’homme à faire son chemin dans le monde, malgré la tragédie et sa dominante contemporaine : la mélancolie d’un poète assassiné symboliquement avec ceux qu’il aimait dans le massacre immonde des usines de morts de 1945. Ceci indiquerait que Celan est mort bien avant son suicide de 1970, il serait mort symboliquement à Auschwitz avec ses parents.

Si l’anthropologie psychanalytique peut révéler quelque chose de la capacité de l’humain à sublimer, si elle peut indiquer vers l’essence de la poésie, c’est simultanément la voir dans le sens et le mystère central de l’homme qui s’applique à soi en tant qu’oeuvre.

Une certaine anthropologie insiste sur le fait que l’être humain est la source du sens pour comprendre l’histoire comme une totalité plus ou moins éclatée. Il n’est pas sensé de continuer à ignorer l’humain quand il est question d’explorer le sens de sa négativité qui prend ici le nom de mélancolie.

IV. L’espace du poème

Mais à quoi bon la poésie en pareil désastre mondial si ce n’est sa fonction de dire le désastre? Pourtant, loin d’être aporétique le dialogue entre deux raisons donne lieu à des approches auxquelles président un questionnement sur la délimitation épistémique de ces raisons respectives qui sont celle de la poésie et celle de la philosophie. Cela pour dire que de la toile de fond du pluralisme d’écritures contemporaines, les genèses de la production littéraire, de l’esprit et de la lettre ont comme horizon herméneutique part liée à la compréhension « indéterminée » du désir. Deux questions émergentes qui traitent de la même problématicité mais par voies inverses. Ce qui ne doit pas auto-exclure les deux pôles du binôme mais les « relationner » pour ainsi dire, par l’interroger philosophique en direction des divers discours qui peinent à expliciter et comprendre la réalité de notre passage poétique en la demeure, de cet « transitif » de l’être-vers-le-monde.

Pour décider des rapports entre ces deux écritures, mieux vaut probablement s’interroger sur la parenté de deux actes (ou l’identité duelle d’un seul et même acte) dans la distance des genres. Question de logique, une fois encore : cette problématique de parenté/distance fait fond, en effet, sur les analogies qui s’annoncent au niveau du fonctionnement des discours. Ici et là, il se pourrait que soit à l’œuvre une même économie de nature utopique, sous la complicité d’un même vocable, celui de Dichtung (qui déborde la production du poème pour recouvrir toute création de formes), — un concept dont on sait comment il croise celui de Wahrheit, cette vérité que poursuit par priorité la quête philosophique 23 .

Car ainsi que l’avait pensé Francis Ponge : « une raison qui ne lâcherait pas en route le sensible, ne serait-ce pas cela la poésie? » Cette distinction par le chemin du poème suppose une « résolution » de nature existentielle. Les différences entre les engagements existentiels reposent sur une plus ou moins juste manière de faire droit à une expérience incontestable : celle de la problématicité. Que tout puisse être mis en question suppose que l’homme se caractérise par une possibilité de détachement de l’immédiat par la positivité de l’interroger qui prendrait la place du doute.

Là-dessus, c’est peut-être Celan qui, inconsciemment, nous donne le change de cette « piété de la pensée », ce fameux « questionner « qui fut pensé du plus profond de la forêt noire, forêt obscure dont le résident a laissé une empreinte définitive dans l’histoire de cette pensée poétique. Celan n’a jamais caché son admiration pour Heidegger jusqu’à leur rencontre manquée qui précéda de trois ans son suicide.

Pourtant, notre discours, dans sa circularité dialectique, celle qui indique vers une raison poétique dessinant un périple fait d’intériorisation et d’extériorisation, s’adonne à questionner cette « pensée poétique » dans sa variante mélancolique. Ce qui nous rapproche d’une interprétation de l’écriture-blessure comme nucleus de cette poétique de l’indigence. Un point de départ vers lequel on interroge par une investigation du rapport entre l’unité du fondement – d’un lieu – et la pluralité des formes expressives qui donnent corps à un discours poétique dans ses modalités d’habitation scripturaire, c’est-à-dire être-dans-le-poème, un être-vers-la-mort.

V. L’indifférence athéologique de Celan

comme fondement d’une poétique de l’indigence



L’indifférence désespérée manifestée par Celan face à un dieu personnel, tel qu’on le retrouve dans cet amas d’aphorismes que constitue la prose de Contre-jour qui ne fait pas de doute quant à elle :

Le cœur restait caché dans l’obscurité et dur, comme la pierre philosophale.

C’était le printemps, et les arbres volaient vers leurs oiseaux.

Tant va la cruche cassée à la fontaine que la fontaine à la fin tarit.

On parle vainement de justice tant que le plus grand des navires de guerre ne s’est pas fracassé sur le front d’un noyé.

*

Quatre saisons, et pas de cinquième, pour se décider à en choisir une.

*

Le jour du Jugement était arrivé, et pour chercher la plus grande des infamies, la croix fut clouée au Christ.

*

Enterre la fleur et dépose l’homme sur la tombe.

*

L’heure bondit de l’horloge, se plaça devant elle et lui ordonna d’être exacte.

Quand le chef des armées déposa la tête ensanglantée du rebelle aux pieds de son souverain, celui-ci entra dans une violente colère. « Tu as osé remplir la salle du trône de la puanteur du sang », s’écria-t-il et le chef des armées frémit.

Alors la bouche du vaincu s’ouvrit et raconta l’histoire du lilas.

« Trop tard », dirent les ministres.

Plus tard en effet un chroniqueur leur donne raison.

*

Lorsqu’on détacha de la potence le pendu, ses yeux n’étaient pas encore morts. Vite le bourreau les ferma. Les gens présents avaient cependant tout vu et de honte baissèrent le regard.

Or la potence, elle, en cette minute, se prit pour un arbre, et comme personne n’avait les yeux ouverts, il est impossible de savoir si elle ne l’a pas réellement été.

*

Il déposa vertus et vices, culpabilité et innocence, qualités et défauts sur la balance, car il voulait une certitude avant de rendre son jugement sur lui-même. Mais les deux plateaux de la balance ainsi chargés restèrent à la même hauteur.

*

Mais comme il voulait une réponse à tout prix, il ferma les yeux et fit d’innombrables fois le tour de la balance, marchant tantôt dans une sens tantôt dans l’autre, jusqu’à ne plus savoir enfin quel plateau portait l’une ou l’autre charge. Alors il déposa sa décision de se faire juge de lui-même sur l’un des plateaux pris au hasard.

*

Lorsqu’il ouvrit de nouveau les yeux, l’un des plateaux s’était bien abaissé, mais impossible de savoir à présent lequel des deux : le plateau de la culpabilité ou le plateau de l’innocence.

Cela le mit en courroux, il s’interdit dans déduire un avantage et se condamna, sans pouvoir toutefois se défendre du sentiment d’avoir peut-être tort.

Ne te trompe pas : ce n’est pas cette dernière lampe qui donne plus de lumière — c’est l’obscurité autour qui s’est approfondie.

*

« Tout s’écoule » : cette pensée aussi, et ne fait-elle pas qu’à nouveau tout s’arrête?

*



Il enseigna les lois de la pesanteur, apporta preuve sur preuve, mais trouva des oreilles sourdes. Alors il s’élança dans les airs et enseigna ces lois tout en planant — ils le crurent cette fois, mais personne ne s’étonna de ne pas le voir redescendre 24 .



Cet hymne assez contradictoire dans ses inversions sémantiques réfère au crucifié, il démontre que l’idée d’un Dieu qui agirait dans les causes secondes, pose un problème à la raison poétique, parce qu’elle peut mener à la contradiction, à l’aporie. Elle s’inscrit en continuité avec l’herméneutique de la situation mondiale qui conduit au constat du nihilisme généralisé. Mais qu’est-ce que cela veut dire ? C’est ce que je veux dévoiler en affirmant sans ambages que l’imaginaire poétique peut inventer des récits sur les dieux ; mais il ne saurait pour autant créer l’idée même de Dieu, parce qu’une telle notion transcende les éléments de l’expérience qui constituent la poésie qui chez Celan se présente comme nouvel espace de surgissement d’un autre type de sacré.

Dans une approche psychanalytique de la réalité poétique, il n’y a pas de place pour le théisme, qui, trouve ses antécédents logiques dans une onto-théologie qui occulte l’altérité irréductible du Dieu révélé portant en germe le risque d’une fausse objectivation de Dieu, triomphe de la raison instrumentale. En voulant expliquer le Dieu révélé comme fondement de l’étant, le poète est aux prises avec de fausses objectivations pour désigner ce qui échappe aux représentations du concept qui réduit et maîtrise l’Être en l’objectivant, ceci étant connaturel à la critique celanienne de la théologie.

Si l’on tente de donner une idée d’un symbole qui « relationne » et qui, de ce fait, n’interfère pas avec la poésie ou la philosophie, on comprendra mieux le sens de la parole einsteinienne : « Le vrai savant est celui qui atteint cette attitude humble de l’esprit devant la sublimité d’une raison incarnée dans l’existence qui, dans ses profondeurs les plus insondables, reste inaccessible à l’homme » 25 . Ces paroles, justement interprétées, désignent le fondement de l’esprit commun au sensible (le monde physique dans son ensemble) et à l’intelligible (les valeurs transcendantales), un fondement qui, d’une part, est manifeste dans la structure de l’être (le monde physique) et dans la structure transcendantale du sens (bien-vrai-beau), et qui, d’autre part, demeure caché dans ses profondeurs. Car le poème ne lâche pas le sensible en chemin.



VI. Envoi : « Oportet transire » (Maître Eckhart)

Cette manière « d’être poétiquement au monde » ou cette « guise » propre à Celan est l’indice de l’utopos , d’un lieu sans lieu, du temps sans temps dont la puissance transfigurante nous permet de laisser l’espace et le temps pour un lieu autre que le connu, que l’habituel.

Ici, c’est l’appel du large, du lointain que l’on entend. Et c’est sous sa forme pérégrinante qu’on se laisse emmener par le chemin qui, en lui-même, est catharsis du marcheur, en tant que mouvement en lequel il se tient. Ce pur mouvement qui exprime l’unité de l’homme et de l’Autre du désir se traduit dans un double sens : d’abord, le retour de l’homme de sa temporalité commune jusqu’à la temporalité de sa présence en l’Autre. Ensuite, le mouvement qui, à partir de cette réinscription dans l’origine et parce que l’Autre est atteint là comme Naissance, se renverse de soi pour prendre la forme de ce qu’on peut appeler la naissance de l’Autre en l’homme.

C’est ainsi que le détachement apparie profondeur et hauteur, devenir et être. Pour un Maître Eckhart, ce mouvement, en lequel il importe de se tenir sans cesse pour aller plus loin que soi renvoie, avec une fulgurance peu commune, aux assises de l’existence humaine dans sa double caractéristique : d’« être-dans » et d’« être-vers » le monde. En un même temps, cet épanchement ou cette extase de notre être qui façonne un espace autant intérieur qu’extérieur et cette propension ou inclinaison qui nous porte vers autrui – cette tension vers les êtres et les choses qui est inscrite au plus profond de nous-même se métaphorise dans le dialogisme de la poïétique celanienne. Puisque pour Celan, c’est en lui (le poème) qu’il a « la vie, le mouvement et l’être ».

Le plus important dans cette perspective, consiste à déjouer les oppositions trop faciles entre le fait de « demeurer » et de « passer ». Si, comme on l’a dit en début de réflexion, la relation consiste en un certain transit, on peut donc dire que la poésie celanienne comme le départ d’Abraham de son pays est marquée par le sceau du nomadisme juif d’une manière ou d’une autre.

L’ineffable contre lequel c’est toujours méfier Celan exige la nécessité de sa propre sursomption. Oportet transire , il faut passer vers cette altérité qui demeure et qui constitue – au-delà de toutes nos certitudes, et nos demeures établies – notre véritable naissance à l’Autre du désir.

Celan, où demeures-tu ? Cette question – qui résonne indéfiniment au fond de nous – nous met en chemin vers l’identité énigmatique de celui qui en est le centre et la trace, l’objet autour duquel, par la force d’une mystérieuse gravitation, se dessine le souvenir d’un penseur du poétique qui se définit essentiellement par un transit sans jamais revenir à son point de départ. Ce n’est peut-être qu’en suivant la consigne de Hölderlin que nous découvrirons ce que signifie habiter autrement le réel lorsqu’il enjoint à l’homme d’habiter poétiquement ce monde 26 , c’est-à-dire la géographie de « ce pays où vivent des hommes et des livres » 27 .


Notes

1 Parole de Celan datant du 26 mars 1969 à peu près un an avant son suicide, le 19 avril 1970.

2 Vermittlung : Elle désigne le procès intérieur par quoi quelque chose se rapporte essentiellement à soi comme autre que soi. La médiation, qui est le devenir intérieur ou l’être-posé de la contradiction, est omniprésente et agissante chez Celan; même ce qui se donne comme immédiat premier s’avère médiatisé de tout temps dans l’intemporalité de son être-provenu. Quant à la réalité logiquement achevée — l’effectivité — elle est comme telle une immédiateté médiatisée (ou devenue).

3 Hölderlin cité in Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part , Paris, Gallimard, (Coll., Idées, # 424),1962, p. 355.

4 Voir le poème Psaume dans le recueil Die Niemandsrose (la Rose de Personne) dans Paul Celan, Choix de poèmes réunis par l’auteur, Paris, Gallimard, (Coll., Poésie), trad., Lefebvre, 1998, p. 181.

5 Paul Celan, La Rose de personne , op. cit ., p. 39.

6 Voir là-dessus Heidegger « Le mot de Nietzsche « Dieu est mort » » dans Holzwege , (Trad. Brokmeier), Paris, Gallimard, (Coll., Idées # 424), 1962, pp. 253-322.

7 Ibid ., p. 253.

8 Israel Chalfen, Paul Celan, biographie de jeunesse , Paris, Plon, 1989, p. 13.

9 Voir Michel Deguy, La raison poétique , Paris, Galilée, (Collection, Philosophie en effet). 2000 en particulier pour cette dation voir les pp. 217-221.

10 Voir P.-J. Labarrière, Poïétiques, Quand l’utopie se fait histoire , Paris, PUF, (Coll., Philosophie aujourd’hui), 1998.

11 Parole de Celan cité dans Israel Chalfen, Paul Celan, biographie de jeunesse , Paris, Plon, 1989, p. 13.

12 Voir Paul Celan, Le Méridien & autres proses , Paris, Seuil, (Coll., Librairie du XXIe siècle), 2002.

13 Extrait de En l’air là-haut dernier poème de La Rose de personne in Paul Celan, Choix de poèmes, réunis par l’auteur , (trad. Lefebvre) ( Coll., Poésie), Paris, Gallimard, p. 223.

14 Paul Celan, Brandmal / Brûlure in Ibid ., p. 62-63.

15 Voir son interprétation de Strette in Poésies et poétiques de la modernité , Lille, PUL, 1981.

16 Strette in Choix de poèmes réunis par l’auteur, Paris, Gallimard, (Coll., Poésie), trad., Lefebvre, 1998, p.155 et ss.

17 Paul Celan, Ibid., p. 157.

18 Dans ce récit d’une rencontre manquée avec Adorno, Paul Celan montre comment ce texte accomplit, sur l’horizon de cette absence, « un trajet à travers la forêt des mots, trajet au cours duquel un langage anonyme se transforme peu à peu en parole de sujet, un Il en Je et Tu, un récit en discours » .

19 Se demandait en substance Adorno dans sa Dialectique négative , Paris, Payot, (Trad. par le groupe de traduction du Collège de philosophie: Gérard Coffin...[et al.], 1978.

20 Voir F. Guibal et S. Breton, Altérités, Jacques Derrida et Pierre-Jean Labarrière , Paris, Osiris, 1986.

21 Le « penser poïétique » est un acte d’esthétique symbolique qui renvoie au poïein des grecs. Acte de production esthétique qui éprouve la capacité de l’homme à s’appliquer à manifester la diversité de formes expressives. Ceci nous est rappelé par Pierre-Jean Labarrière

22 Ibid., p. 191.

23 Voir P.J. Labarrière, L’utopie logique, Paris, L’Harmattan, (La philosophie en commun), 1992.

24 Paul Celan, Le Méridien et autres proses, (Trad. Launay) Paris, Seuil, (Coll., Librairie du XXIe siècle), 2002, pp. 25-29.

25 Albert Einstein, Comment je vois le monde, Paris, Flammarion, 1957, p. 19.

26 « C’est poétiquement que l’homme habite sur cette terre », in Friedrich Hölderlin, Oeuvres complètes, (Trad. Ph. Jaccottet), Paris, Gallimard, (Coll., La Pléiade), 1967.

27 Voir Ray Bradbury, Fahrenheit 451, (Trad. J. Chambon et H. Robillot ), Paris, Denoël, 1995.

1 mai 2010

Le nihilisme : un contexte, une condition


L’avènement du nihilisme comme de l’individualisme, en contexte technicien , constitue le commencement d’un temps de détresse et d’anéantissement dans l’histoire contemporaine.
Dans la situation actuelle que nous évoquons, évolue un nihilisme comme opposition à l’expérience spirituelle en particulier. Cette expérience fondamentale du nihilisme est explicite à notre époque. Elle domine la conscience de l’homme contemporain, mais elle oblige aussi à la vigilance intellectuelle. Dans le dévoilement de la prédominance du rien, ce sont souvent des indifférents au spirituel ou ceux qui ont perdus la foi qui portent à la parole ce qui est voilé à une époque donnée : ils deviennent les témoins d’une expérience fondamentalement occultée. « L'individualisme quant à lui - pour reprendre une parole de Gilles Lipovetsky-, n'est pas antinomique avec le souci de bienfaisance, il est l'est avec l'idéal du don de sa personne: on veut bien aider les autres mais sans trop s'engager, sans trop donner de soi-même. La générosité oui, à condition qu'elle soit facile et distante, qu'elle ne s'accompagne d'aucun renoncement majeur ».
De plus en plus aujourd’hui, il semble n’y avoir que le fini qui puisse être saisi, précisément dans sa fin, dans son contour, dans sa définition. L’infini n’est donc absolument rien et, pour cette raison, rien en tous sens. Cela pour une raison bien simple : la psyché humaine en proie à l’abîme de la détresse est assaillie par le doute. Si cette époque en est une où prédomine une « montée de l’insignifiance », cette montée se métaphorise par l’hyperconsommation contemporaine qui divertit de l’essentiel l’être humain, le détournant de l’assomption de son intériorité profonde qui lui révèle ce qu’il est; un être dont la condition humaine fondamentale comporte une nécessaire ouverture au mystère.

1. Passage dans l'histoire

A écouter la voix de certains philosophes ou théologiens experts en nostalgie, on peut saisir la portée de l’érosion produite par le nihilisme comme nostalgie originant de l’annonce de la « mort de Dieu » qui n’est pas sans incidence sur la crise contemporaine du sens.
L’interprétation de Nietzsche

Maintenant, prenons le nihilisme au sens où l’entend Nietzsche. « Nietzsche montrera que ce terme signifie essentiellement davantage[1] », puisque le philosophe est lui-même témoin de ce rien dont il a fait l’expérience à travers « la mort de Dieu », annoncée par l’insensé au § 125 du Gai savoir : « N’errons-nous pas comme à travers un rien infini ?[2] » Nietzsche est conscient du fait que cette expérience constitue l’expérience fondamentale d’une époque toute entière, que les hommes y soient attentifs ou non. Selon lui, l’histoire des deux cents prochaines années, à partir de 1880, est l’histoire de la montée du nihilisme. C’est pourquoi, Nietzsche dit : « Sacrifier Dieu au néant, ce mystère paradoxal de la suprême cruauté, était réservé à la génération qui grandit maintenant : nous en savons tous déjà quelque chose[3] ».
Ceci indique vers l’expérience fondamentale de notre époque. Le rien paraît en effet insupportable. Même si Nietzsche a annoncé le surhomme et sa volonté de puissance, le rien n’est pas définitivement conjuré ni surmonté. Au contraire, à travers les totalitarismes, les pires et la société technicienne « la volonté de puissance » est invoquée, la thèse de Nietzsche reconnue. L’Olympe, déserté des dieux, serait-il devenu le champ de bataille des prométhéens ?
Nietzsche pense alors le nihilisme occidental. Il entend donc, par ce vocable, un écho du mouvement historial – dont il fut le premier à reconnaître le règne, à travers les siècles précédents, et propre à déterminer les siècles ultérieurs. Il en définit brièvement l’interprétation essentielle par ces mots : « Dieu est mort[4] ».
Le nihilisme, comme histoire du dernier homme, constitue l’essence de l’histoire occidentale parce qu’il concourt à déterminer la loi des positions métaphysiques fondamentales et de leur relation. Le nihilisme détermine l’histoire. Aussi, pour la compréhension de l’essence du nihilisme, est-il d’importance de relater son histoire. Il faut d’abord connaître le phénomène pour comprendre sa provenance. Ce qui nous permettra de saisir les déterminations que le nihilisme a insufflé au cours de l’histoire à la vie religieuse.

Ce que Heidegger fait de Nietzsche

 

            Heidegger récapitule bien notre objectif de monstrance de la provenance du nihilisme. Selon lui, le nihilisme, pensé d’après Nietzsche, est l’histoire de la dévalorisation des valeurs jusqu’alors suprêmes, un temps de dévalorisation qui en est un de transition vers la transvaluation de toutes les valeurs, transvaluation qui consiste en l’institution d’un principe d’anarchie[5] qui semble indiquer vers la Volonté de puissance[6]. Mais que dire de l’essence du nihilisme? On la conceptualise strictement à partir du concept de valeur, et en fait uniquement sous cette forme l’objet d’une critique et d’une tentative pour surmonter le nihilisme. Mais parce que l’institution des valeurs a son principe dans la Volonté de puissance, cette tentative de surmonter le nihilisme par son achèvement à l’état « classique » indique en direction de l’homme comme Volonté de puissance.
            Pour clarifier les choses ajoutons que : le nihilisme comme histoire de l’homme sans valeur signifie que « Dieu » a perdu son pouvoir sur l’homme et sa destination. « Dieu » ou la transcendance est représentation propre à désigner le « suprasensible » en général et ses différentes interprétations : les « idéaux » et les « normes », les « principes » et les « règles », les « buts » et « les concepts », érigés au-dessus de l’homme pour  lui donner une fin, un ordre et, comme on dit simplement, pour lui donner un sens. Le nihilisme est donc ce processus historique par lequel le « supra-sensible » est déchu de sa souveraineté et se vide – de telle sorte que l’homme lui-même perd sa propre valeur et son propre sens. Le nihilisme est irrémédiablement l’histoire de l’homme, à travers laquelle la « mort de Dieu » se fait jour lentement, mais inévitablement[7].
Cela, représente très succinctement, l’interprétation de Heidegger qui nous rappelle toujours cette parole décisive de Nietzsche : « Le supra-sensible n’est plus que le produit inconsistant du sensible. Mais en dépréciant ainsi son contraire, le sensible s’est renié lui-même en son essence[8] ». C’est avec cette parole qui signe la réduction du supra-sensible que nous concluons cette partie sur le lieu et le sens du nihilisme.

1.2 Le nihilisme comme meurtre de Dieu 

Ici, je tiens à me  concentrer sur la présentation des conséquences du nihilisme par le biais du concept de « mort de Dieu ». Penser la mort de Dieu, comme arrière-plan de ce temps de détresse, suppose la compréhension et l’acceptation du mouvement de sécularisation et du développement de la société technicienne.
Pour les nouvelles générations, lorsqu’elles pensent, « la volonté de vérité signifie que tout se mue en humainement pensable, humainement visible, humainement perceptible[9]. » L’exigence fondamentale s’étend au monde entier qui fut jadis compris comme création de Dieu : « Ce que vous appelez monde, que cela soit d’abord créé par vous : il faut qu’il devienne votre raison, votre représentation, votre volonté, votre amour[10]. » Il ne saurait y avoir d’être ou de représentation de l’être qui ne fassent apparaître la volonté et la pensée humaines comme ultimes : « Vous ne sauriez avoir été mis au monde ni dans l’inconcevable ni dans l’irrationnel[11]. »
La mort de Dieu doit être spéculativement rétroactive. Comme la haine prométhéenne des dieux, la mort de Dieu est une possibilité générique de l’attitude humaine à l’égard de Dieu. Il n’est pas lié à la spéculation eschatologique.
Dans cette perspective, il y a l’analyse de Nietzsche au § 125 du Gai savoir où s’expose le mouvement spirituel qui conduit à la mort de Dieu. Ce propos nous enjoint de parcourir brièvement les différents moments de ce mouvement de déconstruction. L’insensé du § 125 du Gai savoir cherche Dieu sur la place du marché en plein jour. Est-ce le lieu désigné pour le chercher ? Celui qui s’y met en quête trouvera ce qu’on y trouve habituellement, c’est-à-dire des hommes. De surcroît, ces hommes ne croient pas en Dieu. Ils accueillent sa quête par des railleries. L’insensé interpelle le croyant : « il dit, nous l’avons tué ! Nous sommes tous ses meurtriers[12]. » Comment un tel acte est-il possible ?  Dieu est mort. « Comment nous consoler, nous les meurtriers de Dieu ? Quelle eau pourra jamais nous purifier ? La grandeur de cette action n’est-elle pas trop grande pour nous[13] ? » L’insensé ne revient pas en arrière, il va vers son destin : si cet acte métaphysique est un excédent pour l’homme, l’homme doit se dépasser pour s’élever à la hauteur de cet acte. « Ne nous faut-il pas devenir des dieux pour être digne de cette action ? Il n’y eut jamais d’action plus grande car qui assassine Dieu devient Dieu[14] ». Par delà l’assassinat de Dieu, Nietzsche poursuit son chemin en proposant la conception du surhomme.
Pour conclure cette partie, reconnaissons le constat qu’une chose ne peut transformer sa nature : celui qui cherche à modifier sa nature détruit la chose. L’homme ne peut se transmuer en surhomme ; la tentation de créer le surhomme est la tentative d’assassiner l’homme. À la mort de Dieu succède, non pas l’apparition du surhomme, mais la mort de l’homme, du croyant, du religieux – au déicide de l’athée ou de l’indifférent au religieux succède le temps de détresse sans points de repères.

2.2 L’expérience du rien

Envisager solennellement la question du rien, c’est reconnaître que faire l’expérience du rien est équivalente à l’envisagement de son emprise sur notre époque. Ce qui est tout a fait autre chose que de ne pas en faire l’expérience.
Là où jadis se trouvait Dieu, se tient en ce temps-ci le rien. L’expérience du rien constitue la véritable expérience fondamentale caractéristique de notre époque, même lorsque celle-ci, comme il arrive parfois, se trouve refoulée. Ainsi, là où s’est retiré (en apparence) Dieu, là s’est introduit le rien. Et cette expérience constitue la véritable structure des formes du nihilisme et de l’individualisme hypermoderne.
            L’expérience du rien faite par les nouvelles générations est une authentique expérience où ils rencontrent quelque chose qui les atteint en profondeur. C’est la raison pour laquelle les hommes cherchent à s’y soustraire. Conséquemment, le règne du rien génère le doute, l’incertitude d’un avenir meilleur dans la conscience du sujet. Car l’avenir a toujours une dimension utopique, il est chiffré par le rien, il est le lieu absent. Un clivage y émerge, l’incroyance est devenue « une leucémie de l’espèce » (René Char).
            Si le rien est comme un abîme infini, on n’y rencontre aucune limite. On n’y rencontre pas davantage de support ou de fin. C’est la profondeur abyssale qui signifie le sans fond, l’absence de fondement. Refusant toute limite, toute limitation et toute détermination, c’est ainsi que se révèle le manque de continuité dans la croyance en un excédent.
Oser regarder le rien avec sérieux, c’est pouvoir faire l’expérience de l’infinitude et de l’inconditionnel. Nous pouvons nous étonner alors de ne pas être en mesure d’exprimer ce dont il est question dans cette expérience négative. Cette expérience ne relève pas toutefois d’une négativité qui conduirait au vide, mais au dépassement de quelque chose qui vient à s’exprimer, quelque chose qui peut avoir sur nous le plus grand effet. Car le rien se tait, il indique vers l’absence et le silence, bien qu’il nous remue et, peut-être même, nous bouleverse complètement. 

2.3 Évènement et parole

L’approche interprétative de l’événement de la crise du sens, nous apparaît comme une manière de dépasser les apories de la compréhension de notre temps de détresse. Ainsi donc, entre sa dissolution et son dépassement, l'événement de la crise subit une métamorphose qui tient à sa reprise interprétative, réconciliant l’approche de la continuité et de la discontinuité. Cela veut dire, qu’à ce stade d'analyse, doit succéder un autre moment, interprétatif, de reprise de l'événement comme émergence, mais cette fois sursignifiée. L'événement est alors partie intégrante d'une construction narrative ou religieuse constitutive d'une identité fondatrice et/ou déconstructrice.
Le temps de détresse reste, dans l’acuité de la blessure qu’il porte à l’humanité toute entière, l’exemplarité de cette suspension d’existence et de sens. Il impose l’événement parce qu’en lui ce qui a lieu abandonne le sens à la manière de ce qui emporte l’histoire et exténue son cours. Arrêt de l’histoire, cet événement est une fin du sens advenue dans l’événement. Que reste-t-il pour la celui qu’on a l’habitude d’appeler, le croyant? Peut être une ouverture éthique relevant sans cesse les manifestations de l’événement; une pensée exposée aux événements. L’inaltérable et irrévocable retour des émergences déconcertantes dans la mise en suspens des significations. Néanmoins, « l’événement doit se dire pour être dégagé de sa seule factualité et prendre sa signifiance dans la vie et dans l’histoire. Dire l’événement suppose donc une événementialité du dire, une adéquation temporelle du dire à l’événement ». Car dire est plus que nommer.
L'événement du retour n'est donc pas le même que celui qui a été réduit par le sens explicatif, ni celui infra-signifié qui était extérieur au discours poétique. Il engendre lui-même le sens. La reprise de l'événement sursignifié par le poème, par exemple, ne prospère qu'aux limites du sens, au point où il échoue par excès et par défaut. L’événement poétique n’est donc décelable qu'à partir de ses traces langagières, discursives ou mnésiques. Sans réduire le réel historique à sa dimension langagière ou à sa dimension psychique, la fixation de l'événement (conscient et/ou inconscient) s'effectue à partir de la nomination de l’étrangèreté comme marquage qui se démarque du langage.
Ceci fait apparaître la dimension spéculative reconnue et maintenue dans la crise vécue. Cette dimension est située entre la « singularité » et l’ « universalité » de l’expérience. La crise du croire ne traite donc pas strictement du religieux, mais elle est ouverture anthropologique à l’expérience de l’altérité.

Espace d'expérience et horizon d'attente
             La constitution du problème est tributaire de l'événement du déclin du christianisme traditionnel, fut-il tragique. Il est le chemin qui assure la concrétisation du sens de l'expérience spirituelle en temps de détresse. La mise en relation de situations hétérogènes i.e., religion et hypermodernité est devenue une relation d’opposition. Pour ce faire, l'interprétation de la situation historique du religieux situe l'événement dans une tension interne entre deux catégories méta-historiques que repère Reinhart Koselleck : celle d'espace d'expérience et celle d'horizon d'attente[15]. Ces deux catégories permettent une thématisation du temps historique qui se donne à lire dans l'expérience concrète d’un « trauma », par exemple, avec des déplacements significatifs comme celui de la dissociation progressive entre l’expérience traumatisante de la crise des vocations et l’attente d’une nouvelle forme de vie religieuse fut-ce-t-elle sécularisée.
Le sens de l'événement, selon Koselleck, est donc constitutif d'une structure anthropologique de l'expérience temporelle et de formes symboliques (religieuses dans ce cas-ci) historiquement instituées. Koselleck développe « une problématique de l'individuation des événements qui place leur identité sous les auspices de la temporalisation, de l'action et de l'individualité dynamique[16] ». Il vise donc un niveau plus profond que celui de la simple description en s'attachant aux conditions de possibilité de l'événement. Mais dans le cas de la crise de la vie religieuse, c’est d’une événementialité accueillie comme effectivité d’un réel non assimilable à la réalité qu’il est question. Le problème qui émerge en ce qui concerne la crise de la vie religieuse est de ne pouvoir dire ce qui est à-venir. Est-ce la ruine, la fin de la notion de vie religieuse et le passage de cette fin : la fin de la possibilité de celle-ci ?
Michel de Certeau avec son idée du christianisme comme rupture instauratrice, d'un temps de l'aujourd'hui, discontinu, sorti du continuisme progressif et de l'idée de causalité; montre l’importance de passer d'un « temps révolu à un temps des possibles.» Le christianisme de de Certeau est en proie aux déconvenues de l'expérience directe du temps de détresse, échappe au finalisme pour privilégier les déchirures de l'histoire. Le paradigme de rupture instauratrice sert ainsi à définir, entre les divers moments du temps, « un lien qui ne soit pas un rapport de causalité », c’est-à-dire une relation à l’événement historique qui, dans sa dimension d’inquiétude, ouvre à l’esprit même de la foi chrétienne.
L’approche de Koselleck a le mérite de montrer, l'opérativité des concepts historiques, leur capacité structurante et tout à la fois structurée par des situations extrêmes. Ces concepts, porteurs d'expérience et de fantasme, ne sont pas de simples épiphénomènes langagiers à opposer à l'histoire « vraie » : ils ont « un rapport spécifique au langage à partir duquel ils influent sur chaque situation et événement ou y réagissent[17]». Les concepts ne sont ni réductibles à quelque figure rhétorique, ni simple outillage propre à classer : ils sont ancrés dans le champ d'expérience d'où ils sont nés pour englober une multiplicité de significations. Peut-on affirmer alors que le temps de détresse réussit à saturer le sens de l'histoire jusqu'à permettre une élimination totale de la vie religieuse ? Nous ne le pensons pas.

2.4 Demeure, habitation, séjour

Pour introduire ce développement, nous pensons qu’il nous faut rappeler le statut de la condition humaine, celle-là même qui s’exerce dans la tentative d’un dire cohérent avec l’agir éthique, c’est-à-dire qui s’efforce de créer une « manière d’habiter le monde ».
De quelle manière « demeure » un sujet de désir en temps de détresse? Comment demeure-t-il en passant ? La tension dialectique investit de la sorte le paradoxe de l’identité entre demeure et passage, habitation et sortie de soi-même – cette sortie qu’implique tout agir, et d’abord le simple exercice de la parole –, séjour en soi et passage à l’autre, voire même l’errance dans un certain indéfini des choses de ce monde[19]. Cela montre bien la dynamique du mouvement du religieux toujours composée pour aller vers l’autre, pour se faire proche de lui comme le bon samaritain.
Habiter autrement notre temps, ne serait-ce point demeurer dans ce qui passe, vivre la permanence d’un transit, d’un échange comme affirmation d’une identité de soi à Dieu et à l’autre ?
Le verbe « demeurer » qui sous-tend la quête d’un lieu, le ralliement auprès de soi, ne se dissocie pas des multiples oppositions – ici comme en d’autres lieux d’émergence de nouvelles formes de vie religieuse. 

« Être-dans », « être-auprès », « être avec »

 

L’ « être-dans » du religieux est relayé à l’ « être-auprès » et l’ « être avec ». Tous trois caractérisent le rapport à l’autre, regroupant ce qui paraît être au plus proche de son essence : l’être-chrétien du religieux. Les relations qui nous sensibilisent à cette catégorisation sont organiquement liées : elles forment un indissoluble statut relationnel qui nous permet une analyse pas trop infidèle du « demeurer ».
L’opération que signifie l’ « être-dans » a pour nous figure de paradoxe. En effet, elle ne signifie pas une « action » , elle est comparable à la au levain dans la pâte. C’est pourquoi le terme « agir », de soi « intransitif », est assez approprié. On ne saurait le confondre avec une passivité d’inertie, et pas davantage avec une volonté de conquête. Le « lieu » hérité, où se tient le religieux, dispense un certain incognito, une sérénité qui libère des contraintes et routines, un rafraîchissement de nos puissances fatiguées pour de nouveaux commencements.
Ces approximations convergentes dessinent la figure de l’ « être-dans-le-monde » du religieux comme « agir » immobile qui précède, accompagne et ressource, loin de les altérer, les activités multiples que le religieux pratique en tension vers son unité. On se méprendrait, cependant, si l’on interprétait cette unité comme un « englobant » où disparaîtrait toute différence. C’est pourquoi l’« être-dans » du religieux, comme on peut l’observer en filigrane de la vie chrétienne, connote toujours l’« être-auprès » qui récuse la confusion, et l’« être-avec » qui maintient dans l’unité. Car habiter humainement (religieusement) le monde, c’est connaître la puissance de détermination infinie qui caractérise le sujet dans l’exercice de sa liberté.[20]

Explication du « demeurer »

 

Ces précisions sont indispensables lorsqu’on applique au religieux les significations aristotéliciennes de l’« être-dans » et de l’« être-vers »[21] : lieu où l’on demeure, lieu où l’on passe, partie dans le tout, effet sans cause[22]. Enfin, il ne suffit pas, si bien qu’on s’y trouve, d’« être-dans » un lieu ou dans le monde : il faut l’habiter. Pour Celan, cela veut dire : affronter le péril de l’esprit de son époque en laquelle passer. C’est aussi « être-vers » la mort en permanence.
Habiter une utopie : la foi chrétienne, cela donnerait à penser que la Parole de Dieu est  cette Parole qui recueille l’infini là où n’arrivent que du mortel et du pour rien. Cette distance inhérente au revenant, qui revient de l’indétermination d’un monde d’hyperconsommation, provenant d’une rencontre avec l’absurde de la condition humaine.
En conséquence, le « demeurer » opère une mortification, sorte de deuil d’une distance prise à l’égard de soi et de ses œuvres. Cette opération apparemment stérile, puisqu’elle ne fait ni ne détermine rien, réfléchit vers sa source la vie active de l’habiter. On pourrait la rapprocher d’une vigilance d’une fonction de jugement qui ne retient elle-même sa force que dans l’enracinement de son origine. Mais une origine qui indique vers l’excédant qu’elle peut comporter : Dieu
La vie religieuse permet de reconnaître la relation, à l’époque du nihilisme, d’une détermination inhérente à la foi chrétienne en temps de détresse qui prévient contre les dualismes trop faciles. C’est, dit autrement, reconnaître l’universelle condition transitive du religieux dans le monde.

L’eschaton religieux

 

La situation actuelle exprime l’eschaton d’une certaine forme de vie religieuse mais pas la fin de toute forme de vie religieuse ou spirituelle. Que cet eschaton passe par Athènes ou Jérusalem est évidemment essentiel dans la diction de l’identité chrétienne du religieux. C’est pourquoi penser la temporalité comme seuil du temps, en pareille aventure, n’est rien pour laisser le religieux dans l’indifférence, bien qu’il ait quelque mal à accepter que son destin puisse être lié à la parole de Stanislas Breton : «  On ne demeure qu’en passant », inspirée de Maître Eckhart : «  Oportet transire », « Il faut passer ». N’en est-il pas de même des formes traditionnelles de vie religieuse ? A chacun d’y réfléchir selon l’audace qui est la sienne.

Conclusion

Cette réflexion tirant à sa fin, il nous faut rappeler qu’il était indispensable de montrer la détermination du nihilisme en son origine et par ses conséquences : mort de Dieu dans la culture hypermoderne, jeu de l’altérité de l’autre, expérience du rien, rôle essentiel du rapport entre temporalité, événement et parole de Dieu jusque dans la dénotation du sens « d’habiter religieusement le monde ». C’est donc en faisant ce constat méthodologique, qui vient alimenter notre réflexion, que nous pouvons avancer que la notion de vie religieuse est peut être arrivée à une impasse, mais à aucun moment on peut en dire de même de la religiosité personnelle de l’homo religiosus contemporain.
À la démythisation du consistant ( la sécularisation de la vie religieuse), succède maintenant la signification de l’inconsistant (le malaise engendré par ce temps de détresse). Sur cette signification, nous pensons qu’on peut vivre non seulement la charte de l’expérience, mais aussi celle de la foi.
            La vérité nue est une métaphore qui a un sens seulement quand elle n’est plus nue, c’est-à-dire quand elle est cachée. Ainsi s’achève notre réflexion sur la notion de vie religieuse qui informe un clivage structural, celui de l’expérience d’être habité par un excédent en lequel on se tient : le Dieu de Jésus-Christ.
            Ce qui nous permet de passer à cette autre étape, celle où nous tournons notre attention vers le déplacement de la religion : d’une religiosité traditionnelle à une religiosité nouvelle, formant une résistante-survivance à la barbarie hypermoderne et sa virulence à l’endroit de la religiosité humaine – dont le souvenir imprègne entièrement la civilisation occidentale. Un souvenir qu’on voudrait conjurer, mais dont le spectre grave symboliquement le creusement du temps dans l’être-chrétien du religieux – jusqu’à l’acte limite de son transit en ce monde : la mort-résurrection de Jésus le Christ.



[1] Martin Heidegger, Nietzsche, t. 2, op. cit., p. 32.
[2] Friedrich Nietzsche, Gai savoir, op. cit., § 125, p. 160.
[3] Friedrich Nietzsche, Par delà bien et mal, § 55, Paris, Gallimard, 1971, p. 75.
[4] Cf. Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, coll. Idées # 424, 1962, pp. 253-322.
[5] C’est-à-dire, de non-archê, sans origine ou fondement. Cf. sur ce sujet controversé, Reiner Schürmann, Le principe d’anarchie : Heidegger et la question de l’agir, Paris, Seuil, coll. L’ordre philosophique, 1982.
[6] Cf. Heidegger, Nietzsche, t. 2, op., cit.
[7] Cf. Martin Heidegger, Nietzsche, t. 2, op. cit.
[8] Friedrich Nietzsche, Gai savoir, op. cit, p. 253.
[9] Ibid.
[10] Ibid., II, II. p.110.
[11] Ibid.
[12] Ibid.
[13] F. Nietzsche, Gai savoir, § 125, op. cit.
[14] Ibid.
[15] Cf. Reinhart Koselleck, Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, EHESS, 1990.
[16] Ibid., p. 264.
[17] Reinhart Koselleck, Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, op. cit.
[18] Charles Taylor, The Explanation of Behavior (1954), cité par Paul Ricoeur in Soi-même comme un autre, op. cit., p. 98.
[19] Cf. P.-J. Labarrière, Poïétiques, quand l’utopie se fait histoire, Paris, PUF, 1998.
[20] Cf. P.-J. Labarrière, Poïétiques, op. cit.
[21] Telle que les présentes Stanislas Breton dans Poétique du sensible, Paris, Cerf, coll. La nuit surveillée, 1988.
[22] L’accent peut se déplacer du lieu au tout ou au « Principe » (cause).

Théopoésie ou Dichtung à propos d'un livre récent de Peter Sloterdijk

  A quoi sert la religion ? D’où vient notre besoin de textes religieux ? Dans un essai exigeant, le philosophe allemand explore les rouages...