19 avril 2010

"Dans les plis de l'obéissance au vent..."

Il y a deux manières d'être, d'être-présent, au vent, au monde.
Il y a ceux qui ne veulent pas entendre parler du vent. 
Et un monde où le vent souffle. La poésie "suggère 
la deuxième manière d'être, celle où je sens le vent sur
dit le souffle spirituel. C'est le vent du rêve de Descartes,
le grand vent du songe qui le repousse sur le parvis.

 Michel Deguy, L'énergie du désespoir, p.15



Michel Deguy est né en 1930. Poète et philosophe, fondateur et rédacteur en chef de la revue Po&sie (Belin). Il est aussi membre du comité de rédaction des Temps modernes, professeur à l'Université de Paris-VIII, il fut aussi président du Collège de Philosophie, président de la Maison des Écrivains, il publie en 1998, aux PUF, l'Énergie du désespoir ou d'une poétique continuée par tous les moyens. Il est l'un des poètes-phares de notre temps, dont la pensée, toujours inquiète, envisage les symptômes menaçants de notre culture. 

Envoi

" La poésie, comme on l'appelle, se métempsychose et se pseudonymise à chaque décennie en cent noms. Cette histoire d'Orphée dispersé, ça veut dire aussi que son corpus se démembre en bibliothèque : milliers d'auteurs et d'ouvrages (membra disjecta). Ainsi chacun d'entre ce nous est-il avec quelques autres, et chacun en tiers médiateurs entre deux ou plusieurs autres. Sommes-nous d'un même temps ? Fouiller cette contemporanéité, c'est interroger ce temps. Qu'est-ce qu'une génération ? Nous l'avons été par exemple en traduisant Wladimir Kosovoï. Avons-nous beaucoup de lectures en commun, aimées à des âges où leur transfusion fait vivre ? Et la relation au beau de la peinture ? Jacques Dupin est avec Miro, Tapies, Bacon...Et moi ? Quelle histoire nous assemble, nous qui sommes par rencontres, dans la même ville, sur le flanc de la terre-amis. Un médiateur qui nous ferait parler ne perdrait pas notre temps. " 
            Quelle hypothétique fonction assigner encore au poète, en un temps où « la poésie n'est plus l'institutrice de l'humanité » ? Ni prêtre ni berger, ni Messie ni prophète, il n'est pourtant pas disposé à donner son congé, ni ne montre de goût pour la malédiction: il lui faut ressaisir, en son propre « travail », et d'un même mouvement, aussi bien son identité aléatoire que le sens de cette tâche indéterminée et les formes de son écriture. 
          De toutes les façons possibles, l'oeuvre de fait sienne cette nécessité moderne. Sans cesse soutenue par l'ouvrage du poème, autant que Michel Deguy par la réflexion philosophique et par un faisceau d'actions annexes convergeant vers le langage (traduction, édition, direction de revues, enseignement, conférences...), cette interrogation constitue l'axe essentiel d'une oeuvre qui réévalue obstinément le pourquoi et le comment de la poésie en son « extrême contemporain ». 
         Devenue partie prenante de l'expression poétique, voici à présent que la réflexion critique en approvisionne les énergies. Elle n'est plus simplement surveillance ou commentaire de la poésie, mais sa fin: écrire revient à engager une recherche du poétique, une poursuite de la poésie, une méditation en « actes » de ses conditions d'existence et de son sens. Ayant pris la mesure d'un défaut ou d'une absence, cette démarche critique est en premier lieu une manière d'en rabattre et de demeurer malgré tout. Lorsqu'il n'est pas de saisie possible de l'essence, ni d'expression plénière, la poésie est rencontrée au sein même de son processus d'identification, lequel s'avère seul susceptible d'intégrer la déception, et d'opérer à partir d'elle un renversement positif: il retrouve la nécessité du poème dans le mouvement qu'il développe pour saisir ce qui lui demeure hors d'atteinte.
         Cette dimension intensive du travail critique se double d'une dimension extensive. La mise en examen s'étend à l'entier du monde : à l'histoire, au social, au culturel, au politique, à l'art, à la technique, à la morale... La poésie devient une puissance d'examen illimitée, qui ne fonctionne nullement à partir de sujets choisis, mais accroît démesurément son champ. Deguy « fait poème de tout bois ». Son attitude n'est pas la curiosité, mais le souci, une attention douloureuse, voire angoissée, à ce qui est, à ce qui a lieu d'être. Puisque « ce qui a lieu d'être ne va pas sans dire », toutes choses doivent passer au tamis de la parole pour exister.
        Par quel moyen cette extension du poétique à une sorte d'anthropologie généralisée du culturel est-elle rendue possible sans que la poésie verse pour autant dans l'essai? Ou plutôt, qu'y a-t-il de proprement poétique dans cette investigation même? C'est par la puissance de conjonction qui est la sienne, que la poésie permet cette extension: ce qui la définit est précisément cette aptitude qu'elle a à tout mettre ensemble, à tout faire com-paraître en figures, à tout défigurer et reconfigurer. Tendant ainsi à faire corps avec la pensée, elle en devient le mode le plus actif et réactif.
        Dans le même temps, la poésie s'identifie à travers l'observation de ce qui la trahit, la dénature ou l'empêche. En engageant la critique du "culturel", Michel Deguy cerne le territoire du poétique par le biais de son revers négatif . C'est à une parcellisation qu'il s'oppose (une imitation dégradée, une dispersion qui ne recherche plus le tout), en même temps qu'à une indifférenciation. Soucieux de définir le singulier comme articulation à une différence, il défend et illustre la poésie comme le lieu même où toute identification procède d'un rapport figural à l'altérité.
         Vis à vis du fond négatif dont il s'extrait, le travail poétique opère donc à la fois une focalisation et un rétablissement. Il cadre, il met au point, il confronte, il oppose au réel une colère lucide. Il lui réplique par un autre rythme, une autre vitesse, porteuse d'une « nouvelle donne » de sens et de protestation. C'est là, ce que Char appelait "l'énergie disloquante de la poésie". D'où une écriture au lyrisme très tendu et qui tire sa force des rapports établis entre poésie, pensée et révolte. Ayant affaire à la prose de l'histoire, voire aux prosaïsmes où à la prosaïsation la plus affligeante, le poème se constitue en terrain d'affrontement. Brusqueries syntaxiques et discordances y vont de pair avec un parti-pris de la vitesse, de la pulsation rythmique, voire de la déliaison ou de la discontinuité. 
         Michel Deguy écrit : « Un poème nous hante qui soit l'hôte des différences, et ainsi porté à pulvériser les genres ». 
Par le cinétisme qui lui est propre, le poème mobilise et surmonte la fragmentation. En ses formes très énergiques, il fait figure de corps surpris. L'expression même de cette surprise est la figure: sens surpris, ou sens par surprise, expérience déconcertée et déconcertante du langage.

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