1 mai 2010

Le nihilisme : un contexte, une condition


L’avènement du nihilisme comme de l’individualisme, en contexte technicien , constitue le commencement d’un temps de détresse et d’anéantissement dans l’histoire contemporaine.
Dans la situation actuelle que nous évoquons, évolue un nihilisme comme opposition à l’expérience spirituelle en particulier. Cette expérience fondamentale du nihilisme est explicite à notre époque. Elle domine la conscience de l’homme contemporain, mais elle oblige aussi à la vigilance intellectuelle. Dans le dévoilement de la prédominance du rien, ce sont souvent des indifférents au spirituel ou ceux qui ont perdus la foi qui portent à la parole ce qui est voilé à une époque donnée : ils deviennent les témoins d’une expérience fondamentalement occultée. « L'individualisme quant à lui - pour reprendre une parole de Gilles Lipovetsky-, n'est pas antinomique avec le souci de bienfaisance, il est l'est avec l'idéal du don de sa personne: on veut bien aider les autres mais sans trop s'engager, sans trop donner de soi-même. La générosité oui, à condition qu'elle soit facile et distante, qu'elle ne s'accompagne d'aucun renoncement majeur ».
De plus en plus aujourd’hui, il semble n’y avoir que le fini qui puisse être saisi, précisément dans sa fin, dans son contour, dans sa définition. L’infini n’est donc absolument rien et, pour cette raison, rien en tous sens. Cela pour une raison bien simple : la psyché humaine en proie à l’abîme de la détresse est assaillie par le doute. Si cette époque en est une où prédomine une « montée de l’insignifiance », cette montée se métaphorise par l’hyperconsommation contemporaine qui divertit de l’essentiel l’être humain, le détournant de l’assomption de son intériorité profonde qui lui révèle ce qu’il est; un être dont la condition humaine fondamentale comporte une nécessaire ouverture au mystère.

1. Passage dans l'histoire

A écouter la voix de certains philosophes ou théologiens experts en nostalgie, on peut saisir la portée de l’érosion produite par le nihilisme comme nostalgie originant de l’annonce de la « mort de Dieu » qui n’est pas sans incidence sur la crise contemporaine du sens.
L’interprétation de Nietzsche

Maintenant, prenons le nihilisme au sens où l’entend Nietzsche. « Nietzsche montrera que ce terme signifie essentiellement davantage[1] », puisque le philosophe est lui-même témoin de ce rien dont il a fait l’expérience à travers « la mort de Dieu », annoncée par l’insensé au § 125 du Gai savoir : « N’errons-nous pas comme à travers un rien infini ?[2] » Nietzsche est conscient du fait que cette expérience constitue l’expérience fondamentale d’une époque toute entière, que les hommes y soient attentifs ou non. Selon lui, l’histoire des deux cents prochaines années, à partir de 1880, est l’histoire de la montée du nihilisme. C’est pourquoi, Nietzsche dit : « Sacrifier Dieu au néant, ce mystère paradoxal de la suprême cruauté, était réservé à la génération qui grandit maintenant : nous en savons tous déjà quelque chose[3] ».
Ceci indique vers l’expérience fondamentale de notre époque. Le rien paraît en effet insupportable. Même si Nietzsche a annoncé le surhomme et sa volonté de puissance, le rien n’est pas définitivement conjuré ni surmonté. Au contraire, à travers les totalitarismes, les pires et la société technicienne « la volonté de puissance » est invoquée, la thèse de Nietzsche reconnue. L’Olympe, déserté des dieux, serait-il devenu le champ de bataille des prométhéens ?
Nietzsche pense alors le nihilisme occidental. Il entend donc, par ce vocable, un écho du mouvement historial – dont il fut le premier à reconnaître le règne, à travers les siècles précédents, et propre à déterminer les siècles ultérieurs. Il en définit brièvement l’interprétation essentielle par ces mots : « Dieu est mort[4] ».
Le nihilisme, comme histoire du dernier homme, constitue l’essence de l’histoire occidentale parce qu’il concourt à déterminer la loi des positions métaphysiques fondamentales et de leur relation. Le nihilisme détermine l’histoire. Aussi, pour la compréhension de l’essence du nihilisme, est-il d’importance de relater son histoire. Il faut d’abord connaître le phénomène pour comprendre sa provenance. Ce qui nous permettra de saisir les déterminations que le nihilisme a insufflé au cours de l’histoire à la vie religieuse.

Ce que Heidegger fait de Nietzsche

 

            Heidegger récapitule bien notre objectif de monstrance de la provenance du nihilisme. Selon lui, le nihilisme, pensé d’après Nietzsche, est l’histoire de la dévalorisation des valeurs jusqu’alors suprêmes, un temps de dévalorisation qui en est un de transition vers la transvaluation de toutes les valeurs, transvaluation qui consiste en l’institution d’un principe d’anarchie[5] qui semble indiquer vers la Volonté de puissance[6]. Mais que dire de l’essence du nihilisme? On la conceptualise strictement à partir du concept de valeur, et en fait uniquement sous cette forme l’objet d’une critique et d’une tentative pour surmonter le nihilisme. Mais parce que l’institution des valeurs a son principe dans la Volonté de puissance, cette tentative de surmonter le nihilisme par son achèvement à l’état « classique » indique en direction de l’homme comme Volonté de puissance.
            Pour clarifier les choses ajoutons que : le nihilisme comme histoire de l’homme sans valeur signifie que « Dieu » a perdu son pouvoir sur l’homme et sa destination. « Dieu » ou la transcendance est représentation propre à désigner le « suprasensible » en général et ses différentes interprétations : les « idéaux » et les « normes », les « principes » et les « règles », les « buts » et « les concepts », érigés au-dessus de l’homme pour  lui donner une fin, un ordre et, comme on dit simplement, pour lui donner un sens. Le nihilisme est donc ce processus historique par lequel le « supra-sensible » est déchu de sa souveraineté et se vide – de telle sorte que l’homme lui-même perd sa propre valeur et son propre sens. Le nihilisme est irrémédiablement l’histoire de l’homme, à travers laquelle la « mort de Dieu » se fait jour lentement, mais inévitablement[7].
Cela, représente très succinctement, l’interprétation de Heidegger qui nous rappelle toujours cette parole décisive de Nietzsche : « Le supra-sensible n’est plus que le produit inconsistant du sensible. Mais en dépréciant ainsi son contraire, le sensible s’est renié lui-même en son essence[8] ». C’est avec cette parole qui signe la réduction du supra-sensible que nous concluons cette partie sur le lieu et le sens du nihilisme.

1.2 Le nihilisme comme meurtre de Dieu 

Ici, je tiens à me  concentrer sur la présentation des conséquences du nihilisme par le biais du concept de « mort de Dieu ». Penser la mort de Dieu, comme arrière-plan de ce temps de détresse, suppose la compréhension et l’acceptation du mouvement de sécularisation et du développement de la société technicienne.
Pour les nouvelles générations, lorsqu’elles pensent, « la volonté de vérité signifie que tout se mue en humainement pensable, humainement visible, humainement perceptible[9]. » L’exigence fondamentale s’étend au monde entier qui fut jadis compris comme création de Dieu : « Ce que vous appelez monde, que cela soit d’abord créé par vous : il faut qu’il devienne votre raison, votre représentation, votre volonté, votre amour[10]. » Il ne saurait y avoir d’être ou de représentation de l’être qui ne fassent apparaître la volonté et la pensée humaines comme ultimes : « Vous ne sauriez avoir été mis au monde ni dans l’inconcevable ni dans l’irrationnel[11]. »
La mort de Dieu doit être spéculativement rétroactive. Comme la haine prométhéenne des dieux, la mort de Dieu est une possibilité générique de l’attitude humaine à l’égard de Dieu. Il n’est pas lié à la spéculation eschatologique.
Dans cette perspective, il y a l’analyse de Nietzsche au § 125 du Gai savoir où s’expose le mouvement spirituel qui conduit à la mort de Dieu. Ce propos nous enjoint de parcourir brièvement les différents moments de ce mouvement de déconstruction. L’insensé du § 125 du Gai savoir cherche Dieu sur la place du marché en plein jour. Est-ce le lieu désigné pour le chercher ? Celui qui s’y met en quête trouvera ce qu’on y trouve habituellement, c’est-à-dire des hommes. De surcroît, ces hommes ne croient pas en Dieu. Ils accueillent sa quête par des railleries. L’insensé interpelle le croyant : « il dit, nous l’avons tué ! Nous sommes tous ses meurtriers[12]. » Comment un tel acte est-il possible ?  Dieu est mort. « Comment nous consoler, nous les meurtriers de Dieu ? Quelle eau pourra jamais nous purifier ? La grandeur de cette action n’est-elle pas trop grande pour nous[13] ? » L’insensé ne revient pas en arrière, il va vers son destin : si cet acte métaphysique est un excédent pour l’homme, l’homme doit se dépasser pour s’élever à la hauteur de cet acte. « Ne nous faut-il pas devenir des dieux pour être digne de cette action ? Il n’y eut jamais d’action plus grande car qui assassine Dieu devient Dieu[14] ». Par delà l’assassinat de Dieu, Nietzsche poursuit son chemin en proposant la conception du surhomme.
Pour conclure cette partie, reconnaissons le constat qu’une chose ne peut transformer sa nature : celui qui cherche à modifier sa nature détruit la chose. L’homme ne peut se transmuer en surhomme ; la tentation de créer le surhomme est la tentative d’assassiner l’homme. À la mort de Dieu succède, non pas l’apparition du surhomme, mais la mort de l’homme, du croyant, du religieux – au déicide de l’athée ou de l’indifférent au religieux succède le temps de détresse sans points de repères.

2.2 L’expérience du rien

Envisager solennellement la question du rien, c’est reconnaître que faire l’expérience du rien est équivalente à l’envisagement de son emprise sur notre époque. Ce qui est tout a fait autre chose que de ne pas en faire l’expérience.
Là où jadis se trouvait Dieu, se tient en ce temps-ci le rien. L’expérience du rien constitue la véritable expérience fondamentale caractéristique de notre époque, même lorsque celle-ci, comme il arrive parfois, se trouve refoulée. Ainsi, là où s’est retiré (en apparence) Dieu, là s’est introduit le rien. Et cette expérience constitue la véritable structure des formes du nihilisme et de l’individualisme hypermoderne.
            L’expérience du rien faite par les nouvelles générations est une authentique expérience où ils rencontrent quelque chose qui les atteint en profondeur. C’est la raison pour laquelle les hommes cherchent à s’y soustraire. Conséquemment, le règne du rien génère le doute, l’incertitude d’un avenir meilleur dans la conscience du sujet. Car l’avenir a toujours une dimension utopique, il est chiffré par le rien, il est le lieu absent. Un clivage y émerge, l’incroyance est devenue « une leucémie de l’espèce » (René Char).
            Si le rien est comme un abîme infini, on n’y rencontre aucune limite. On n’y rencontre pas davantage de support ou de fin. C’est la profondeur abyssale qui signifie le sans fond, l’absence de fondement. Refusant toute limite, toute limitation et toute détermination, c’est ainsi que se révèle le manque de continuité dans la croyance en un excédent.
Oser regarder le rien avec sérieux, c’est pouvoir faire l’expérience de l’infinitude et de l’inconditionnel. Nous pouvons nous étonner alors de ne pas être en mesure d’exprimer ce dont il est question dans cette expérience négative. Cette expérience ne relève pas toutefois d’une négativité qui conduirait au vide, mais au dépassement de quelque chose qui vient à s’exprimer, quelque chose qui peut avoir sur nous le plus grand effet. Car le rien se tait, il indique vers l’absence et le silence, bien qu’il nous remue et, peut-être même, nous bouleverse complètement. 

2.3 Évènement et parole

L’approche interprétative de l’événement de la crise du sens, nous apparaît comme une manière de dépasser les apories de la compréhension de notre temps de détresse. Ainsi donc, entre sa dissolution et son dépassement, l'événement de la crise subit une métamorphose qui tient à sa reprise interprétative, réconciliant l’approche de la continuité et de la discontinuité. Cela veut dire, qu’à ce stade d'analyse, doit succéder un autre moment, interprétatif, de reprise de l'événement comme émergence, mais cette fois sursignifiée. L'événement est alors partie intégrante d'une construction narrative ou religieuse constitutive d'une identité fondatrice et/ou déconstructrice.
Le temps de détresse reste, dans l’acuité de la blessure qu’il porte à l’humanité toute entière, l’exemplarité de cette suspension d’existence et de sens. Il impose l’événement parce qu’en lui ce qui a lieu abandonne le sens à la manière de ce qui emporte l’histoire et exténue son cours. Arrêt de l’histoire, cet événement est une fin du sens advenue dans l’événement. Que reste-t-il pour la celui qu’on a l’habitude d’appeler, le croyant? Peut être une ouverture éthique relevant sans cesse les manifestations de l’événement; une pensée exposée aux événements. L’inaltérable et irrévocable retour des émergences déconcertantes dans la mise en suspens des significations. Néanmoins, « l’événement doit se dire pour être dégagé de sa seule factualité et prendre sa signifiance dans la vie et dans l’histoire. Dire l’événement suppose donc une événementialité du dire, une adéquation temporelle du dire à l’événement ». Car dire est plus que nommer.
L'événement du retour n'est donc pas le même que celui qui a été réduit par le sens explicatif, ni celui infra-signifié qui était extérieur au discours poétique. Il engendre lui-même le sens. La reprise de l'événement sursignifié par le poème, par exemple, ne prospère qu'aux limites du sens, au point où il échoue par excès et par défaut. L’événement poétique n’est donc décelable qu'à partir de ses traces langagières, discursives ou mnésiques. Sans réduire le réel historique à sa dimension langagière ou à sa dimension psychique, la fixation de l'événement (conscient et/ou inconscient) s'effectue à partir de la nomination de l’étrangèreté comme marquage qui se démarque du langage.
Ceci fait apparaître la dimension spéculative reconnue et maintenue dans la crise vécue. Cette dimension est située entre la « singularité » et l’ « universalité » de l’expérience. La crise du croire ne traite donc pas strictement du religieux, mais elle est ouverture anthropologique à l’expérience de l’altérité.

Espace d'expérience et horizon d'attente
             La constitution du problème est tributaire de l'événement du déclin du christianisme traditionnel, fut-il tragique. Il est le chemin qui assure la concrétisation du sens de l'expérience spirituelle en temps de détresse. La mise en relation de situations hétérogènes i.e., religion et hypermodernité est devenue une relation d’opposition. Pour ce faire, l'interprétation de la situation historique du religieux situe l'événement dans une tension interne entre deux catégories méta-historiques que repère Reinhart Koselleck : celle d'espace d'expérience et celle d'horizon d'attente[15]. Ces deux catégories permettent une thématisation du temps historique qui se donne à lire dans l'expérience concrète d’un « trauma », par exemple, avec des déplacements significatifs comme celui de la dissociation progressive entre l’expérience traumatisante de la crise des vocations et l’attente d’une nouvelle forme de vie religieuse fut-ce-t-elle sécularisée.
Le sens de l'événement, selon Koselleck, est donc constitutif d'une structure anthropologique de l'expérience temporelle et de formes symboliques (religieuses dans ce cas-ci) historiquement instituées. Koselleck développe « une problématique de l'individuation des événements qui place leur identité sous les auspices de la temporalisation, de l'action et de l'individualité dynamique[16] ». Il vise donc un niveau plus profond que celui de la simple description en s'attachant aux conditions de possibilité de l'événement. Mais dans le cas de la crise de la vie religieuse, c’est d’une événementialité accueillie comme effectivité d’un réel non assimilable à la réalité qu’il est question. Le problème qui émerge en ce qui concerne la crise de la vie religieuse est de ne pouvoir dire ce qui est à-venir. Est-ce la ruine, la fin de la notion de vie religieuse et le passage de cette fin : la fin de la possibilité de celle-ci ?
Michel de Certeau avec son idée du christianisme comme rupture instauratrice, d'un temps de l'aujourd'hui, discontinu, sorti du continuisme progressif et de l'idée de causalité; montre l’importance de passer d'un « temps révolu à un temps des possibles.» Le christianisme de de Certeau est en proie aux déconvenues de l'expérience directe du temps de détresse, échappe au finalisme pour privilégier les déchirures de l'histoire. Le paradigme de rupture instauratrice sert ainsi à définir, entre les divers moments du temps, « un lien qui ne soit pas un rapport de causalité », c’est-à-dire une relation à l’événement historique qui, dans sa dimension d’inquiétude, ouvre à l’esprit même de la foi chrétienne.
L’approche de Koselleck a le mérite de montrer, l'opérativité des concepts historiques, leur capacité structurante et tout à la fois structurée par des situations extrêmes. Ces concepts, porteurs d'expérience et de fantasme, ne sont pas de simples épiphénomènes langagiers à opposer à l'histoire « vraie » : ils ont « un rapport spécifique au langage à partir duquel ils influent sur chaque situation et événement ou y réagissent[17]». Les concepts ne sont ni réductibles à quelque figure rhétorique, ni simple outillage propre à classer : ils sont ancrés dans le champ d'expérience d'où ils sont nés pour englober une multiplicité de significations. Peut-on affirmer alors que le temps de détresse réussit à saturer le sens de l'histoire jusqu'à permettre une élimination totale de la vie religieuse ? Nous ne le pensons pas.

2.4 Demeure, habitation, séjour

Pour introduire ce développement, nous pensons qu’il nous faut rappeler le statut de la condition humaine, celle-là même qui s’exerce dans la tentative d’un dire cohérent avec l’agir éthique, c’est-à-dire qui s’efforce de créer une « manière d’habiter le monde ».
De quelle manière « demeure » un sujet de désir en temps de détresse? Comment demeure-t-il en passant ? La tension dialectique investit de la sorte le paradoxe de l’identité entre demeure et passage, habitation et sortie de soi-même – cette sortie qu’implique tout agir, et d’abord le simple exercice de la parole –, séjour en soi et passage à l’autre, voire même l’errance dans un certain indéfini des choses de ce monde[19]. Cela montre bien la dynamique du mouvement du religieux toujours composée pour aller vers l’autre, pour se faire proche de lui comme le bon samaritain.
Habiter autrement notre temps, ne serait-ce point demeurer dans ce qui passe, vivre la permanence d’un transit, d’un échange comme affirmation d’une identité de soi à Dieu et à l’autre ?
Le verbe « demeurer » qui sous-tend la quête d’un lieu, le ralliement auprès de soi, ne se dissocie pas des multiples oppositions – ici comme en d’autres lieux d’émergence de nouvelles formes de vie religieuse. 

« Être-dans », « être-auprès », « être avec »

 

L’ « être-dans » du religieux est relayé à l’ « être-auprès » et l’ « être avec ». Tous trois caractérisent le rapport à l’autre, regroupant ce qui paraît être au plus proche de son essence : l’être-chrétien du religieux. Les relations qui nous sensibilisent à cette catégorisation sont organiquement liées : elles forment un indissoluble statut relationnel qui nous permet une analyse pas trop infidèle du « demeurer ».
L’opération que signifie l’ « être-dans » a pour nous figure de paradoxe. En effet, elle ne signifie pas une « action » , elle est comparable à la au levain dans la pâte. C’est pourquoi le terme « agir », de soi « intransitif », est assez approprié. On ne saurait le confondre avec une passivité d’inertie, et pas davantage avec une volonté de conquête. Le « lieu » hérité, où se tient le religieux, dispense un certain incognito, une sérénité qui libère des contraintes et routines, un rafraîchissement de nos puissances fatiguées pour de nouveaux commencements.
Ces approximations convergentes dessinent la figure de l’ « être-dans-le-monde » du religieux comme « agir » immobile qui précède, accompagne et ressource, loin de les altérer, les activités multiples que le religieux pratique en tension vers son unité. On se méprendrait, cependant, si l’on interprétait cette unité comme un « englobant » où disparaîtrait toute différence. C’est pourquoi l’« être-dans » du religieux, comme on peut l’observer en filigrane de la vie chrétienne, connote toujours l’« être-auprès » qui récuse la confusion, et l’« être-avec » qui maintient dans l’unité. Car habiter humainement (religieusement) le monde, c’est connaître la puissance de détermination infinie qui caractérise le sujet dans l’exercice de sa liberté.[20]

Explication du « demeurer »

 

Ces précisions sont indispensables lorsqu’on applique au religieux les significations aristotéliciennes de l’« être-dans » et de l’« être-vers »[21] : lieu où l’on demeure, lieu où l’on passe, partie dans le tout, effet sans cause[22]. Enfin, il ne suffit pas, si bien qu’on s’y trouve, d’« être-dans » un lieu ou dans le monde : il faut l’habiter. Pour Celan, cela veut dire : affronter le péril de l’esprit de son époque en laquelle passer. C’est aussi « être-vers » la mort en permanence.
Habiter une utopie : la foi chrétienne, cela donnerait à penser que la Parole de Dieu est  cette Parole qui recueille l’infini là où n’arrivent que du mortel et du pour rien. Cette distance inhérente au revenant, qui revient de l’indétermination d’un monde d’hyperconsommation, provenant d’une rencontre avec l’absurde de la condition humaine.
En conséquence, le « demeurer » opère une mortification, sorte de deuil d’une distance prise à l’égard de soi et de ses œuvres. Cette opération apparemment stérile, puisqu’elle ne fait ni ne détermine rien, réfléchit vers sa source la vie active de l’habiter. On pourrait la rapprocher d’une vigilance d’une fonction de jugement qui ne retient elle-même sa force que dans l’enracinement de son origine. Mais une origine qui indique vers l’excédant qu’elle peut comporter : Dieu
La vie religieuse permet de reconnaître la relation, à l’époque du nihilisme, d’une détermination inhérente à la foi chrétienne en temps de détresse qui prévient contre les dualismes trop faciles. C’est, dit autrement, reconnaître l’universelle condition transitive du religieux dans le monde.

L’eschaton religieux

 

La situation actuelle exprime l’eschaton d’une certaine forme de vie religieuse mais pas la fin de toute forme de vie religieuse ou spirituelle. Que cet eschaton passe par Athènes ou Jérusalem est évidemment essentiel dans la diction de l’identité chrétienne du religieux. C’est pourquoi penser la temporalité comme seuil du temps, en pareille aventure, n’est rien pour laisser le religieux dans l’indifférence, bien qu’il ait quelque mal à accepter que son destin puisse être lié à la parole de Stanislas Breton : «  On ne demeure qu’en passant », inspirée de Maître Eckhart : «  Oportet transire », « Il faut passer ». N’en est-il pas de même des formes traditionnelles de vie religieuse ? A chacun d’y réfléchir selon l’audace qui est la sienne.

Conclusion

Cette réflexion tirant à sa fin, il nous faut rappeler qu’il était indispensable de montrer la détermination du nihilisme en son origine et par ses conséquences : mort de Dieu dans la culture hypermoderne, jeu de l’altérité de l’autre, expérience du rien, rôle essentiel du rapport entre temporalité, événement et parole de Dieu jusque dans la dénotation du sens « d’habiter religieusement le monde ». C’est donc en faisant ce constat méthodologique, qui vient alimenter notre réflexion, que nous pouvons avancer que la notion de vie religieuse est peut être arrivée à une impasse, mais à aucun moment on peut en dire de même de la religiosité personnelle de l’homo religiosus contemporain.
À la démythisation du consistant ( la sécularisation de la vie religieuse), succède maintenant la signification de l’inconsistant (le malaise engendré par ce temps de détresse). Sur cette signification, nous pensons qu’on peut vivre non seulement la charte de l’expérience, mais aussi celle de la foi.
            La vérité nue est une métaphore qui a un sens seulement quand elle n’est plus nue, c’est-à-dire quand elle est cachée. Ainsi s’achève notre réflexion sur la notion de vie religieuse qui informe un clivage structural, celui de l’expérience d’être habité par un excédent en lequel on se tient : le Dieu de Jésus-Christ.
            Ce qui nous permet de passer à cette autre étape, celle où nous tournons notre attention vers le déplacement de la religion : d’une religiosité traditionnelle à une religiosité nouvelle, formant une résistante-survivance à la barbarie hypermoderne et sa virulence à l’endroit de la religiosité humaine – dont le souvenir imprègne entièrement la civilisation occidentale. Un souvenir qu’on voudrait conjurer, mais dont le spectre grave symboliquement le creusement du temps dans l’être-chrétien du religieux – jusqu’à l’acte limite de son transit en ce monde : la mort-résurrection de Jésus le Christ.



[1] Martin Heidegger, Nietzsche, t. 2, op. cit., p. 32.
[2] Friedrich Nietzsche, Gai savoir, op. cit., § 125, p. 160.
[3] Friedrich Nietzsche, Par delà bien et mal, § 55, Paris, Gallimard, 1971, p. 75.
[4] Cf. Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, coll. Idées # 424, 1962, pp. 253-322.
[5] C’est-à-dire, de non-archê, sans origine ou fondement. Cf. sur ce sujet controversé, Reiner Schürmann, Le principe d’anarchie : Heidegger et la question de l’agir, Paris, Seuil, coll. L’ordre philosophique, 1982.
[6] Cf. Heidegger, Nietzsche, t. 2, op., cit.
[7] Cf. Martin Heidegger, Nietzsche, t. 2, op. cit.
[8] Friedrich Nietzsche, Gai savoir, op. cit, p. 253.
[9] Ibid.
[10] Ibid., II, II. p.110.
[11] Ibid.
[12] Ibid.
[13] F. Nietzsche, Gai savoir, § 125, op. cit.
[14] Ibid.
[15] Cf. Reinhart Koselleck, Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, EHESS, 1990.
[16] Ibid., p. 264.
[17] Reinhart Koselleck, Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, op. cit.
[18] Charles Taylor, The Explanation of Behavior (1954), cité par Paul Ricoeur in Soi-même comme un autre, op. cit., p. 98.
[19] Cf. P.-J. Labarrière, Poïétiques, quand l’utopie se fait histoire, Paris, PUF, 1998.
[20] Cf. P.-J. Labarrière, Poïétiques, op. cit.
[21] Telle que les présentes Stanislas Breton dans Poétique du sensible, Paris, Cerf, coll. La nuit surveillée, 1988.
[22] L’accent peut se déplacer du lieu au tout ou au « Principe » (cause).

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