18 avril 2010

Le pluralisme: un défi métaphysique

Chaque religion a des traits uniques et présente des intuitions qui ne peuvent se comparer entre elles. Chaque explication d'une expérience fondamentale doit être évaluée à son propre mérite et selon son propre contexte, parce que la vérité est pluraliste de par sa nature. 

Raimon Panikkar


1.         Le désenchantement du monde décrit par Max Weber a semé le doute et l'incertitude dans l'esprit humain et, au demeurant, suscité à contre-courant, une resacralisation de la nature; ne faut-il pas reconnaître le pluralisme comme caractéristique fondamentale de l'époque contemporaine ? Dans cette perspective, le postulat de départ d'une réflexion éthique est sans doute l'acceptation inconditionnelle du pluralisme socio-religieux, qui pour celui ou celle qui réfléchit sur la foi et même pour l’incroyant,  peut constituer un véritable kairos de la rencontre c'est-à-dire, un instant approprié pour la rencontre. Il s'agit en fait, de considérer les autres traditions religieuses du monde comme des manifestations ou des reflets d'une vérité non-dualiste. C'est présupposer que l'autre est aussi une source d'entendement valable et légitime de cette Réalité ultime et inconnaissable, que chacun, du mieux qu'il le peut, essaie de nommer et de penser à tâtons qui dans sa simplicité, apprend à marcher sans savoir où il va.
            Une fois cette vérité non-dualiste considérée comme plurielle, c'est-à-dire se manifestant/s'exprimant dans des signes nombreux et divers que l'on peut appeler « religions »[1]; nous avons déjà engagé le processus d'appropriation intérieure du pluralisme socio-religieux actuel. C'est selon nous, le fondement d'une véritable éthique des cultures religieuses. Subséquemment, jaillit un « respect inconditionnel », c'est-à-dire authentique de l'altérité de l'autre. Cela suppose que personne n'est détenteur de façon absolue de la vérité et accepte les limites et la finitude de sa propre tradition à comprendre et saisir cette Réalité ultime.
            Dans cette perspective, ne faut-il pas accepter la nature relationnelle de la vérité, au sens où, ce n'est que dans sa relation totale aux autres traditions - qui sont des facettes différées d'elle-même -, qu'elle se définit comme non-dualiste. Cette relationnalité de la vérité exprime, de ce fait, la relativité de chaque tradition sans pour autant glisser dans le relativisme.
            Ainsi pouvons-nous dire, que ce n'est que dans cette relation universelle à la Réalité ultime, que l'on peut aussi appeler Brahman, Satori, Être ou Dieu, qu'il est possible d'esquisser une éthique des religions objective - autant que faire se peut -  sans jeter d'opacité sur les autres traditions. Nous serions presque tenté de penser à une éventuelle «éthique universelle », mais il n'est point le temps ici de parler d'utopie.
2.         En ce qui concerne l’a-venir, il n'est pas restreint seulement aux humains mais est centré sur toute la création. Il englobe absolument tout ce qu'elle contient, tout ce qu'elle est,  c'est-à-dire  le corps de la Création qui remplit l'univers. Même les minéraux, les végétaux et les animaux sont concernés par le salut. Nous pouvons dire que la théorie darwinienne de l'évolution fut, en quelque sorte, une manière de nommer une variante salutaire qui est de ce qu'on peut en comprendre foncièrement évolutif. Il en est de même des théories cosmogoniques (Lemaître, Gamow, Hoyle) dans la cosmologie contemporaine. Depuis plusieurs milliards d'années le projet cosmique de cet excédent qui est innommable, a évolué de façon déconcertante. Nous comprenons donc le salut, comme un processus interne à la création et à chaque voie (tradition spirituelle). Ceci dit, la voie  bouddhique est tout aussi valable que la voie chrétienne, la voie taoïste autant que la voie judaïque.
            Le but de toute tradition spirituelle n'est-il pas d'instaurer l'harmonie dans la création entre les divers êtres vivants ? Cela, par la libération intérieure de l'humain de ses peurs, de son angoisse existentielle, de sa discrimination eu égard à tout ce qui l'entoure, et surtout,  à ses  fausses images de Dieu et des humains; afin d'embrasser dans une compassion radicale la vie et tout ce qu'elle suppose. L’a-venir en d'autre termes, c'est « le devenir  humain »  processus de transformation créatrice ici et maintenant, qui nous rend transparent à la Lumière incréée, au Soi, au Deus absconditus,ce Dieu caché dirait un Maître Eckhart.
3.         S'ensuivant, une compréhension cosmologique du Logos comme grand récapitulateur du temps et de l'espace; alpha et oméga, agissant par sa présence caché au coeur de la création et de ses créatures. Autant dans les religions anciennes que dans le christianisme, le bouddhisme ou l’islam que dans l’art contemporain. Il est « événementiellement »  l'agent de transformation créatrice de chaque tradition, l'Ür Mensch, le Purusha archétypal qui nous libère de la religion elle-même. Puisque  « ce n'est ni sur cette montagne ni à Jérusalem que vous adorerez le Père [...] mais l'heure vient et maintenant elle est là - où les vrais adorateurs adoreront en esprit et en vérité. » (Jn. 4, 21; 23) Car, « l'Esprit du Seigneur remplit la terre toute entière, » (Sg. 7,1) « il souffle où il veut, mais tu ne sais ni d'où il vient ni où il va » (Jn. 3,8).
            Quant à la figure historique de l’homme de Nazareth, disons qu'un grand « éveilleur », un grand  « thérapeute » il fut, il fut plus qu’un homme et peut-être moindre qu’un Dieu. Dieu ou ce qu'on appelle cette puissance cosmothéandrique et incompréhensible – le poète romantique Friedrich Hölderlin (1770-1843) disait : " tout proche mais difficile à saisir le dieu ". Cette Réalité ultime a sans doute laissée une trace dans les pas du Christ, le transformant par la puissance du Logos. D'ailleurs, c'est parce qu'il a réalisé la plénitude du Logos en lui, qu'on a pu l'appeler « Christ » durant sa marche vers la mort c'est-à-dire, dans sa nature événementielle et transitive, son « être-dans-le-monde » et  son « être-vers-la-mort », c’est-à-dire les concepts médiévaux de (« esse-in » et  « esse-ad »)[2].
4.         Est-ce que l'avenir de la théologie des religions ne se joue à nul autre lieu que dans une théologie dialogique de la rencontre ? Ou, va-t-elle comme tant d'autres théologies, rester empêtrée dans un dualisme occidental qui n'a de cesse qu'a ressasser les mêmes apories et donc, rien à voir avec une théologie de l'avenir. Si nous parvenons à cette confiance cosmique dans la réalité, cela pourrait nous conduira à comprendre que des «divergences advient la plus belle harmonie, et que tout arrive par la lutte » (Héraclite, Fragment 8).
             Car l'harmonie ne doit-elle  être célébrée comme résultat de la polarité ?  Puisque  « la Nature elle-même aspire à l'opposé. C'est là et non à partir de l'égalité que l'harmonie est produite» (Fragment 51). Rappelons-nous toujours cette parole d'Héraclite d’Éphèse : «l'harmonie invisible est plus forte que celle qui est visible » (Fragment. 54).[3]


A suivre…28-06-06 ML







[1] Cela rejoint presque textuellement  la maxime du cardinal humaniste du XVe siècle, Nicolas de Cues qui disait avec justesse :" Una veritas in variis signis resplendet."trad. (Une vérité unique resplendit dans des signes nombreux et divers). (De Mente,ch.II, §67, l5; voir aussi de De Pace fidei, Ch. I-III Introduction par J. Doyon, p.17: "L'intention majeure de cette oeuvre [De Pace fidei] au point de vue de la méthode nous semble être d'avoir cherché à définir les éléments d'une religion plus fondamentale et universelle, présupposée, et implicite aux autres religions.

[2] Cf. A ce propos la contribution lumineuse de Stanislas Breton, « Esquisse de commentaire de quelques textes de saint Jean » in Variations Johanniques, CERIT (Strasbourg), Cerf, 1989, pp. 85-106.
[3] Héraclite, Fragments, trad. et commentaires par Abel Jeannière, [philosophie de l'esprit] Paris, Aubier-Montaigne, 19853, pp. 106; 111.

Aucun commentaire:

Publier un commentaire

Théopoésie ou Dichtung à propos d'un livre récent de Peter Sloterdijk

  A quoi sert la religion ? D’où vient notre besoin de textes religieux ? Dans un essai exigeant, le philosophe allemand explore les rouages...