A
bien y réfléchir, par les temps qui courent l'essentiel de notre époque porte
sur le retrait de l'expérience religieuse et le retrait du (D)ieu et de son
remplacement par l'expérience du rien. Le concept d'expérience est ici d'une
importance déterminante et après l'avoir soustrait à l'horizon réducteur des
sciences empiriques et l'avoir mis en rapport avec la pensée, il se déploie.
L'expérience se retrouve alors définie comme « totalité », «immédiateté » et surtout
comme ce qui « touche et transforme ». De telle sorte qu'après une véritable
expérience, il n'est plus possible de porter le même regard sur le monde et sur
soi. Ainsi en est-il de l'expérience du rien qui touche, ébranle et transforme
l’esprit de notre temps. Il ne faut jamais confondre, l'expérience du rien avec
le fait de ne pas faire d'expérience du tout.
Il en est de même dans l’expérience de la perte de l'autre.
Faire
l'expérience de ne pas faire d'expérience religieuse, de ne pas faire
l'expérience de Dieu, voilà ce qu'est l'expérience du rien qui est à la racine
de l’esprit de notre temps, du Zeitgeist occidental postmoderne.
Il
est possible d'indiquer l'origine historique de ce retrait de l'expérience
religieuse. Il ne faut pas hésiter à mettre cette expérience en rapport avec la
montée de la raison instrumentale : de ce qu’on appelle « le règne de la
technique et de la science comme idéologie».
Quelques
témoins importants de l'expérience du rien. Voix de poètes et de prophètes,
Bertolt Brecht, Friedrich Nietzsche, Paul Celan, Martin Heidegger, T.S. Eliot
sont de ceux qui comme le dit Cioran « lèvent les yeux et n'aperçoivent rien...».
Que nous apprend leur rencontre avec le rien ? Sinon que là où l'expérience
religieuse s'est retirée, l'expérience du rien s'est introduite et nous
bouleverse, nous transforme, nous accompagne face à la mort. C'est pourquoi l’être
humain cherche à l'esquiver.
Se
tourner vers le « rien » qu’est-ce que cela veut dire ? En s'en approchant, on
est frappé par son ambiguïté. En effet, le rien possède les traits d'une inquiétante
infinitude. Il est comme un abîme infini, sans limite d'espace et de temps.
Rien ne le limite et rien ne le fonde. Sa négativité est, pourrait-on-dire,
absolue. À un tel point, qu'il est possible d'appliquer à l'abîme du rien le
langage spirituel. Puisque le rien est apparu là où Dieu s'est retiré, est-il
possible que le rien cache quelque chose de divin?
Alors
la question qu'il nous brûle de poser est : à quoi le rien nous initie-t-il? À
quelque chose de divin caché en lui ou à la pure vacuité du néant ? À partir d’une
interprétation de l'expérience du rien comme possibilité d'une nouvelle
expérience spirituelle. S’oppose à l'«interprétation vide du rien » ce que l’on
appelle l'exigence de sens. «Tout devrait avoir un sens » : tel est le postulat
le plus élémentaire et le plus indéracinable. Impossible d'y renoncer un tant
soit peu sans souffrir. Toute carence de sens est ressentie comme une morsure.
Bien sûr, ce postulat ne garantit pas que tout a un sens, mais que l'être humain
ne se réalise humainement que dans un monde de sens. C’est par le « sérieux
vital de l'éthique » que l'être humain expérimente que le bien a un sens. Nous
voulons croire au sens du bien comme ce qui constitue la vérité profonde de
notre vie.
Enfin,
il y a aussi des expériences de relations, d'amour, d'amitiés, de solidarités
qui sont pleines de sens et au coeur desquelles brille la lumière d'«un sens
impérissable». Alors il est possible qu'à partir de cette lumière, ceux-là
mêmes qui sont les témoins de l'expérience du rien deviennent les témoins de
l'expérience de la lumière du rien, nous sommes les témoins du retournement du
rien vers une nouvelle expérience intérieure. C'est le sens profond qu'en dépit
de la sécularisation et du nihilisme, il ne soit pas impossible à l'homme
moderne de faire une expérience de croissance face au rien de la mort aussi
paradoxal soit-il. M.G.L.
Voir là-dessus Bernhard Welte, Das Licht des Nichts: Von der Möglichkeit neuer religiöser Erfahrung, 1980.