Introduction :
portrait d’un passant
« Est-il encore temps de parler de l'homme, à nouveau, ou est-il déjà
trop tard? L'Occident, cela fut avancé naguère, serait entré dans son
crépuscule, d'autres ont dit dans son déclin. Il a connu les avatars de
l'exaltation et de la décadence. »
Dans le champ de la pensée certalienne,
je ne suis qu’un amateur au sens fort du mot latin : amator.
C’est-à-dire : celui qui aime, amat.» Car j’ignore trop de choses
pour me considérer autrement. D’ailleurs, « Si je n’ai pas l’Amour, je ne
suis rien. » dit Shaoul/Paul (dans I Corinthiens, 13,2).
S’aventurer en pareil style de pensée est un cheminement
en soi, du fait de la finesse de son écriture et du foisonnement de celle-ci. Reconnaître la
portée de la pratique de l’autre sur l’anthropologie du croire et du transit,
n’est pas chose facile. C’est pourtant à cela que s’est adonné Certeau sa vie
durant. Historien et épistémologue ouvert à toutes les transversalités, il fut
un initiateur des études sur la mystique. Mais il fut aussi, par son intérêt pour
le message freudien, l'un des fondateurs, avec Jacques Lacan, de l'Ecole freudienne de Paris en 1964.
Paul Ricoeur disait que Certeau fut « un
outsider du dedans», toujours en écart sans cultiver une position de
marginalité. Il exemplifie une figure, celle de l’intellectuel « exilique »,
l’intellectuel de l’exode dont l’itinérance est guidée, ni par le cumul de ses
positions de légitimation, ni par quelque souci de territorialisation de son
champ de compétence.
En
s’exposant de manière paroxystique comme une photo surexposée. Il aura toujours
été, comme il l’a dit : « au bord de
la falaise », dans une constante prise de risques, car ce chemin vers
l’autre est une mise en péril de sa propre identité et de ses certitudes. Cette
quête implique une ascèse qui l’a conduit à évider toutes les certitudes, les «
prêts à penser » par une pratique du pas de côté, de l’écart avec la conviction
que rien n’est jamais le tout.
D’où
un parcours périlleux au cours duquel il s’est brûler lui-même. On peut, sans
forcer le trait, parler de consumation intérieure dans ce mouvement par lequel
il a préféré mourir à lui-même pour laisser place à l’autre pour que ce dernier
parvienne à aller jusqu’au bout de lui-même. D’où une sidérante unité chez
Certeau entre sa vie et son oeuvre, au point que sa vie fût son oeuvre. Animé
par une marche mystique qui le conduit à une éthique de la liberté et à une
poétique de la parole, à la manière d’un des premiers compagnons d’Ignace,
Pierre Favre, «Tout l’arrête, rien ne le
retient».
Sans
compassion ni mièvrerie, Certeau fut un initiateur fascinant car il avait su
renoncer aux oripeaux d'une maîtrise de mascarade. Il dédaignait les honneurs, les fastes et les médailles, préférant
se heurter sans cesse, et sur tous les continents, à l'incandescence fragile
des rébellions extrêmes ou quotidiennes. De cause à effet, l’effectuation de
l’unité de l’expérience humaine, toujours à faire, est saisie dans son unité
plurielle, c'est-à-dire en tant que pratique « d’arts de faire » qui
sont propres à un langage et, donc, à des signifiants qui jouent plus qu’on ne
saurait le dire dans la rencontre de cette « inquiétante étrangeté »
qui teinte la réalité pulsionnelle du sujet de désir, cet homme ordinaire dont parlait Freud, ce « parlêtre» dont la nomination lacanienne nous laisse perplexe!
Ce
qui advient pour Certeau n’advient que par une certaine fulgurance tragique
qu’encaisse la conscience du marcheur, contrariant la volonté à acquiescer à un
certain renoncement, mais dans une Parole qui porte la marque d’une propension
à la création, une Parole jamais dite, inouïe. A cela s’ajoute une manière de
s’insérer dans un espace qui implique des stratégies d’altérité qui deviennent
l’usage, d’une poétique, générant des
discours à inventer un quotidien issu d’un présent-passé comme d’un présent-à-venir.
Cela nous rappelle que
personne n'est détenteur de façon monolithique de la vérité et doit accepter
les limites et la finitude de sa propre contingence à comprendre et saisir la
pluralité de la vérité peu importe sa tradition ou son allégeance intellectuelle.
Car le lieu de la question n’est pas la discrimination mais la « claire conscience
» de la réalité.
Dans
un monde qui se réenchante du confort de la technique ce marcheur infatigable,
explorateur des contrées multiples et diverses du domaine des savoirs ne
préféra pas la sinécure à l’effort prolongé vers le difficile qui change nos
manières et qui génère autre chose que la répétition du même.
1 – L’histoire
de la mystique: point de départ de l’anthropologie
Michel
de Certeau a suscité à contre-courant une réappropriation des «arts de faire » propre au croire, à
l’histoire de la mystique, à la psychanalyse, sans occulter la sociologie, la
linguistique en lesquelles, il s’est de manière insoupçonnée trouvé une
« demeure » pour écrire/parcourir le récit de cette expérience de
voyageur qu’a dessinée La Fable mystique.
Le
premier écrit de Certeau date de 1954, c’est un
article sur l’expérience du salut chez Pierre Favre - écrit à travers les
méandres de son édition critique du Mémorial
du mystique savoyard. Il emprunte un autre chemin celui de l’histoire de la
mystique qu’il inaugure dans son anthropologie. Ce chemin de pensée, il n’en
bifurquera jamais, au contraire il s’y ressourcera au carrefour des transits
épistémologiques de l’histoire, de l’analyse de la société, de la psychanalyse,
décisifs dans la constitution de son anthropologie.
En
particulier, à travers l’énigmatique figure du jésuite Jean-Joseph Surin —
personnage aussi obscur que fascinant. Le rapport à Surin, mystique du XVIIe siècle, est central chez de Certeau : par un
impressionnant travail d'édition, il a d'abord rendu son oeuvre à nouveau
accessible ; à son contact, il a élaboré une théorie de la mystique, mais il
s'est aussi de plus en plus intéressé à la seule marginalité d'une partie de
son existence. (L’épisode de La
possession de Loudun en particulier)
A
ce stade, sa lecture devient ambivalente et le texte premier a changé de nature
: il a inspiré en lui un langage et des attitudes pour explorer les nouveaux espaces
de l'histoire contemporaine. Son interprétation
est devenue emblématique de son propre itinéraire.
En
travaillant à la marge, mais en faisant de cette marge la centralité de Surin,
il pose une décision dont on voit bien qu'elle l'engage lui-même au premier
chef. Dès lors, Surin ne disparaît-il pas
dans La Fable mystique au moment
où il devient le plus central, point d'argumentation d'une théorie de la
mystique qui l'emporte sur la pratique des textes. Le choix des textes est en
effet significatif, plus encore, par ses restrictions croissantes, voire, sans
nuance péjorative mais au sens le plus symptomatique du terme, par ses « obsessions
».
Certeau
va donc repérer une «sorte» de structure dans la parole mystique. Plutôt que de
comparer la pertinence dogmatique des énoncés, il se met à l’écoute des textes
comme l’analyste à la parole de l’analysant. La mystique étudiée apparaît comme
un discours nouveau, à la première personne du singulier, qui tente d’arracher
à l’objectivité du discours de la théologie « devenue scientifique »
une possibilité de parler de Dieu autrement qu’à le réduire à un savoir.
Là
où le discours scientifique objectivise, il rend présent en le représentant et assigne
à résidence, la stratégie des mystiques pour parler de l’autre, sans le réduire
à ce que l’on peut en connaître. Cela consiste à inscrire le manque dans le
discours ; inscrire le manque au cœur du discours c’est, pour les mystiques, la
possibilité de recueillir, évanescent, le discours de l’autre.
C'est
ainsi que la célèbre et magnifique Ve strophe du Cantique spirituel citée inlassablement - indice de joie ou de
souffrance, comment savoir ? Voici l’extrait :
«Je veux aller courir parmi le monde
Où je vivrai
comme un enfant perdu
J'ai pris l'humeur d'une âme vagabonde
Après avoir tout mon bien dépendu.
Ce m'est tout un que je vive ou je meure,
Il me suffit que l'Amour me demeure.»
Reconnaissant
sa parenté avec Surin, cet autre marcheur, Certeau confiait lui-même, au début
de L’écriture de l’histoire (1975), avec un esprit d’une jeunesse
indéfectible, en faisant sienne la parole d’un Jules Michelet : « La route — « ma route » (…)
« J’allais, j’errais… Je courus ma voie… J’allais… hardi voyageur. »
Marcher et/ou écrire, tel est le
travail sans trêve, « par la force
du désir, sous l’aiguillon d’une ardente curiosité que rien ne pouvait
arrêter ». Michelet multiplie les visites, avec « indulgence et
crainte filiale » à l’égard des morts qui sont les bénéficiaires d’un
« étrange dialogue », mais aussi avec l’assurance « qu’on ne
pouvait plus réchauffer ce que la vie a délaissé ». Dans le sépulcre
habité par l’historien, il n’y a que « le vide ».
Pour
reconnaître les métamorphoses de ce vide de l’historien, pour le rapprocher du
vide de l’homme ordinaire de l’actuel présent. Il faut se tourner vers le
malaise de l’individu moderne qui cherche comment assumer sa mélancolie en
raison du retrait de Dieu dans nos sociétés (forme de dépressivité du fantasme)
pas si rare de nos jours. C’est pour parler métaphoriquement, une sorte de
tension en laquelle le marcheur se tient sans en connaître l’ampleur.
Exposer
cette anthopologie nous renvoie d’emblée à l’intérêt qu’avait Certeau pour la
pensée de Marcel Jousse - anthropologue
du geste disparu en 1961! En effet, Jousse cherchait à retrouver derrière
l’écriture l’oralité sous-jascente, non pour l’opposer à l’écrit mais pour
l’articuler à son autre. Dans ses travaux (L’anthropologie
du geste, 1969), Jousse réalise le déplacement que souhaite de Certeau :
du théologique à l’anthropologique, et toute son œuvre réalise un retour au
geste comme plus originaire et plus signifiant que l’écrit :
« Pour Jousse chaque petit paysan porte en lui
une connaissance expérimentale qui n’attend, pour se révéler, qu’une prise de
conscience.» L’œuvre de
Jousse représente pour lui un retour au geste comme à la source de la
verbalisation et il entre en résonnance avec des thèses qui explorent
l’originaire : « L’analyse
du Mimique et du Rythmique entend faire jaillir en l’homme ce qu’il y a
de plus archaïque et de plus fondamental en lui. »
En ouvrant l’anthropologie à la croisée des sciences humaines
et sociales, il y a liaison du langage aux lois du corps, cette perspective qui
vient de Jousse sera déterminante sur le chemin de pensée de Certeau.
2-Des transits du croire
C’est
un lieu stratégique dans la pensée certalienne que de parler d’une
anthropologie transitive. Cela évoque la figure du Wandersmann, de ce mystique fameux que fut Angelus Silésius, celle
de « l’homme en chemin » à la fois errant et migrant qui, chez de
Certeau, pour ne pas dire « par lui » et « en lui », se
rencontre en divers lieux de sa réflexion et prend la figure selon laquelle «la relation consiste en un certain transit»,
un transit qui évoque un trépas. Penser le sujet de désir dans la cartographie
de l’altérité et la diversité de ses articulations langagières induit et
conduit vers une anthropologie du
croire; et aussi à se poser la question du croire en général, de la crédibilité
interrogée hors de son lieu religieux pour esquissez les bases d’une «science
du croire.»
Comme le fait remarquer Louis Panier : « une
anthropologie du croire n’est pas une théologie de la foi, elle ne traite pas
particulièrement de la croyance religieuse, il s’agit d’abord d’une question
anthropologique qui nait de la pratique d’historien de Certeau. »
Ainsi, Certeau « va parvenir à
définir les contours de ce qui serait comme un opérateur dans les croyances
nécessite un déplacement de sa recherche sur les contenus vers les conditions
de l’énonciation de ceux-ci qui privilégiant le dire sur le dit. Le
« pas-ça » qui relance de manière constante fait place à une
anthropologie ouverte sur de l’insaisissable, de l’indéfini, du rien, et met en
même temps lumière sur l’irréductible. Elle soutient la question du chercheur
et anime sa marche vers l’autre. Le croire est toujours, pour de Certeau, du
coté d’un faire. »
Certeau
emprunta donc un « chemin autre » pour intégrer anthropologiquement croire et
transit qui s’éprouvent aujourd’hui à l’urgence de repenser la
« présence » de l’homme en sa quotidienneté. Ce discours ne va pas au
détriment de la psyché du sujet comme une certaine interprétation psychologique
des conseils évangéliques, trop souvent responsable d’une déstructuration
psychique du sujet de désir, à coups «d’idéaux ascétiques» comme nous le
rappelait si justement le psychologue Nietzsche.
En
effet, le but de tout discours sur l’homme et son âme n'est-il pas d'éliminer
le voile d’ombre du désir qui figure l’impossible objet?
C’est
par une certaine « nécessité poétique
(j’oserais dire une ‘’ferveur’’, avec la force de ce vieux mot) que naît de la
perte qui ouvre effectivement sur une faiblesse; comme si, d’avoir épié les
signes de ce qui nous manquait, naissait peu à peu la grâce d’être atteint par
ce qui s’y indiquait de plus fragile et de plus fondamental. […] On ne choisit
pas d’être croyant. C’est un vouloir qui traverse les options et dont elles ne
sont que des symptômes.»
Peu
à peu, dans chacune des disciplines qu’il traverse, Certeau fait son œuvre,
suscitant commentaires ou discussions, fécondant la réflexion, tant en Europe
qu’en Amérique du nord. Mais, chaque fois, c’est une partie de ce travail qui
est envisagée, comme si l’effort pour penser par-delà les frontières des discours
ne devait pas constituer une clé de lecture décisive pour son oeuvre.
L’anthropologie, ce mot qui définit avec
assurance toute l’œuvre certalienne, se dévoile minimalement en deux lieux pour
qui tente de saisir celle-ci dans sa pluralité et son articulation épistémologique:
1. l’importance qu’il accorde à cette
anthropologie du croire apparaît dans la question du rapport du croire au
savoir, de la crédibilité, des manières de croire, des philosophies de la
croyance, de la distinction entre le voir et le croire avec les transits qu’elle
suscite, de la dynamique des croyances, 2. et
s’achève sur la distinction aristotélicienne entre l’endoxon (l’admis, l’accepté) et l’eikota (le vraisemblable, le conjectural, le probable) qui confère
à l’institution une place majeure de médiation dans la transformation du croire
en savoir.
Certains croient que l’étude anthropologique du croire, à
laquelle Certeau a consacré son séminaire à l’EHESS à partir de
1984, constitue la station terminale de sa recherche. Pourtant, il n’y
a rien de plus erroné. On l’a vu plus tôt, si la croyance occupe un tiers de
ses recherches publiées, «cette question
est partout présente, elle tisse souterrainement tous les textes, elle porte la
dynamique interne de sa pensée. »
En
analysant le discours sur la société, on met en évidence, la façon dont le
discours mystique est aussi anthropologique.
Simultanément, émerge le chemin de l’anthropologie du croire. Dans le cadre
d’une telle analyse, le croire n’est pas d’abord, mais pas non plus
exclusivement, le croire religieux ;
un même vocabulaire, toujours aussi religieux, traverse les expressions. Dans une optique économique,
l’acte de croire s’éprouve comme expression anthropologique de la dette et de
la réception. La dette désigne la même chose que le crédit : c’est le point de vue des personnes en
présence qui est précisé par le terme ; ce qui atteste de la dette, c’est la reconnaissance de dette ou reçu. Les vocabulaires du croire et du commerce ne
cessent de se croiser (reconnaissance de dette, obligation, don, crédit,
créance, reçu) selon l’usage latin du verbe, credo aliquid alicui,
remettre en dépôt quelque chose à quelqu’un.
L’analyse
que Certeau propose des instances de sens dans la société décrit l’institution
scientifique à partir d’un modèle théologique. Tout a sens et rien de ce qui
mérite qu’on s’y arrête n’échappe au discours. Tout est justifié. Il y a des
experts qui font croire,
ce qui, somme toute, n’est que construction à partir de procédures, objets
formels et déterminations des conditions de falsification. L’autorité de
l’expert fonctionne comme un magistère. Voilà la différence éclatante en entre
autonomie et inautonomie chez un sujet en devenir. D’ailleurs à ce propos, le
grand sage indien Swami Parajnanpad disait que « la spiritulaité est un synonyme d’indépendance ».
N’oublions
pas, que l’étude des institutions sociales et des autorités est un lieu
privilégié de l’analyse de la crédibilité et de ses conditions de possibilité.
Elles font croire ;
Certeau les appelle les institutions
du croire :
« À
titre de première approximation, j’entends par ‘’croyance’’ non l’objet du
croire (un dogme, un programme, etc.) mais l’investissement des sujets dans une
proposition, l’acte de l’énoncer en la tenant pour vraie — autrement dit, une
‘modalité’ de l’affirmation et non pas son contenu. Or la capacité de croire
semble partout en récession dans le champ politique. Elle soutenait le
fonctionnement de l’autorité. Depuis Hobbes, la philosophie politique, surtout
dans sa tradition anglaise, a considéré cette articulation comme fondamentale.
Par ce lien, la politique explicitait son rapport de différence et de
continuité avec la religion. Mais la volonté de ‘’ faire
croire ’’ dont vit
l’institution, fournissait dans les deux cas, un répondant à une quête d’amour et/ou
d’identité. »
Partie
de la nécessité pour l’institution de faire croire comme expression de son
autorité, l’analyse politique du croire se termine par une contestation de
l’institution dans sa prétention à maitriser ce qui est à croire.
3– Croire : une pratique de l’autre
Me souvenant de Michel
disparu en 1986; l’élément qui me vient à l’esprit est l’importance qu’il
attachait à l’altérité, ce qu’elle signifiait pour lui : être prêt à faire une
place à l’autre, tel un kaïros, (ce
moment approprié) pour saisir ce qui advient au cœur de la rencontre de cet
Autre du désir qui n’en finit pas de me déranger - par ses multiples
médiations.
À
l’école des mystiques, Certeau aménage dans le discours une béance par un
phénomène de rature — pas ça
— qui interdit au discours de boucler sur lui-même comme savoir définitif,
entier, totalisant voire totalitaire. L’ouverture de la fable mystique en constitue
l’occurrence la plus connue :
« Ce livre se présente au nom d’une
incompétence ». (…) « On se
doute bien qu’il ne peut s’agir d’une simple humilité qui serait bien cuistre
au moment d’ouvrir un travail dont le premier tome fait plus de quatre cents
pages et dont l’auteur est un spécialiste reconnu. La théologie de l’expérience
religieuse du judéo-christianisme se construit comme pensée de l’altérité.»
Certeau
ne présuppose pas un phénomène unique que l’on nomme la mystique, avec une
tradition prétendument commune aux trois monothéismes, qui court du Pseudo-Denys
en passant par Maître Eckhart, Nicolas de Cues, Angélus Silésius, Jacob Boehme
ou Novalis, et même au-delà. Il ne commence pas par trouver un nom qui dépasse
tous ces phénomènes par exemple, ce « sentiment océanique », – nommé
par Romain Rolland pour Freud au moment de l’écriture de L’avenir d’une illusion (1927).
« Tel Robinson Crusoé sur la grève de son île, devant “le vestige d’un
pied nu empreint sur le sable ˮ, l’historien parcourt les
bords de son présent ; il visite ces plages où l’autre apparaît seulement comme
une trace de ce qui a passé. Il y installe son industrie. À partir d’empreintes
définitivement muettes (ce qui a passé ne reviendra plus, et la voix est à
jamais perdue), se fabrique une littérature: elle construit une mise en scène
de l’opération qui confronte l’intelligence à cette perte. Ainsi se produit le
discours qu’organise une présence manquante. »
L’homologie ainsi dégagée
consiste dans un discours de l’autre, l’hétérologie.
Il me faut insister sur l’histoire comme
mémoire sociale, telle qu’il l’a mise en pratique dans son œuvre. Ce respect de
l’altérité du passé, il
l’associait à la nécessité (…) de narrer la confrontation avec l’irréductible
étrangeté de ce passé. Ainsi pratiquée, cette relation à l’altérité était au
fondement de sa pensée, de ce qu’il nommait souvent “hétérologie ˮ. Non qu’il faille entendre par là une
identification de l’autre — Dieu, le passé, ce qui manque, etc. — mais une
fonction, ambivalente, comme Autre du désir chez Lacan. Dans un de ses articles
sur Certeau intitulé « La passion de
l’altérité », Luce Giard dira : «l’histoire implique une relation à l’autre
en tant qu’il est l’absent, mais un absent particulier, celui qui a passé comme
le dit la langue populaire. »
Car
« nous avons tous besoin de déverser notre rivière dans le fleuve du
monde. Et nous avons besoin de recevoir l’eau de la rivière d’autrui. »
Certeau
ne se reconnaît que par l’altération que lui procure la rencontre avec les
diverses formes de l’altérité. À sa manière il dévoile, émerveillé, la parole
des mystiques ultimement dans sa Fable mystique :
« il se découvre sur la scène de
l’autre. Il parle dans cette parole venue d’ailleurs et dont il n’est plus
question de savoir si elle est à l’un ou à l’autre. » Cette
étrange filiation nous rappelle que sont battues en brèches les oppositions entre
le sensible et la raison, l’esprit et la vie, au point d’affirmer que : La vie
est entièrement absorbée par l’œuvre et l’œuvre est la vie ou mieux dit, que
vie et œuvre ne font qu’un.
C’est
de l’intérieur de l’univers mobile de sa pensée qu’on se tient, soit dans le
maintien d’une posture de questionnement toujours ouverte, soit dans une
résistance à l’autre, face au déploiement des modes d’interprétation qui font
survivre une part énigmatique du passé à jamais refermée, cette étrangeté interne à l’histoire de
la mystique.
Dans
cette guise, l’anthropologie certalienne s'identifie à travers l'observation de
ce qui la trahit, la dénature, l'empêche. En engageant la critique de « l’étrangeté de l’autre », Certeau
cerne le territoire anthropologique par le biais de son revers négatif, fait de
parcellisation, d’imitation dégradée, d’une dispersion en même temps que d’une
indifférenciation.
En
regard de ses dimensions négatives dont il s'extrait, le travail de méditation
créatrice de Certeau opère donc à la fois une focalisation et un
rétablissement. Il cadre, il met au point, il confronte, il oppose au réel une
colère lucide, une incontournable mélancolie, une résistance certaine, une «extase blanche». Il lui réplique par un
autre rythme, une autre vitesse, porteuse d'une « nouvelle donne» de sens et de
protestation. C'est ce que le poète René Char appelait «l'énergie disloquante de la poésie». D'où une écriture au lyrisme
parfois tendu et qui tire sa force des rapports établis entre poésie, mystique
et philosophie. Ayant affaire à la prose de l'histoire, voire aux prosaïsmes où
à la prosaïsation la plus affligeante, la diction du mystique se constitue en
terrain d'affrontement avec ce qui lui manque.
4- Croire et savoir
Quand
on parle de savoir, on parle d’objet, c’est-à-dire de production du discours
scientifique. Dans le langage médiéval, on distinguait sujet et objet à l’intérieur
d’un discours. C’était une manière d’empêcher l’objectivation de Dieu, ainsi, le
sens logique du mot sujet s’évapore; le sujet devient ce qui envisage l’objet. Dès
lors, la croyance peut être la possession d’une certitude idéologique ou d’un
contenu de pensée.
À
l’antipode d’une telle interprétation de la croyance, Certeau construit la
rationalisation de la foi de telle sorte qu’en aucun cas Dieu et la foi ne
puissent être considérés comme des objets de savoir. Car ce sont des concepts proprement «utopiques». Il perçoit donc chez
les mystiques une résistance à l’intellection de la foi quand ils maintiennent
l’expression de celle-ci dans le cadre de la confession et de la prière. Il dit
dans La Fable mystique :
« De diverses manières, l’énonciation qui détermine les élaborations ‘’spirituelles’’
part du postulat que l’acte de connaître se situe dans le champ de la prière (ou, comme le disait déjà
saint Anselme, dans le champ de l’invocatio). L’allocution est pour le
savoir sa condition et son commencement. Elle lui donne la formalité d’un ‘‘parler
à’’, qui est aussi un ‘‘croire en’’ (credere in). La science mystique
interroge donc en même temps la nature de la parole (venue d’une voix), celle
de la croyance et celle du savoir. Elle
s’arrête là, sur le seuil où la possibilité de parler mesure une possibilité de
connaître : comment l’allocution peut-elle donner naissance à un savoir de
l’autre? »
Les
études historiques et sociologiques sur l’athéisme montrent comment l’athéisme
est un fruit du christianisme tel que répertorié briallement par Ernst
Bloch dans son grand livre L’athéisme
dans le christianisme (1978) et Bernhard Welte avec L’expérience du rien (1989). La théologie contemporaine elle-même
s’empare de ce thème, ne comprenant plus l’athée ou le nihilste comme l’adversaire
ou celui qui est dans l’erreur. Car c’est de l’intérieur du croire ou du
non-croire qu’une expérience de l’absence de Dieu peut être faite. La
signification théologique de l’athéisme donne une possibilité inédite pour la
compréhension de la croix, car pour le croyant, sur la croix qui meurt, sinon
Dieu? Pour Certeau :
La « communication est perçue comme brisée. La crédibilité qui la fonde
s’effrite. […] Les textes se produisent à partir de ce qui manque. Certes, la
dévotion veut faire croire que les êtres et les livres parlent de Dieu, ou que
Dieu y parle, mais leur bavardage ou leur rumeur ne console pas les mystiques
duXVIIe siècle, inattentifs à ses bruits et jetés par leur désir
dans l’expérience d’un grand silence. La "Lettre" en effet n’est pas
la parole qu’ils attendent, ni le monde. Ces messagers […] ‘ne savent me dire
ce que je veux’. À cette absence du Verbe, s’oppose une assurance : il doit
parler. Une foi est liée à ce qui ne se produit plus. La croyance fonde une
expectation. »
Dans
un autre registre la réflexion sur le croire, à partir de sa situation
institutionnelle, montre qu’il est possible de comprendre premièrement le
croire comme pratique et non d’abord comme savoir, mais comme acte de la
volonté, et non d’abord comme contenu noématique, i.e. comme acte de connaissance.
Aussi,
s’il est vrai que l’institution n’est pas réductible à un face à face avec
l’individu, mais est aussi une des dimensions de la personne humaine, alors
l’analyse souligne qu’il n’est pas concevable de croire tout seul, parce que le
croire articule un rapport à l’autre et aux autres par la médiation de
l’institution, fut-ce-t-elle l’institution du réel nommée par la psychanalyse.
Le
rapport entre croire et vérité est donc ici incontournable, car il résulte d’un
«faire faire», parce qu’il faut que l’institution soit crédible. La crise du
croyable est une crise des institutions. La vérité n’est pas d’abord affaire
d’énoncés, elle est un faire qui garantit la possibilité d’un vivre ensemble et
celle des institutions. Le croyable transite mais demeure; comme «révolutions du croyable».
Car
pour maintenir ce qu’il faut croire, l’institution risque de le définir de façon
de plus en plus technique :
« Le traitement institutionnel du croire épuise peu à peu ce qu’il
prétendait gérer. En abusant de sa technicité, il perd sa crédibilité. Il
s’isole de ce qui le soutient — une fonction qui fonde des liens sociaux sur
l’énoncé d’opérations possibles. C’est la maladie qui menace tous les ‘’magistères’’.
» D’ailleurs, «la réflexion sur le
croire comme acte n’implique d’aucune manière que le sujet maîtrise ou contrôle
ce qu’il croit, puisqu’elle analyse au contraire les manières dont s’inscrit,
dans le langage et dans l’action, le rapport du sujet avec ce qui lui échappe —
c’est-à-dire avec l’autre, sous des formes inter-relationnelles (la relation à autrui),
temporelles (la loi d’une durée) et pragmatiques (la résistance des choses). À
cet égard, l’acte de croire apparaît comme une pratique de
l’autre. Cette gestion de
l’altérité comporte une série d’aspects, dont ceux qui concernent la nature et
le fonctionnement de l’institution de sens, et qui circonscrivent, comme ses
faubourgs, l’institution particulière qu’est le magistère.»
Si
la modernité s’identifie à l’hégémonie de l’ordre
de l’esprit scientifique, ne retenant comme vrai que ce qui est
certain et démontré, il lui importe, alors, de parvenir à une énonciation juste
pour atteindre des « vérités définitives »… Mais le croire est un autre
discours, la fable est sa langue, la mystique est ce qui réinsère le contenu
du croire - dans l’utopie - sachant qu’on ne peut jamais l’énoncer « une fois
pour toutes ».
Lorsqu’on
dit de la modernité qu’elle est l’ère du Cogito,
on laisse entendre que le sujet pensant se pose lui-même, en pleine
indépendance des autres et de Dieu. La démarche cartésienne en constitue l’archétype,
pour ainsi dire. De ce fait, Descartes « se
coupe de son affectivité (psukhê) mais
aussi de la plus grande partie de son corps.»
Toutefois, « […] Toute pensée est l’expression langagière
partielle et temporaire de ce qui est vécu, et qui dépasse incommensurablement
les mots. La pensée n’est pas vaine,
cependant, lorsqu’elle est là pour éclairer. Non pas pour créer la réalité ni
pour la définir ni même pour l’affirmer. Le « Je pense donc je suis »
de Descartes est une sottise. La pensée est une lanterne. Le palais immense et
somptueux qu’elle peut éclairer n’a aucune commune mesure avec la minuscule
lanterne. La pensée est « un doigt qui désignant la lune », dit le
bouddhisme, « malheur à qui confond le doigt et la lune »!
Pourtant,
pense-t-on l’homme comme maître et possesseur de la nature comme de lui-même.
J’en vois dans la critique heideggerienne de la technique une intéressante
description : univocité et instrumentalisation du langage, fascination par la
science, évidence d’un progrès de l’humanité. Mais quel progrès, s’il ne vient
pas du dedans, de la « voie intérieure » du sujet?
« Il est frappant que, depuis
quatre siècles, les réflexions philosophiques, sociologiques ou
anthropologiques de l’aire méditerranéenne ou ‘’latine’’ ont été mobilisées par
une interrogation sur l’objet, qui met en cause la vérité de la croyance, alors
que la problématique de l’acte de croire s’est développée surtout dans une
tradition anglo-saxone. […] Cette géographie épistémologique relève déjà des
rapports entre le croire et l’institution, puisqu’elle différencie des régions méridionales
où la croyance est essentiellement considérée en fonction de sa définition par
des institutions rivales (religieuses, politiques, académiques), et des régions
nordiques, articulées par la Réforme, où la conscience croyante paraît circuler
à travers les objets susceptibles d’exprimer ou de rassembler des convictions.»
Selon
Certeau la croyance est liée au savoir qu’elle suit ou précède, ce qui requiert
l’étude des structures relationnelle entre croire et savoir. Il évoque à ce
propos une lettre envoyée en juin 1877 par le mathématicien Georg Cantor à
Dedekind qui fait alors autorité. Cantor écrit :
« Ce que je vous ai communiqué tout récemment
est pour moi-même si inattendu, si nouveau, que je ne pourrai pour ainsi dire
pas arriver à une certaine tranquillité d’esprit avant que je n’aie reçu, très
honoré ami, votre jugement sur son exactitude. Tant que vous ne m’aurez pas
approuvé, je ne puis que dire : Je le vois, mais je ne le crois pas.» […] « Croire à ce titre a
une valeur conventionelle. »
Les
conventions de groupe délimitant le domaine du croyable sont sujettes aux
modifications sociales et historiques. La typologie mise en place par Certeau
dessine des transits épistémiques : « Le parcours épistémiques permet d’articuler et de distinguer une
cohésion sociale d’une part, du coté du « reçu », et une cohérence
logique d’autre part, du coté du « vu ». » Ici, il ne s’agit pas d’opposer croyance et science,
mais au contraire, de montrer leur constante articulation, y compris dans leurs
déplacements.
Le « cru »
est lié à ce qui est reçu et les énoncés reçus tiennent lieu d’institution, ce
qu’Aristote qualifie d’endoxa,
l’admis, l’accepté que j’indiquais plus tôt. L’institution sécrète donc les
portes-parole de ce qui est tenu comme admis. Elle tient place de l’autre,
organisant le croire nécessaire à produire des pratiquants. Mais par un rôle,
en premier lieu positif, qui est une fonction autorisante :
« Ce rôle joué par l’institution qu’est le
reçu, je le qualifie de poétique» dit Certeau – dans article de 1983 - qui discerne cette dimension dans
les trois formes de rapports à l’autre dans le croire. 1. Le «on dit» qui
autorise le «je dis»; 2. le «on dit» qui ouvre la possibilité d’un savoir et
enfin, 3.l’indétermination du «on dit» qui suscite un sens incomplètement
circonscrit, polysémique et instaurateur d’hypothèses multiples.
« Sous [sa] forme poétique, la croyance conjugue les deux postulats qui
la définissent, mais dont elle ne supporte pas la tension : d’une part, il y a de l’autre, et, d’autre part, il doit y avoir du sens. Elle reconnaît (dans
toutes les acceptions du terme) des régions qui ne sont pas appropriables
(elles sont ‘‘autres’’ ), mais doivent avoir des liens avec le savoir acquis
(çà doit avoir du sens).»
Autrement,
comment souligner l’impossibilité de comprendre le croire comme une faiblesse (Cf. Paul IIe Co, 12.). Le croire, quand
bien même il est réduit à un énoncé de croyance, caractérise un mode de
connaissance : celui de la relation à l’altérité de l’autre. Ce qui est
cru n’est pas à portée de la main. Distinguer le croire du savoir, c’est
reconnaître la nourriture élémentaire de l’altérité qui fait qu’il y a toujours
de l’Autre quand je dis « Je ».
L’insaisissabilité
de l’acte de croire indique vers sa dimension poétique, comme un «acte de faire»
qui invente le quotidien. Le croire est marqué par la dépossession, cette impossible
maîtrise du savoir; non seulement parce qu’il y a la contingence du devenir
mais aussi et surtout parce que croire est la condition de possibilité de cette
démaîtrise du supposé savoir.
« Se poser la question : ‘‘est-ce
que je crois?’’, c’est sortir déjà du champ de la croyance et la tenir pour un
objet intellectuel indépendant de l’acte qui l’affirme comme une relation. La
croyance n’est plus qu’un dire lorsqu’elle cesse d’être un engagement
relationnel, c’est-à-dire lorsqu’elle cesse d’être une croyance.»
Cette
dernière formule manifeste l’impossibilité d’une distinction entre la croyance
et le croire : « la croyance […] cesse
d’être une croyance ». En effet, il est illusoire de penser pouvoir se
déterminer par rapport à des croyances qui ne seraient plus que vestiges, parce
qu’il n’est pas possible de ne pas croire. L’illusion que l’on pourrait ne pas
croire est concomitante de la croyance absolue dans le savoir. Le savoir est la
mythologie de la modernité parce que la modernité dissocie ce qui est cru de
l’acte de croire. «Cette distinction même […] est devenue notre pratique
croyante contemporaine.»
Le
traitement institutionnel des croyances relève donc d’une nécessité
fonctionnelle. Il est indispensable comme tenant-lieu. Cependant, la logique
portée par toute institution a tendance à s’autonomiser de la poétique dont
elle est porteuse, à ce moment : « Le danger de ce travail usinier, c’est son propre excès. » Cette prévention vise à affaiblir les institutions
du croire pour qu’elles n’épuisent ou n’excluent ce qu’elles prétendaient gérer
afin de leur rappeler leur fonction
poétique et éviter les dérapages liés à une simple reproduction de la
machine institutionnelle pour elle-même.
4- Conclusion :
Passer c’est demeurer
Il
ne suffit pas, si bien qu’on s’y trouve, d’être dans un lieu ou dans le monde :
il faut l’habiter. Pour Certeau, cela veut dire : trouver le sens de l’esprit
de notre époque. C’est aussi accepter irrévocablement d’«être-vers-la-mort» jusqu’à notre ultime «passage» sur l’autre rive.
Habiter
un lieu de transit, cela donnerait à penser que le « dire mystique » tout comme
le « dire poétique » est selon le poète Paul Celan : «cette parole qui recueille l’infini là où n’arrivent que du mortel et
du pour rien». Cette distance inhérente au revenant, qui revient de
l’indétermination, signe du chemin, acheminement provenant du plus loin de
l’inimaginable, de l’infini qui dit « du
mortel et du pour rien » comme rencontre avec l’absurde de la condition
humaine.
En
conséquence, le « demeurer » opère une mortification, sorte de deuil d’une
distance prise à l’égard de soi et de l’autre. On peut donc comprendre que le
sujet du manque permet de reconnaître la relation d’une détermination inhérente
à une poétique du déclin de la religion qui prévient contre des réenchantements
trop faciles. C’est, dit autrement, reconnaître l’universelle condition du
sujet en proie à ses propres illusions.
Alors
que mes propos tirent à leur fin, il n’est pas de trop de se demander ce qui
nous reste de Certeau : le rappel de l’influence du Zeitgeist et ses conséquences sur l’existence de chacun, l’éclipse
de Dieu, la désertification de l’institution ecclesiale, l’utopie de la foi, l’expérience
du rien, le rapport oublié entre désir et parole du manque jusque dans le
déclin du sens qui parce qu’il est en déclin est un deuil du réel toujours à
faire.
Le
manque tourne notre attention vers une aporie qui conduit (inconsciemment?) Certeau
- dans les entrelacs d’une technique et d’un récit littéraire, d’une production
et d’une écriture, d’une « science » et d’une «fiction », il raconte ses voyages
au pays des absents, les rencontres qu’il y a faites et comment il en a été
transformé, altéré au sens destinal.
Pour
lui, on l’a vu, cette aporie prend la forme d’une pulsion métabolisée comme
négation, formant une résistante-survivance à la montée de la folklorisation de
la religion et la perte de sens dans l’institution en laquelle il n’est demeuré
qu’en passant – et dont l’expérience imprègne tout son être-écrivant du désir dont
figure l’impossible objet.
Un « sort »
qu’il voulait conjurer, mais dont le spectre du déclin de Dieu grave
symboliquement le creusement du temps dans le corps « passant » qu’il
fut – jusqu’au moment où la maladie termina, trop tôt, son transit. Cette
aporie prit donc la forme d’une incapacité grandissante à «faire le deuil de
ses origines », comme il le dit dans La
faiblesse de croire :
« A présent, semblable à ces ruines
majestueuses d’où l’on tire des pierres pour construire d’autres édifices, le
christianisme est devenu pour nos sociétés le fournisseur d’un vocabulaire,
d’un trésor de symboles, de signes et de pratiques réemployés ailleurs. Chacun
en use à sa manière, sans que l’autorité ecclésiale puisse en gérer la
distribution ou en définir à son gré la valeur de sens. La société y puise pour
mettre en scène le religieux sur le grand théâtre des mass media ou pour
composer un discours rassurant et général sur les « valeurs ». Des individus,
des groupes empruntent des « matériaux chrétiens » qu’ils articulent à leur
façon, faisant encore jouer des habitudes chrétiennes sans pour autant se
sentir tenus d’en assumer l’entier sens chrétien.»
Certeau
avait cru à la réconciliation avec la réalité de son temps par l’usage des «
arts de faire avec » le monde, mais il n’est arrivé qu’à l’impasse épistémique
qui fut la sienne - croire et faire croire, ce qui, encore aujourd’hui, demeure
du registre de l’incroyable. À la démythisation du consistant (la consolation),
succède maintenant la signification de l’inconsistant (le manque). Sur cette
signification, l’on peut vivre non seulement la charte de l’expérience, mais
aussi celle de la foi.
Reste
la poussière, celle qui, dans la vision de l’existence offerte par la modernité
vouée à la performativité et au capital qui sont les bases de l’anéantissement
de la dignité humaine. La vérité nue est une métaphore qui a un sens seulement
quand elle n’est plus nue, c’est-à-dire quand elle est cachée. Ainsi l’aventure
d’histoire de Michel de Certeau qui informa un clivage qui unit, celui de
l’expérience d’être habité par un excédent en lequel on se tient.
Pour
bien entrer dans cette expérience, il faut la comprendre comme un «mouvement»
où trouver c’est chercher davantage. Le discernement est lié en effet à
l’extension du progrès de la conscience à une lecture toujours plus spirituelle
du monde et des relations. Croire et transit tendent donc à s’identifier chez
de Certeau, où il est demandé d’apprendre, dans les rencontres avec autrui, à
chercher sans cesse «l’Autre qui va toujours plus loin» comme disait Rainer
Maria Rilke à propos de Jésus dans l’épisode des disciples d’Emmaüs au chapitre
X de l’évangile de Luc.
Ainsi,
bon comme mal croyants sont-ils sans cesse convoqués à «l’hérésie du présent» si
l’on ne veut pas d’un enfermement muséographique de la foi, d’une folklorisation. La fidélité à la
tradition exige l’invention qui a déjà permis tant de manières d’être fidèle à
l’événement fondateur.
« La tradition ne peut qu’être morte si elle reste
intacte, si une invention ne la compromet pas en lui rendant la vie, si elle
n’est pas changée par un acte qui la recrée ; mais chaque fois elle renaît des
questions et des urgences qui font irruption.»
Je
ne peux résister au jeu de mots plus longtemps, tant il rend la pensée de
Certeau. Le «pas sans», c’est le «passant», l’affirmation de l’anthropologie du transit.
« Et lui, passant au milieu d’eux, allait
son chemin » (Lc 4,30). Le redoublement de la négation exprime l’impossible
en deux sens. Il n’est pas possible de le désigner, ce passant, parce qu’il
passe, y compris les mots. Il n’est pas possible parce qu’il est l’autre, celui
de qui seul le salut, impossible, peut-être reçu. « Pour les hommes, c’est impossible » (Mt
19,26), mais pour Dieu… Il circule comme la vérité. Il est en transit. Tout ce vocabulaire du voyage et du pélerinage, les mystiques l’ont
parcouru.
Le
vocabulaire du manque que Certeau ne cessa d’employer, laisse une place béante
et interdit la fermeture totalisante. C’est pour ça que : Cette passion de l’autre n’est pas une nature primitive à retrouver,
elle ne s’ajoute pas non plus comme une force de plus, ou un vêtement, à nos
compétences et à nos acquis ; c’est une fragilité qui dépouille nos solidités
et introduit dans nos forces la faiblesse
de croire qui nous rends la force d’une lucidité comme un risque de
s’exposer […] à l’autre.
« Vers
Dieu je ne puis aller nu, mais je dois être dévêtu.» disait Silesius.
Et Certeau quant à lui : « Ne peut s’arrêter de marcher et avec la
certitude de ce qui lui manque, sait de chaque lieu et de chaque objet, que ce
n’est pas ça, qu’on ne peut résider ici et se contenter de cela. Le
désir crée un excès. Il excède, passe et perd les lieux, il fait aller plus
loin, ailleurs. Il n’habite nulle part, il est habité. »
Certeau aura porté la part
d’ombre de la modernité, ce qu’elle a refoulé au fil du temps, sa tradition
orale évacuée par le triomphe de l’écriture. Cette blessure qui se traduit par
une marque sur le corps n’est pas sans évoquer le héros antique, Oedipe, mais
aussi le héros biblique, Jacob marqué lui aussi par sa nuit de combat avec
l’ange : « Le fait d’être «blessé» est la signature illisible du manquant sur
le corps. Ce qui ouvre l’anthropologie sur une poétique du corps, ce
« corps informé (il reçoit la
forme) de ce qui lui arrive ainsi bien avant que l’intelligence en ait
connaissance. »
Après ce braconnage dans la contrée spirituelle de de
Certeau, on s’est rendu, mine de
rien, jusqu’en cet ultime hors lieu de son itinéraire, cet «heureux naufrage ».
Car si le philosophe interroge ce mystère du devenir.
Le mystique, quant à lui, cédant à « l’océanique avancée du voir, à
l’omnipotence solaire de la mer », ose un pas de plus, car il est
conscient « qu’il ne demeure qu’en passant. »
Éléments bibliographiques de Michel de Certeau
- Mémorial du Bienheureux Pierre Favre, trad. et commenté par M. de Certeau, Paris, Desclée de Brouwer,
1960.
- "Mystique" au XVIIe siècle. Le problème du langage
"mystique". in L'homme devant Dieu. Mélanges offerts au Père Henri
de Lubac. Paris, Aubier, 1964.
- J.-J. Surin, Correspondance,
(éd. de Certeau), Paris, DDB, (coll.
Bibliothèque européenne), 1966.
- L’étranger ou l’union dans la
différence, Paris,
DDB, 1969.
- La Possession de Loudun, (éd. de Certeau), Paris, Julliard, (Collection Archives), 1970.
- L'Absent de l'histoire, Tours, Mame, 1973.
- Le Christianisme éclaté, Paris, Seuil, 1974.
- « Mystique » in Encyclopædia
Universalis, 1968-1975, pp. 1031-1036.
- « Les révolutions du ‘croyable’ » in La culture au pluriel, Paris,
Chr. Bourgois, 1974. L’ensemble du livre
ne cesse d’utiliser le vocabulaire du croire, p. 33, 35, 40, 57, 74, 147,
etc.
- « Du système religieux à
l’éthique des Lumières (XVIe et
XVIIe siècles) : la formalité
des principes» in L’Écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975, p.
153-212.
- « Le corps folié : Mystique et folie aux XVIe et XVIIe
siècles » in A. Verdiglione, La
folie dans la psychanalyse, Paris, Payot, 1977, pp. 189-203.
- « Une pratique sociale de la
différence : croire », texte d’un colloque de 1979 (Faire croire. Modalités
de la diffusion et de la réception des messages religieux du XIIe au XVe siècle, École
française de Rome, 1981, n° 303, p. 363-383)
- « Folie du nom et mystique du sujet : Surin » in J.
Kristéva, Folle vérité, Seuil, 1979,
pp. 274-304.
- « La lecture absolue (Théorie et pratique des mystiques
chrétiens : XVIe-XVIIesiècles), in L.
Dällenbach, et J. Ricardou, (Centre Culturel International de Cerisy-la-Salle),
Problèmes actuels de la lecture, Paris, Clancier-Guénaud, coll.
« Bibliothèque de Signes », 1982, p. 65-80.
- L'invention du quotidien, t. I, Arts de faire, Paris,
Gallimard, 1980. Voir en particulier la cinquième partie de l’ouvrage intitulée :
« Manières de croire », pp. 299-340.
- La fable mystique (XVIe-XVIIe
siècle), t. I,
Paris, Gallimard, 1982.
- La fable mystique (XVIe-XVIIe
siècle), t. II,
Paris, Gallimard, 2013.
- « L’institution du croire, note de travail », (RSR, 1983 n°
343, pp. 61-80), repris dans «Le croyable. Préliminaires à une anthropologie
des croyances » (Exigences et perspectives, Mélanges Greimas,], Amsterdam,
Benjamins, 1985, n° 369, p. 689-707)
- « Historicités Mystiques » in RSR, 1985, n° 73, pp. 325-354.
- Histoire et psychanalyse entre
science et fiction,
(éd. Luce Giard), Paris, Gallimard, 1987.
- La faiblesse de croire, (éd. Luce Giard), Paris, Seuil,
1987.
- Le lieu de l’autre. Histoire religieuse et
mystique, (éd. Luce Giard), Paris,
Gallimard-Seuil, ÉHÉSS, 2005.
Sur de Certeau
François
Dosse, Michel de Certeau, Le marcheur blessé, Paris, La Découverte, 2002.
Chr. Delacroix & F. Dosse (dir.), Michel de Certeau, Les chemins de
l'histoire, Paris, Complexe, 2002.
Mireille Cifali, Entretien,
mystique et psychanalyse In : Espaces Temps, 80-81, 2002. 156-175.
Claude Geffré (dir), Michel de
Certeau et la différence chrétienne, Paris, Cerf, 1991.
Luce Giard (dir.), Le voyage mystique. Michel de Certeau, Recherches de sciences
religieuses, Paris, 1988.
Luce Giard (dir.), Histoire, mystique et politique. Michel de Certeau, Grenoble,
Jérôme Millon, 1991.
Luce Giard et alii., Actualités de
Michel de Certeau, Esprit, Nov.
2002, pp.92-125.
Histoire
et psychanalyse : autour de Michel de Certeau, Revue Espace Temps, 80-81, septembre 2002.
R. Terdiman, « Une mémoire d’éveilleur », Michel
de Certeau, Cahiers pour un temps, Paris, Centre G. Pompidou, 1987, p. 91-96.
Jean-André Nisole, Milarépa – un
cheminement, Cahiers Cavalli di San Marco no 3, 2014, p.4.
Cf.
François
Dosse, Michel de Certeau, Le marcheur
blessé, 2002.
J.-J. Surin, Correspondance, (Éd. De
Certeau), Paris, DDB, coll. Bibliothèque
européenne, 1966, p. 1683.
Jules Michelet, “L’Héroïsme de
l’esprit” (1869, projet de Préface à l’Histoire de France), in L’Arc, no 52, 1973, p. 5, 7 et 8.
François Dosse, Michel de Certeau, Le marcheur blessé, Paris, La Découverte, 2002, p. 580.
Certeau, La
faiblesse de croire, Paris, Seuil, 1987, p. 293 et 295.
Voir « Feux
persistants, entretien sur Michel de Certeau », Esprit n° 219 (1996), p. 131-154. Les pages 150-154 font allusion à
quelques éléments biographiques de M. de Certeau et proposent une articulation
du croire religieux au croire plus généralement compris.
Certeau,
La Fable mystique, 1982, p. 9.
Angelus Silesius, Le pèlerin chérubinique, I, 297, cité in La faiblesse
de croire, p. 314.
Ibid., p. 408.