26 décembre 2012

L’ordonnance de l’âme chez Maître Eckhart selon P.J. Labarrière



La lumière divine a inclus en soi la lumière de l’ange et la lumière de l’âme, en sorte  que tout est ordonné, se tient debout et loue parfaitement Dieu. »
                                                                                                                            Maître Eckhart, Sermon 19                                                                   
     

Cet exposé est à l’origine d’un questionnement : qu’est-ce que l’ordonnance de l’âme (sa disposition, son architectonique) chez Meister Eckhart ? Cette ordonnance n'est-elle pas déterminante pour comprendre son anthropologie qui circule autant dans sa métaphysique que dans sa mystique.

C’est donc dans ses sermons et traités allemands – que l’on investiguera cette quête de compréhension de l’âme. Ainsi pourrons-nous indiquer vers une anthropologie spirituelle inhérente à l’expérience vécue du  rhénan. Depuis le début des années quatre-vingt dix, dans leur séminaire parisien, Gwendoline Jarczyk et Pierre-Jean Labarrière ont produit un renouvellement de l’interprétation des sermons et traités indiquant leur inaltérable actualité comme en témoignent leurs traductions. [1]

Dès lors, c’est dans la lumière naturelle de l’âme que toutes choses reçoivent leur être, par la passion d’une unité en devenir. 


1- Avertissement

La question que je pose d’entrée de jeu est la suivante : comment parler de l’âme chez Meister Eckhart, dans un langage accessible ? Autrement dit, comment parler intelligiblement de l’invisible ? Ici le mécanisme mis au jour pour décrire la signifiance du langage mystique se caractérise par un concept incontournable. Le langage mystique chez Eckhart est structuré par la métaphore. On n’a qu’à se rappeler la brillante réflexion de Paul Ricoeur qui l’explicite comme suit :

« la métaphore est un procédé de langage qui consiste à prendre appui sur le sens connu d’une expression pour la tordre et lui faire dire autre choses que ce à quoi on se serait attendu. Le recours répété à ce procédé semble pouvoir donner figure à un monde particulier, inaccessible à partir des seuls sens premiers des expressions utilisées. Il s’agit bien plus de faire signe vers une réalité inédite que de la décrire. » (La métaphore vive, 1975.)

            Meister Eckhart le reconnaît lui-même lorsqu’il explicite le rôle charnière de la métaphore :

« Comme une étoile du matin au milieu de la nuée et comme la pleine lune en ses jours et comme un soleil rayonnant, ainsi celui-ci a-t-il brillé dans le temple de Dieu. » (Si, 50,67)

Je prends ce premier mot « comme » et ce « comme est ce que j’ai en vue dans tous mes sermons. »(S.9). Cette remarque est décisive pour comprendre la part de transgression qui inclut la contradiction. Car la connaissance par analogie est connaissance métaphorique transportée d’un registre vers un autre, d’un opposé vers son autre dans le cas qui nous concerne ici. Par images et concepts Eckhart met en scène un univers mystique qui ne nous est accessible que par un langage de second niveau. Un discours qui n’a de sens que dans l’univers d’un discours d’origine, premier, existentiel, imaginaire ou conceptuel. Ce type de discours est transgressif, il est du registre de la transgression dans un usage récurrent de la contradiction dans sa consonance symbolique. C’est un effet de sens qui cherche à se dire et qui n’y arrive souvent que par la contradiction. Par exemple « Dieu est comme un néant.»

2- Remarques préliminaires sur l’âme chez Eckhart

1.        D’entrée de jeu, plutôt que de qualifier une part de l’homme, selon la conception d’un hylémorphisme aristotélicien - tel qu’il se trouve développé par la pensée scolastique qui considère que les êtres sont constitués à partir de deux principes distincts et complémentaires – la « matière » et la « forme ». Eckhart, quant à lui, préconise une conception de l’âme qui ne la met pas en opposition au corps, désignant le plus souvent le tout de l’homme sous la raison de son intériorité.

2.        Déjà nous rappelle-t-il en son sermon 32 : « Un vieux maître dit que l’âme est faite entre un et deux. Le un est l’éternité qui en tout temps se maintient unique et d’une seule couleur. Le deux, c’est le temps. Qui se transforme et se multiplie. »

3.         C’est pourquoi l’âme est dite composée de « puissances supérieures » - intellect et volonté – et de « puissances inférieures » qui sont, par la sensation et la perception, au contact des choses corporelles et matérielles. Distinction qui n’a pas valeur d’opposition excluante, mais tend à une unité d’harmonie. Replacé dans le cadre d’une anthropologie, l’intellect est bien cette puissance supérieure qui structure l’esprit humain. Comprendre et agir sont les manifestations suprêmes de cet esprit (Eckhart évoquera même une troisième faculté supérieure, l’irascibilis, en tant que « puissance ascensionnelle » qui portent les deux autres vers leur accomplissement.)

Dans cette perspective, l’intellect est la puissance qui, au terme d’un procès discursif, achève le mouvement de la connaissance dans l’acquiescement à ce qui est reconnu comme vrai. La pensée scolastique n’articulait-elle pas ainsi ratio et intellectus ? - la première des facultés procédant par argumentation, tandis que la seconde conclut ce mouvement par une adhésion réfléchie à ce qui s’est manifesté de la sorte. D’ailleurs, le débat portant sur la précellence de l’une et de l’autre de ces puissances est un topos révélateur des orientations de pensée de cette époque.

4.  Par ailleurs, une question émerge, elle porte sur le « lieu » en lequel, dans l’homme, s’opère l’union originelle et ultime avec Dieu. Est-ce dans l’intellect, ou bien dans un « quelque chose » qui serait au-delà de l’intellect lui-même? Faut-il avancer que cette union trouve place dans l’intellect et au-delà de lui-même ? Car enfin :

 « l’âme n’a rien où Dieu puisse lui parler que l’intellect. Volonté ne perçoit pas en tant qu’elle est volonté, d’aucune manière. « Homme » ne vise aucune puissance autre qu’intellect. Volonté est ordonnée seulement à quelque chose d’extérieur. » (S. 43)

Et le texte se précise : « Toutes les puissances qui appartiennent à l’âme ne vieillissent pas. (…) Les maîtres disent : ce qui est jeune, c’est ce qui est proche de son commencement. » (S. 43)

5.        Bien que le corps, auquel l’âme se trouve unie de façon essentielle, ne soit jamais rejeté dans une extériorité dualiste, il est souvent évoqué, de concert avec le temps, comme le lieu d’une certaine pesanteur qui empêche l’homme de rejoindre son origine.

« L’homme noble est celui qui vit à la fois l’humilité qu’il tire de la terre et la liberté ce qu’il n’a rien de commun avec rien, (…) de là que l’on ne trouve nuement que vie, être, vérité et bonté. » (De l’homme noble in Traités, p.170)  

6.        Quant à l’esprit (geist),  Il n’y a pas de trace chez Eckhart, d’une anthropologie tripartite âme / esprit / corps. Cette conception, fait référence au schéma de saint Paul, elle est parfois exploitée pour faire pièce au dualisme de la représentation commune. En somme, l’esprit ne saurait être compris comme une part de l’homme, mais comme un état de vérité intérieure que l’homme total, âme et corps, est appelé à reconnaître.

Dans un dégradé plus fin, on pourrait dire néanmoins que l’esprit est apparenté de façon plus étroite à l’âme au sein du composé que constitue le sujet concret. Ainsi de ce passage qui, commentant la parabole du grain de blé tombé en terre, veut rendre compte de la naissance de Dieu sous la figure de l’homme, Eckhart interroge :

« Qu’est-ce donc que ce grain de blé, qui là, tombe en terre et qu’est-ce que la terre dans laquelle il doit tomber ? » Il répond aussitôt : « Comme j’entends le montrer cette fois, ce grain de blé est un esprit ou ce qu’on dénomme une âme humaine, et la terre en laquelle il doit tomber, c’est l’humanité (…); car c’est là le champ le plus noble qui fut jamais créé de terre ou préparé pour quelque fécondité.[2] »

Quant au sens du terme esprit, il ressort au mieux de cet autre passage du même sermon 49, qui évoque la façon dont le Père engendre d’un même mouvement, sa Parole éternelle et l’homme qui exprime, par son être, la fécondité de cette Parole : « C’est dans cette Parole que le Père dit mon esprit et ton esprit et l’esprit de chaque homme dans l’égalité à cette même Parole. [3]»

Après ces quelques mises au point, l’on peut rappeler que dans les deux termes de la différenciation qu’indique Eckhart, il y a la diction d’une identité originaire et la production d’une unité différentiente qui va au-delà de toute représentation. Cette relation fondamentale à deux termes me semble incontournable dans la compréhension que l’on met en évidence ici.

En dernier ressort, l’esprit désigne donc l’homme total dans la vérité de son origine et de son accomplissement. D’où l’éventail de significations que revêt l’adjectif spirituel : doté de connotations excluantes lorsqu’il est opposé à ce qui relève de la chair, il se présente au contraire dans une fonction d’articulation incluante lorsqu’il est mis en relation avec le corps; l’homme spirituel est alors celui qui, par intériorité, droiture et noblesse, vit selon la vérité de son être réconcilié.

Comme le fer est attiré par l’aimant, ce qui est corporel est entrainé vers le haut par la force de l’esprit qui fait sa percée jusqu’au lieu où « il prend son origine ».  Donc, il y a basculement du sujet dans sa propre intériorité.

Ce qui fait dire à Eckhart en son sermon 29 :

« Il faut que cet esprit franchisse tout nombre et fasse sa percée à travers toute multiplicité, et Dieu alors fait en lui sa percée; et tout ainsi qu’il fait sa percée en moi, je fais ma percée en lui en retour. Dieu conduit cet esprit au désert et dans l’unité de lui-même, là où il est un Un limpide et sourd en lui-même. Cet esprit n’a pas de pourquoi, et devrait-il avoir l’unité comme pourquoi? Cet esprit se tient en unité et liberté. [4]»



3- L’ordonnance de l’âme en tant que telle

            Cette "ordonnance de l'âme" selon une certaine hiérarchie des facultés donne la coloration à l’anthropologie du rhénan qui mise à sa manière, sur ce que l'on appellera un englobement ou un enveloppement, qui sous l'égide de l'intellect explique selon lui, qu’à moins d’être éclairées dans la « lumière naturelle de l’âme en laquelle elles reçoivent leur être », les créatures ne sont pas à hauteur divine. Il ajoute alors qu’il en est de même de l’âme : sa lumière se doit d’être éclairée par l’ange qui « la prépare et la rend disponible, afin que la lumière divine puisse y opérer ». (S. 19)

Telle est «  l’ordonnance »  totale de l’être : elle ne s’inscrit pas sur une échelle de valeurs qui représenterait un dégradé ou une perte progressive; ici, il est plutôt question,  de sortie et de retour, de déploiement et de rassemblement, de flux et de percée.

            Toutes choses sont divines dans la mesure où elles rejoignent en retour le lieu de leur origine; car Dieu opère dans l’éternité. D’où cette nécessité pour l’âme : « être recueillie, entrainée en haut et être un esprit ». (S. 19)

Dans cette perspective, on remarque un rassemblement et de l’homme et du cosmos, comme le penseur contemporain Raimon Panikkar, disparut récemment, le saisissait à vif dans son concept de « cosmothéandrique[5] ».

Dès lors on voit un mouvement qui dispose comme les deux faces d’une même réalité : l’ordonnance divine et l’ordonnance de l’âme. « L’ordonnance divine s’exprime d’emblée par la naissance de Dieu en l’âme tel qu’il procède de la déité. A ce moment, sagesse, puissance et amour sont l’orbite de l’être, un être suréminent, pur, sans nature. Sa nature est d’être sans nature. » (S. 31) Et c’est, ce qui me permet, d’indiquer « en catimini » une affinité, au moins lointaine, avec la nature de l’esprit en bouddhisme : il ne repose sur rien.

Ainsi l’âme, doit, avec toute sa puissance, faire sa percée, vers l’ordonnance divine. » (S. 31) Ici, il y a déplacement d’une ordonnance vers l’autre par la « durchbrechen », la percée.  C’est dans cette mesure que l’âme laisse s’ordonner en elle-même les puissances qui la composent. Là-dessus Eckhart en a long a dire et il explicite l’ordonnance de l’âme en y percevant « une lumière naturelle suréminente (…) si pure et si limpide et si élevée qu’elle touche à la nature angélique »(S.31).

             Alors, il importe de préciser ici que cette lumière  n’illumine l’âme            que sous la condition que les puissances dites inférieures « se subordonnent aux puissances supérieures et celles-ci à la suprême vérité. C’est ainsi que l’âme doit s’élever elle-même vers l’ordonnance divine ». (…) « Afin qu’une paix sereine soit dans l’âme et un repos ». (S. 31)

A ce moment, force est de reconnaître que cette visée d’unité toujours présente, nous convoque à distinguer les moments qui composent cette ordonnance totale. D’entrée de jeu, « les maîtres disent que l’âme a deux visages : le visage supérieur contemple Dieu en tout temps, et le visage inférieur regarde un peu vers le bas et dirige les sens.» (S.31)

Mais qu’est-ce que cela veut dire ?

L’âme n’est évidemment pas en dehors du corps : « les yeux, les oreilles et les cinq sens, telles sont les marches par lesquelles l’âme sort dans le monde, et, par ces marches, le monde pénètre en retour dans l’âme.» (S. 32) Ainsi peut-on dire à « l’obscur et en assurance» que la vérité perçue par l’âme provient d’une rectitude intérieure :

«Quoi que voie l’homme bon, il en devient meilleur.» Un être unifié n’est pas en porte-à-faux avec l’incarnation de son corps, il « laisse passer  » le flux vital de Dieu en ses sens : 

« De même que l’âme se répand dans tous les membres, de même Dieu flue dans toutes les puissances de l’âme et les pénètre de ce flot de telle sorte qu’elles le répandent. »(…) Dès lors, le flux vital est reconnu de tout temps  par Eckhart i.e. au-delà du temps, dans l’éternité et dans la vie en laquelle vivent toutes choses. »(S.37)



En effet, « quand l’âme touche Dieu par une véritable connaissance, elle lui est semblable en cette image. »(S.32) Similitude en réalité, si l’on serre au plus près l’original, « égalité » qui s’exprime à travers les relations qui composent la partie supérieure de l’âme en ses puissances. Dans cette perspective, Eckhart s’en tient à cette bipartition entre intellect et volonté, car pour lui l’intellect pénètre en haut jusque dans l’être avant de penser à la bonté, à la puissance ou à la sagesse ou tout ce qui est attribut. Car, « l’intellect saisit Dieu dans son vestiaire, en sa nudité, tel qu’il est Un, sans distinction.»(S.37)

Alors on en vient au constat comme on le retrouve en d’autres lieux de ses textes que « L’intellect de l’âme est ce que l’âme a de plus élevé. » (S.23) Dans la puissance de l’intellect dit-il :

 « Dieu toujours verdoie et fleurit dans toute sa félicité et dans toute la gloire qu’il est en lui-même. (…) Père éternel engendre son fils éternel dans cette puissance sans relâche, de sorte que cette puissance co-engendre le fils du Père et soi-même comme le même fils dans l’unique puissance du Père ». (S. 2)



Et qu’en est-il de cette puissance supérieure ?

« Dans cette puissance Dieu sans relâche arde et brûle avec toute sa richesse, avec toute sa douceur et avec tout ses délices. En vérité, dans cette puissance est si grande félicité et des délices sans mesure, que personne ne peut en parler ni le révéler pleinement.» (S.2)

Bien que parfois Eckhart parle d’une certaine supériorité de la volonté sur l’intellect, il nous rappelle que :

« Ce que les sens apportent de l’extérieur, l’intellect l’accueille, ce que ne fait pas  la volonté; sur ce point, la volonté est plus noble que l’intellect. La volonté n’emprunte nulle part ailleurs que dans la pure connaissance où il n’y a ni « ici » ni « maintenant.»(S.21)



De même :

« La volonté est si libre et si noble quelle n’accepte rien d’aucune chose corporelle, c’est par sa propre liberté qu’elle accomplit son opération. L’intellect, lui, emprunte bien aux choses corporelles : en cela la volonté est plus noble. » (S.36b) « Toutefois, c’est seulement d’une partie de l’intellect, dans un regard vers la bas et dans un abaissement que cette connaissance reçoit l’impression des choses corporelles, mais dans sa région la plus élevée, l’intellect n’emprunte pas aux choses corporelles. »



C’est d’après cette affirmation que le rhénan pourra déployer dans un sermon les excellences de l’âme au nombre de cinq: 

« Il est dans l’âme une puissance qui est l’intellect. Dès l’origine dès qu’elle prend conscience de Dieu et le goute, elle a en elle cinq propriétés. » 1. « Le détachement d’ici et maintenant » qui lie la deuxième et la troisième propriété selon lesquelles, l’âme «  n’a de ressemblance avec rien » et « s’affirme pure et sans mélange.» (S.69) De par sa quatrième,  l’âme « opère et cherche en elle-même », alors qu’en vertu de la cinquième « elle est une image ». (S. 69)



C’est donc de cette manière qu’Eckhart semble concilier les influences d’Augustin et du Pseudo-Denys l’Aréopagite. C’est sur ce point comme en d’autres que l’on constate la dominante spéculative et unitive de sa mystique qui nous renvoie à ce « fond de l’âme qui antécède, fonde et finalise le déploiement des deux facultés maîtresses de l’homme : « il est dans l’âme on ne sait quoi de mystérieux et de caché et bien plus haut que là où se diffusent les puissances que sont l’intellect et la volonté (…) là Dieu opère. »(S. 69)

Quant à l’irascbilis, troisième puissance de l’âme évoquée plus haut, concept hérité de la scolastique, elle est à comprendre comme dynamisme de l’âme. Car lorsqu’il est question de l’homme, l’irascibilis, s’efface dans la réalisation du mouvement unitif qui la constitue :  « C’est aussi en quoi consiste la perfection de l’âme : dans la connaissance et la conscience d’avoir saisi Dieu, et dans l’union de l’amour parfait. »(S.32)



4- Les trois dimensions de l’intellect

Dans son sermon 104b, nous avons plus de détails sur les trois dimensions de l’intellect que l’homme possède : « un intellect actif, un intellect passif et un intellect possible. » (S.37) L’intellect actif se tient toujours prêt à opérer quelque chose que ce soit en dieu ou dans la créature. Mais si Dieu entreprend lui-même l’opération, l’esprit se tient alors dans un état de passivité, voilà l’intellect passif ou patient. Quant à l’intellect possible, il envisage les deux : le fait que Dieu puisse agir et l’esprit pâtir dans la mesure où cela se produit en tant que possibilité.

« Si l’intellect connaît et imagine et que la volonté veut, et que la mémoire s’arrête sur quelque chose, tout cela ne nécessite-t-il pas des images ? Notez-le bien ! Nous avons déjà parlé à ce propos d’intellect actif et passif. L’intellect actif abstrait les images des choses extérieures, les dépouille de la contingence, il les introduit dans l’intellect passif et engendre en lui leur image spirituelle. Ainsi l’intellect passif est rendu fécond par l’actif (…). Par conséquent, l’intellect passif ne peut se maintenir dans la connaissance des choses que dans la mesure où l’intellect actif resplendit en lui. » (S. 104b)



D’ailleurs,

 « Il n’y a qu’à voir ce que l’intellect accomplit dans un homme naturel et combien plus dans un homme détaché; Dieu prend l’intellect actif et s’installe lui-même à sa place, et y opère lui-meme tout ce que l’intellect actif devait opérer. Lorsque l’homme est inoccupé et l’intellect actif a sombré en lui-meme, alors dieu doit nécessairement se préoccuper de l’opération, il doit lui-meme être le maitre d’œuvre et naitre dans l’intellect passif. » (S. 104b cf. S. 28; S. 43)



Même si « la vérité est dans le fond, elle est recouverte et cachée à l’intellect. Et tout le temps qu’il est ainsi, l’intellect n’a aucun lieu où s’appuyer ou reposer. »(S.104b)

Qu’est ce que cela signifie ? Peut être ceci, tant que l’intellect ne repose pas dans la vérité essentielle, il ne se satisfait que de l’être. Et Dieu le lui enlève continuellement, afin d’éveiller son flux et l’incite à aller toujours plus loin.  (Cf S. 101)

Après tout ce qui vient d’être énoncé, on comprend aisément que pour Eckhart l’âme n’est pas un principe immatériel qui serait, en quelque sorte, l’autre du corps. Elle indique plutôt vers la monstration de l’homme lui-même en sa corporéité, non pas « le corps qu’il a » mais bien plus « le corps qu’il est » désigné dans l’articulation de ses puissances.

Si j’employais le langage de la musique, si chère à un Jean-André Nisole, je dirais que sa tessiture (le registre ou l’étendue) recouvre tous les sons qui vont des résonnances corporelles aux vibrations spirituelles et du cosmos à Dieu, cela en ligne directe avec l’expérience cosmothéandrique dont nous parlait Panikkar.

Eckhart rappelle que « Quand nous prenons Dieu dans l’être, nous le prenons dans son parvis, car l’être est son parvis dans lequel il réside. »

Question légitime : où est-il donc ?

 « L’intellect est le temple de Dieu. Nulle part Dieu ne réside plus véritablement que dans son temple, l’intellect, car là il est seul dans son silence. » (S.9) Il poursuit en disant « Considérons cette connaissance dans l’âme qui possède une gouttelette d’intellect, une « étincelle », une « brindille. » Une fois dépeintes « les puissance qui agissent dans le corps, il en vient à cette autre puissance dans l’âme « grâce à laquelle elle pense ». Cette puissance «  forme en elle-même les choses qui ne sont pas présentes, en sorte que je connais les choses aussi bien que si je voyais de mes yeux et mieux encore avec cette puissance, l’âme opère dans le non-être et suit Dieu qui opère dans le non-être ». (S.9)



            Bien que plusieurs désignations perçurent l’âme comme un feu ou une lumière voire même un esprit, aucune de ces nominations n’est assez radicale pour nommer ce dont il est question ici.

Pour le thuringien, « on désigne l’âme par ce qui est le plus limpide et le plus pur, et cependant on n’atteint pas ainsi le fond de l’âme. »(S.17)

Mais qu’en est-il de ce fond ? Est-il perceptible en dehors de tout excès de langage ? : « Dieu qui est sans nom est inexprimable et l’âme dans son fond est aussi inexprimable qu’il est inexprimable.» (S.17)



5- L’étincelle de l’âme

Dans notre tentative de saisir l’essence de l’âme, une image bat en brèches toutes les autres, celle de « l’étincelle de l’âme. » Car c’est elle qui saisit la lumière divine, lumière imprimée d’en haut, elle est ce quelque chose d’incréée en l’homme puisqu’elle est :

« l’image de cette nature divine qui toujours s’oppose à ce qui n’est pas divin », elle «  n’est pas une puissance de l’âme comme l’ont voulu certains maîtres, elle est toujours inclinée vers le bien; même en enfer elle est inclinée vers le bien. (…) Elle se nomme syndérèse, ce qui veut dire unir et détourner ». Tel est l’intellect «  à la périphérie de l’âme où elle touche à la nature de l’ange et est une image de Dieu. (…) Cette petite étincelle est nue, dressée sans souffrance dans l’être de Dieu. » (S .20)



On se rappellera que cette image était plaquée, pour ainsi dire, sur la distinction dont on a déjà percé la signification : celles des deux visages de l’âme, selon le propos d’Avicenne, connu d’Eckhart dans la mouvance de l’albertinisme colonais. Augustin lui-même parlait des deux visages de l’âme. Dans cette veine, Eckhart montre que « tourné vers ce monde et vers le corps. L’un de ces visages est celui dans lequel l’âme « pratique la vertu et le savoir ».  L’autre visage, « tourné directement vers Dieu », a en lui la lumière divine » cette lumière dans l’âme opère à son insu, car l’âme ne repose pas chez elle si elle n’est en Dieu même, « quand l’âme est saisie en Dieu dans sa pureté, l’homme vit. Alors a lieu la naissance de Dieu en l’âme. » (S.37)

Si l’âme dans une part d’elle-même touche l’ange et Dieu lui-même; la percée en retour qu’il lui faut ici opérer dépasse les représentations trinitaires pour nous indiquer l’unité de la déité.

Ne demeure que ce désert silencieux, un silence simple immobile en lui-même.

En ce « fond simple, l’âme ne pénètre que par ce qui en elle est l’analogue du néant, à savoir justement la petite étincelle » qui en est elle de même nature. Eckhart dit qu’en ce lieu signe la nescience de  l’âme qui est simultanément la nescience de Dieu. Car en de nombreux sermons est chantée la louange de cette étincelle dans l’âme qui ne touche jamais le temps ni l’espace. » (S.48)



C’est pourquoi l’âme doit saisir Dieu sans mode et sans être, car il ne possède aucun mode. C’est cet au-delà de Dieu, le Deus absconditus qui renvoi à l’homo absconditus, l’au-delà de l’homme en lui-même. Un mode qui est au-delà de tout mode, un mode sans mode. Une nudité, une absence de nom, ni ceci, ni cela, béatitude purement et simplement :

« Il est dans l’âme une chose où Dieu est dans sa nudité, et les maîtres disent que c’est innommé et n’a pas de nom particulier. Cela est et n’a cependant pas d’être propre, car ce n’est ni ceci, ni cela, ni ici, ni là, car c’est ce que c’est en un autre, et cela en ceci, car ce que c’est, ce l’est en cela et cela en ceci, car cela flue en ceci et en cela. » Lieu de pur échange et d’identité fondatrice : saint Paul nous invite à s’abandonner là en Dieu « dans la béatitude, car ici l’âme prend toute sa vie et son être, c’est de là qu’elle aspire sa vie et son être », (S.24) car c’est cela même être habité par un excédent en lequel on se tient.

Cet hymne, pour ainsi dire, exaltant à ce que l’on peut tenir pour une pure relation par delà toute substantialité de ceci ou de cela redit, à nouveau frais, qu’il n’est plus question d’un « quelque chose » mais d’un autre comme étant soi-même totalement en Dieu, i.e. identique à Dieu, puisqu’en Dieu, il n’est rien que Dieu; marque indélébile, véritable marque d’origine, que rien ne peut effacer, ce qui vise on s’en doute l’impossible au-delà de l’âme i.e. son extinction même.

« Et ce néant était Dieu » dit saint Paul à Damas, ce ne serait donc que par le néant de Dieu que l’on puisse reconnaître l’originarité différentiente du propre néant de mon âme qui fait unité des deux.

La subtilité porte sur le fait que ce quelque chose est « dans l’âme » sans être « quelque chose de l’âme » mais alors il ne s’agit pas d’une participation extrinsèque.

« Là où l’âme a son être naturel créé il n’est pas de vérité. Je dis qu’il est quelque chose au-dessus de la nature créé de l’âme. Et certains clercs ne comprennent pas qu’il est quelque chose ainsi qui soit de la parenté de Dieu et qui soit ainsi un. Cela n’a rien de commun avec quoique ce soit. Tout ce qui est créé ou créable est néant, mais tout le créé et le créable est loin de cela et lui est étranger. C’est un Un qui n’accueille rien d’extérieur à soi. » (S.29)



En conclusion

Ce qu’il faut comprendre, c’est que Meister Eckhart n’enseigne nullement une identité pure et simple de l’intellect humain et Dieu, mais il fait entendre l’impératif d’une identité d’accomplissement.  Ce n’est pas d’une identité au terme mais bien plus au fondement qu’il est question. Pour lui, l’idée d’accomplissement est une idée d’origine en ce qu’elle repose sur une identité première et dernière entre l’être et le devenir.

Reiner Schürmann  parle d’une identité opératoire et précise que les formules les plus audacieuses sont à comprendre dans la visée d’une déprise d’ordre radicalement ontologique : « Séparer ces formules d’union du détachement en tant qu’accomplissement reviendrait assurément à confondre l’homme et Dieu en quelque totalité indistincte. Mais la pensée du rhénan est toute autre. Il pense l’identité du non identique ». (MEJE, 1972, p.66)

Si Dieu est naissance, l’homme est naissance; Dieu et l’homme sont ensemble une seule naissance. Au sermon 48, qui commente une parole de Thomas d’Aquin sur l’amour que se portent les choses égales, est là pour dire que l’unité spirituelle la plus haute est celle qui se réalise dans la communauté d’opération; n’est-ce point justement ce que postule l’accomplissement de la naissance ?

Lorsque mon œil regarde un morceau de bois, une unité s’opère : « L’on peut dire en vérité « œil-bois » et le bois est mon œil. »(S.48) Le texte poursuit : « Si c’est vrai pour les choses matérielles, c’est encore bien plus vrai pour les choses spirituelles. » Ce qui nous fait saisir que dans le détachement (abgeschiedenheit) le parfait reposer-dans-soi-même, être-un-avec-soi-même de l’âme éprouve la reconnaissance de la réalité que « la déité est le seul lieu de l’âme. » (S.36a)



Martin Laramée

Automne 2012





[1] L’œuvre allemande. I – Les Traités et le Poème, trad. G. Jarczyk et P.-J. Labarrière, (Coll. Spiritualités vivantes), Albin Michel, Paris, 1996; L’étincelle de l’âme (Sermons I-XXX), trad. G. Jarczyk et P.-J.  Labarrière, Albin Michel, Paris, 1998; Dieu au-delà de Dieu (Sermons XXXI-LX), trad. G. Jarczyk et P.-J. Labarrière, Albin Michel, Paris, 1999; Et ce néant était Dieu (Sermons LXI-XC), trad. G. Jarczyk et P.-J. Labarrière, Albin Michel, Paris, 2000. Voir aussi plus récemment, M.-A. Vannier (dir.), La  naissance de Dieu dans l’âme chez Eckhart et Nicolas de Cues, Paris, Cerf, (Coll., Patrimoines), 2006.  

[2] Cf. Sermon 49, p. 132.

[3] Sermon 49, p. 130.

[4] Pour ce développement voir le sermon 29, L’étincelle de l’âme, p. 255-256.


[5] Cf. The Cosmotheandric Experience: Emerging Religious Consciousness, New York: Orbis 1993.

25 novembre 2012

Ignorantia



Ne rien savoir
D’un désir qui
vient de l’autre
L’inconnu

Les facultés de l’âme
Intellect et volonté
N’émergent
Que par communion
À l’excédent de soi

Sans nom ni visage
Il perdure dans
Notre langage

Comment nommer
Ce qui de beauté
n’a l’image
d’aucune image ?

Il est l’autre
Qui va toujours
Plus loin 

4 octobre 2012

Si le chant tarde

Paraphe d'eau ardoise éployée
inquiète de source affleure
Goutte innocente sur la face du dieu

Des lointains lourds s’estompent au plomb de la mémoire
l'orage sera beau où criera sa colère
Lent le voile est tombé sur les calmes terres
Rose éclaire le vent danse la noce noire

Si le chant tarde s'exile mon aveu
toute paix ne fut que pleure
violence des nuits sous la nappe égarée



25 septembre 2012

Le livre n'est pas une tombe ordinaire

Edmond Jabès in memoriam (1912-1991)

1. Que ce soit par la forme, les mots, ou le ton tels sont les concepts par lesquels la poésie d'Edmond Jabès tourne sans cesse autour d'un mot qui lui semblait en déperdition: le mot "Dieu". Jabès est fasciné par l'inquiétude entretenue dans le langage par l'irruption du mot "Dieu". Mot qui interrompt le jeu réglé de la syntaxe; mot in-sensé, qui émancipe les signes, qui disperse le sens, fait pour proliférer, non pour se réfugier dans un mot figé ey fixe, donneur de certitude - et donc de mort. Mes livres, dit Jabès, " ne deviennent illisibles que si l'on y cherche une certitude" (Du désert au livre, p. 158.)

Dans la poésie de Jabès, Dieu est restitué à sa réalité de mot. Ce qui n'est pas rien quand le langage est remis à lui-meme, se met à s'écouter lui-meme, à creuser en lui cette distance vertigineuse qui le sépare de lui-meme. C'est à cela qu'aboutit la question de Dieu, indéfiniment ressassée, dans une poésie qui met en scène une multitude de rabbins imaginaires, eux-mêmes plus en dialogue avec le langage qu'entre-eux, tout adonnés qu'ils sont à une même tâche: maintenir et ranimer leur attention extrême à cette écoute que le langage est à lui-meme, dans la solitude et le désarroi des vocables abandonnés, disséminés laissés à eux-mêmes.

Laisser les vocables à eux-mêmes, c'est les entendre converser entre eux. C'est aussi aborder l'indicible d'une équivoque propre à nourrir un in-sensé désir : celui de congédier la nette séparation du ciel et de la terre, de la terre et du ciel.

C'est dans le refus de cette séparation que s'enracine la poésie de Jabès. un enracinement qui ne laisse d'autres traces que celles dessinées par le mouvement des mots entre eux, comme le sable du désert permet le libre jeu du vent sur les dunes.

2.  Né au Caire en Égypte en 1912, Jabès est resté profondément marqué par la réalité du désert. Il s'en explique dans ses entretiens avec Marcel Cohen publiés en 1981 sous le titre: "Du désert au livre" (DL). Dans les dialogues avec Jabès, et grâce à eux, les mots coulent "étourdis de l'immense souffle du vent" (Livre des marges, p. 171.) aussi insaisissables que le sable qui coule entre les doigts. Dieu - cela sans que le langage s'écoule puisqu'il ne s'échange, s'écoule... sans s'épuiser, abordant aux hautes rives du livre. "J'étais, dit-il, sans le savoir, à l'écoute d'un livre qui rejetait tous les livres et que, bien évidemment, je ne maitrisais pas. Un livre que j'interrogeais en même temps que je l'écrivais et dont j'attendais qu'il se fit à travers cette interrogation même" (LM 171). "Si j'avais à définir la parole de mes livres, je dirais qu'elle est parole des sables - de sable - un bref instant audible, visible : parole d'une écoute extreme et d'une mémoire très ancienne" (LM 180).

Capter la parole ? Non pas comment ?, mais quand ? Au moment, éblouissant, de son surgissement, ou au moment, insensible, de son évanouissement (LM 180)? Jabès est fasciné par cet évanouissement, alors que la parole rejoint dans sa chute le néant qu'elle illumine en émergent. le mystère, pour lui, n'est pas " dans les etres ou des les choses; mais au bout, là où ils ne sont plus rien" (LM 191). Ce bout n'est pas un terme; c'est une borne sur le chemin de l'existence pérégrinante.

Secret mouvement de la distance qui, dans la lettre, affecte le vocable et de là tout ce qui doit au vocable d'exister. La distance est interne au vocable et partant, intérieure à l’être humain, et même à Dieu. Dieu ne s'unit à soi-même qu'en s'opposant à soi-meme. "Dieu meurt en Dieu" (LM 121); "Dieu se perd en Dieu" (LM 23). Dieu - pur vocable, signe séparé (LM 100). Dans le vocable s'opère une séparation que chaque lettre accentue en l'annulant (LM 114).

La question n'est pas d'investir la distance séparant le mot de ce qu'il désigne (DL 77), mais d'entendre dans le mot sa tension vers le neutre, vers le vide, sa manière à lui d'explorer le néant. C'est cela, écouter le texte (DL 78) : le saisir dans sa réalité, "là où les mots sont confrontés à l'infini qui les mine" (DL 80). Dieu, qui écrit avec des des mots humains qui sont un peu de cendre sur sa page (LM 44), n'échappe pas non plus au texte. "Dans chaque vocable, un mur de feu me sépare de Dieu et Dieu est, avec moi, ce vocable"(LM 44).

3. La révélation de son destin profond est confirmation du destin collectif juif (DL 48). Transformer en promesse ce que ce destin rend possible, c'est avouer que cet événement de révélation nous dépasse. Révélation et promesse excluent le témoignage (LM 27), parce que "la durée ne nous appartient pas" (LM 180). Jabès "ne cherche pas à être le témoin. Il est seulement à l'écoute des mots qui tracent son avenir"(DL 54). Seule la parole témoigne du trajet parcouru par elle (LM 180). C'est le livre qui témoigne... De quoi ? de toute finitude" et "qu'aucune page du livre ne saurait résoudre". Dieu ne réside que dans la parole humaine, qui inspire et détruit (LM 183).

Ce sont les mots, le livre, et eux seuls qui témoignent de la naissance de toute chose (DL 121) et que Dieu prend à témoin dans l'écriture de son livre. Le mystère est dans le vocable et Dieu a une manière propre d'y dissimuler son mystère. 

Penser ensemble révélation et promesse(LM 50) ne dispense pas d'éprouver aussi la révélation comme promesse, et tout promesse comme une révélation comme promesse de ce qui est. La mise en mots de l'espérance (LM 95) est ce qui demeure: le futur. Non le présent, qui désole (LM 159).

4. Ne plus se demander ce qu'on fait là, comment on y est parvenu, par quels détours. Écouter plutôt... la poésie de Jabès déroute car elle ignore la question qui suis-je. " La question qui suis-je n'a pour moi aucun sens. elle n'a jamais effleuré mon esprit. Peut-être parce que l'identité qui n'est que le besoin légitime d'exhiber n'est, en fait, que le désir condamné à rester à l'état de désir, d'une affirmation de nous-mêmes constamment différée" (LM 185). Si la "mesure de Dieu" est la démesure de l’être humain (LM 200), à quoi tient cette démesure ? Au fait qu’être, c'est assumer un au-delà (LM 185). Or, être hanté par la question de l'identité, c'est renoncer à la fois à cette "démesure" et à la "mesure exemplaire de Dieu".

"L'identité est le nom. Quatre lettres ont suffi pour que Dieu soit Dieu. Pour l'homme, il en a fallu cinq, dont une double. Qu'est-ce que cela veut dire ? Cela signifie tout simplement que le langage nous prive d'identité en nous en offrant une qui n'est qu'un assemblage de lettres n'appartenant qu'à lui et nous dispersant un peu partout.  La lettre est anonyme. Elle est un son et un signe. En participant à la formation du nom, elle crée, à travers lui, notre image. Car ne sommes-nous pas créé à l'image d'aucune image ? Elle cesse alors d’être anonyme pour faire corps avec nous. Elle épouse notre condition ou notre incondition, vit et meurt de notre vie et de notre mort. Qui nous interpelle, nous interpelle d'abord. Mais est-ce de la lettre ou de son reflet qu'il s'agit ? De son reflet sans doute. En ce cas, notre nom ne serait que le reflet d'une absence de nom que cette absence même aurait composé. D'où notre absence au monde dont notre nom répond; d'où notre présence à l’être absent dont nous avons hérité du nom. La lettre est à l’être ce que la mémoire est à l'oubli : à la fois le déroulement de son histoire et le sceau de son éternel sommeil" (DL 18-19).

Il y a bien une réponse à la question qui suis-je. Mais cette réponse n'est qu'une question puisque "si je suis la trace, je ne puis l’être que pour l'autre; mais si l'autre est autrui, autre de l'autre, qui relèvera la trace" que je suis pour autrui et qu'autrui est pour moi en tant qu'autre ? Si je suis la trace, autrui est peut-être l'abime de la trace (LM 169). Si je suis la trace, alors mon identité, quelle est-elle ? Une "pauvre plaque d'identité sous le talon"(LM 78).

Jabès affectionne tout particulièrement la question parce que pour lui, l'identité n'est plus une question (DL 99), mais deux: la question de l'autre dans la question de soi, soi séparé de soi, en distance, par l'autre, de soi. Etre, c'est devenir; l'identité c'est ce qu'on choisit d’être en devenant. (DL 100). "Nous ne sommes que l'idée que nous nous faisons de nous-mêmes" (DL 76), et cette idée est un leurre, un mensonge dès qu'on la fige, dès qu'on la donne pour exemplaire (DL 111).

Dans les esquisses d'une éthique de l'autre tracées à même la quête du lieu, on ne saurait faire la part de Dieu, sinon que pour rappeler que "Dieu est le lieu", "qui est la perte du nôtre" (LM 26). Dieu est le lieu - comme un livre, .Ce rapprochement, avoue Jabès, m'a toujours excité. Dieu, à travers Son Nom, est le livre. C'est pourquoi l'on n'écrit que dans l'effacement du Nom divin - du lieu (DL 35), au-delà de la parole.

Le mot "Dieu" dans le langage c'est comme le ivre ouvert sur la table : il occupe bien peu de place, et pourtant, l'espace qu'il investit est immense. Cela tient de l'infinie résonance des quatre lettres de ce mot. ce n'est plus tant le buisson ardent qui brule sans se consumer (Exode 3,2); ce sont les quatre incendies de ces quatre lettres (LM 43) qui font du livre de Dieu le nouveau désert de l'humain. Dans cette poignée de sable ramassé dans le désert que sont les mots du langage, on ne distrait point un grain pour le peser. le mot "Dieu" est empoigné avec les autres vocables.

Le monde est de poussière. Il redoute le vent. Et pourtant, seul le souffle de la parole peut tracer en lui les contours du réel, les mots qui disent la vie incertaine.
5. Edmond Jabès s'est tu. Mais les rabbins imaginaires qui peuplent son oeuvre poétique se font encore entendre jusque dans ce qu'ils laissent informulé (LM 87). Pour eux, les paroles suivantes de Jabès sont comme un testament : "Je suis tous les autres que je serai. Je ne serai pas. Ils seront moi qui ne puis etre"(LM 173).

Sur le fond des théophanies bibliques, surtout celle du buisson ardent, Jabès célèbre l'écriture comme théophanie nouvelle et première. dans l'écriture Dieu se distancie de Dieu, et l’être humain se distancie de soi. unis dans la même aventure de l'écriture, l'écriture les sépare aussi, et surtout elle les sépare d’eux-mêmes.

Dieu ne se souvenant de rien - pas même de son nom (LM 102), tout entier à son geste d'écriture, écrit sur un rectangle d'air découpé dans le vide (LM 173), trace ses lettres dans l'avenir toujours sans trace (LM 102). Dieu se retire dans l'écriture; c'est en cela qu'est son infinité. C'est que Dieu aussi est occupé à composer son livre, là, de l'autre côté de ma table. La flamme de ma chandelle lui sert de plume (LM 44), et son livre m'enveloppe de fumée. « Que sera bientôt mon livre sinon un peu de cendre sur les pages du sien ? (LM 44) « Vraiment, le livre n'est pas une tombe ordinaire » (LM 144).

N.B. DL = E. Jabès, Du désert au livre. Entretiens avec M. Cohen, Paris, Belfond, 1981.
LM= E. Jabès, Le livre des marges, Paris, Fata Morgana, 1987.



Théopoésie ou Dichtung à propos d'un livre récent de Peter Sloterdijk

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