La lumière
divine a inclus en soi la lumière de l’ange et la lumière de l’âme, en sorte que tout est ordonné, se tient debout et loue parfaitement Dieu. »
Maître Eckhart, Sermon 19
Cet
exposé est à l’origine d’un questionnement : qu’est-ce que l’ordonnance de
l’âme (sa disposition, son architectonique) chez Meister Eckhart ? Cette
ordonnance n'est-elle pas déterminante pour comprendre son anthropologie qui circule
autant dans sa métaphysique que dans sa mystique.
C’est
donc dans ses sermons et traités allemands – que l’on investiguera cette quête
de compréhension de l’âme. Ainsi pourrons-nous indiquer vers une anthropologie
spirituelle inhérente à l’expérience vécue du
rhénan. Depuis le début des années quatre-vingt dix, dans leur séminaire
parisien, Gwendoline Jarczyk et Pierre-Jean Labarrière ont produit un
renouvellement de l’interprétation des sermons et traités indiquant leur
inaltérable actualité comme en témoignent leurs traductions. [1]
Dès lors, c’est dans la lumière naturelle de l’âme
que toutes choses reçoivent leur être, par la passion d’une unité en
devenir.
1- Avertissement
La question que je pose
d’entrée de jeu est la suivante : comment parler de l’âme chez Meister
Eckhart, dans un langage accessible ? Autrement dit, comment parler
intelligiblement de l’invisible ? Ici le mécanisme mis au jour pour décrire la
signifiance du langage mystique se caractérise par un concept incontournable. Le
langage mystique chez Eckhart est structuré par la métaphore. On n’a qu’à se rappeler la brillante réflexion de Paul
Ricoeur qui l’explicite comme suit :
« la métaphore est un procédé de langage qui
consiste à prendre appui sur le sens connu d’une expression pour la tordre et
lui faire dire autre choses que ce à quoi on se serait attendu. Le recours
répété à ce procédé semble pouvoir donner figure à un monde particulier,
inaccessible à partir des seuls sens premiers des expressions utilisées. Il
s’agit bien plus de faire signe vers une réalité inédite que de la décrire. »
(La métaphore vive, 1975.)
Meister Eckhart le reconnaît
lui-même lorsqu’il explicite le rôle charnière de la métaphore :
« Comme une étoile du matin au milieu de la nuée et
comme la pleine lune en ses jours et comme un soleil rayonnant, ainsi celui-ci
a-t-il brillé dans le temple de Dieu. » (Si, 50,67)
Je prends ce premier mot « comme » et ce
« comme est ce que j’ai en vue dans tous mes sermons. »(S.9). Cette
remarque est décisive pour comprendre la part de transgression qui inclut la
contradiction. Car la connaissance par analogie est connaissance métaphorique
transportée d’un registre vers un autre, d’un opposé vers son autre dans le cas
qui nous concerne ici. Par images et concepts Eckhart met en scène un univers
mystique qui ne nous est accessible que par un langage de second niveau. Un
discours qui n’a de sens que dans l’univers d’un discours d’origine, premier,
existentiel, imaginaire ou conceptuel. Ce type de discours est transgressif, il
est du registre de la transgression dans un usage récurrent de la contradiction
dans sa consonance symbolique. C’est un effet de sens qui cherche à se dire et
qui n’y arrive souvent que par la contradiction. Par exemple « Dieu est
comme un néant.»
2- Remarques préliminaires sur l’âme chez Eckhart
1. D’entrée de
jeu, plutôt que de qualifier une part de l’homme, selon la conception d’un
hylémorphisme aristotélicien - tel qu’il se trouve développé par la pensée
scolastique qui considère que les êtres sont constitués à partir de deux
principes distincts et complémentaires – la « matière » et la
« forme ». Eckhart, quant à lui, préconise une conception de l’âme
qui ne la met pas en opposition au corps, désignant le plus souvent le tout de
l’homme sous la raison de son intériorité.
2. Déjà nous
rappelle-t-il en son sermon 32 : « Un vieux maître dit que l’âme est faite entre un et deux. Le un est l’éternité
qui en tout temps se maintient unique et d’une seule couleur. Le deux, c’est le
temps. Qui se transforme et se multiplie. »
3. C’est pourquoi l’âme est dite composée de
« puissances supérieures » - intellect
et volonté – et de « puissances inférieures » qui sont, par la
sensation et la perception, au contact des choses corporelles et matérielles. Distinction
qui n’a pas valeur d’opposition excluante, mais tend à une unité d’harmonie. Replacé
dans le cadre d’une anthropologie, l’intellect est bien cette puissance supérieure
qui structure l’esprit humain. Comprendre et agir sont les manifestations suprêmes
de cet esprit (Eckhart évoquera même une troisième
faculté supérieure, l’irascibilis, en tant que « puissance ascensionnelle »
qui portent les deux autres vers leur accomplissement.)
Dans cette perspective, l’intellect est la puissance
qui, au terme d’un procès discursif, achève le mouvement de la connaissance
dans l’acquiescement à ce qui est reconnu comme vrai. La pensée scolastique n’articulait-elle
pas ainsi ratio et intellectus ? - la première des facultés
procédant par argumentation, tandis que la seconde conclut ce mouvement par une
adhésion réfléchie à ce qui s’est manifesté de la sorte. D’ailleurs, le débat
portant sur la précellence de l’une et de l’autre de ces puissances est un topos révélateur des orientations de
pensée de cette époque.
4. Par ailleurs, une question émerge, elle porte
sur le « lieu » en lequel, dans l’homme, s’opère l’union originelle
et ultime avec Dieu. Est-ce dans l’intellect, ou bien dans un « quelque
chose » qui serait au-delà de l’intellect lui-même? Faut-il avancer que cette
union trouve place dans l’intellect et au-delà de lui-même ? Car enfin :
« l’âme
n’a rien où Dieu puisse lui parler que l’intellect. Volonté ne perçoit pas en
tant qu’elle est volonté, d’aucune manière. « Homme » ne vise aucune
puissance autre qu’intellect. Volonté est ordonnée seulement à quelque chose
d’extérieur. » (S. 43)
Et le texte se précise : « Toutes les puissances qui appartiennent à l’âme ne vieillissent pas.
(…) Les maîtres disent : ce qui est jeune, c’est ce qui est proche de son
commencement. » (S. 43)
5. Bien que le corps,
auquel l’âme se trouve unie de façon essentielle, ne soit jamais rejeté dans
une extériorité dualiste, il est souvent évoqué, de concert avec le temps,
comme le lieu d’une certaine pesanteur qui empêche l’homme de rejoindre son
origine.
« L’homme noble est celui qui vit à la fois
l’humilité qu’il tire de la terre et la liberté ce qu’il n’a rien de commun
avec rien, (…) de là que l’on ne trouve nuement que vie, être, vérité et bonté.
» (De l’homme noble in Traités, p.170)
6. Quant à l’esprit (geist),
Il n’y a pas de trace chez Eckhart, d’une anthropologie tripartite âme /
esprit / corps. Cette conception, fait référence au schéma de saint Paul, elle
est parfois exploitée pour faire pièce au dualisme de la représentation
commune. En somme, l’esprit ne saurait être compris comme une part de l’homme,
mais comme un état de vérité intérieure que l’homme total, âme et corps, est
appelé à reconnaître.
Dans un dégradé plus fin, on pourrait dire néanmoins
que l’esprit est apparenté de façon plus étroite à l’âme au sein du composé que
constitue le sujet concret. Ainsi de ce passage qui, commentant la parabole du
grain de blé tombé en terre, veut rendre compte de la naissance de Dieu sous la
figure de l’homme, Eckhart interroge :
« Qu’est-ce donc que ce grain de blé, qui là, tombe
en terre et qu’est-ce que la terre dans laquelle il doit tomber ? » Il répond
aussitôt : « Comme j’entends le montrer cette fois, ce grain de blé
est un esprit ou ce qu’on dénomme une âme humaine, et la terre en laquelle il
doit tomber, c’est l’humanité (…); car c’est là le champ le plus noble qui fut
jamais créé de terre ou préparé pour quelque fécondité.[2] »
Quant au sens du terme esprit, il ressort au mieux de cet autre
passage du même sermon 49, qui évoque la façon dont le Père engendre d’un même
mouvement, sa Parole éternelle et l’homme qui exprime, par son être, la
fécondité de cette Parole : « C’est
dans cette Parole que le Père dit mon esprit et ton esprit et l’esprit de
chaque homme dans l’égalité à cette même Parole. [3]»
Après ces quelques mises au point, l’on peut rappeler que dans les
deux termes de la différenciation qu’indique Eckhart, il y a la diction d’une
identité originaire et la production d’une unité différentiente qui va au-delà
de toute représentation. Cette relation fondamentale à deux termes me semble
incontournable dans la compréhension que l’on met en évidence ici.
En dernier ressort, l’esprit désigne donc l’homme total dans la vérité
de son origine et de son accomplissement. D’où l’éventail de significations que
revêt l’adjectif spirituel : doté de connotations excluantes lorsqu’il est
opposé à ce qui relève de la chair, il se présente au contraire dans une
fonction d’articulation incluante lorsqu’il est mis en relation avec le corps;
l’homme spirituel est alors celui qui, par intériorité, droiture et noblesse,
vit selon la vérité de son être réconcilié.
Comme le fer est attiré par l’aimant, ce qui est corporel est entrainé
vers le haut par la force de l’esprit qui fait sa percée jusqu’au lieu où
« il prend son origine ». Donc,
il y a basculement du sujet dans sa propre intériorité.
Ce qui
fait dire à Eckhart en son sermon 29 :
« Il faut que cet esprit franchisse tout
nombre et fasse sa percée à travers toute multiplicité, et Dieu alors fait en
lui sa percée; et tout ainsi qu’il fait sa percée en moi, je fais ma percée en
lui en retour. Dieu conduit cet esprit au désert et dans l’unité de lui-même,
là où il est un Un limpide et sourd en lui-même. Cet esprit n’a pas de
pourquoi, et devrait-il avoir l’unité comme pourquoi? Cet esprit se tient en
unité et liberté. [4]»
3- L’ordonnance
de l’âme en tant que telle
Cette "ordonnance de
l'âme" selon une certaine hiérarchie des facultés donne la coloration à l’anthropologie
du rhénan qui mise à sa manière, sur ce que l'on appellera un englobement ou un
enveloppement, qui sous l'égide de l'intellect explique selon lui, qu’à moins
d’être éclairées dans la « lumière
naturelle de l’âme en laquelle elles reçoivent leur être », les créatures
ne sont pas à hauteur divine. Il ajoute alors qu’il en est de même de
l’âme : sa lumière se doit d’être éclairée par l’ange qui « la
prépare et la rend disponible, afin que la lumière divine puisse y
opérer ». (S. 19)
Telle est « l’ordonnance » totale de l’être : elle ne s’inscrit pas
sur une échelle de valeurs qui représenterait un dégradé ou une perte
progressive; ici, il est plutôt question, de sortie et de retour, de déploiement et de
rassemblement, de flux et de percée.
Toutes choses sont divines dans la
mesure où elles rejoignent en retour le lieu de leur origine; car Dieu opère
dans l’éternité. D’où cette nécessité pour l’âme : « être recueillie,
entrainée en haut et être un esprit ». (S. 19)
Dans cette perspective, on remarque un rassemblement et de l’homme et
du cosmos, comme le penseur contemporain Raimon Panikkar, disparut récemment,
le saisissait à vif dans son concept de « cosmothéandrique[5] ».
Dès lors on voit un mouvement qui dispose comme les deux faces d’une même
réalité : l’ordonnance divine et l’ordonnance de l’âme. « L’ordonnance
divine s’exprime d’emblée par la naissance de Dieu en l’âme tel qu’il procède
de la déité. A ce moment, sagesse, puissance et amour sont l’orbite de l’être,
un être suréminent, pur, sans nature. Sa nature est d’être sans nature. »
(S. 31) Et c’est, ce qui me permet, d’indiquer « en catimini » une affinité, au moins lointaine, avec la nature
de l’esprit en bouddhisme : il ne repose sur rien.
Ainsi l’âme, doit, avec toute sa puissance, faire sa percée, vers
l’ordonnance divine. » (S. 31) Ici, il y a déplacement d’une ordonnance
vers l’autre par la « durchbrechen »,
la percée. C’est dans cette mesure que
l’âme laisse s’ordonner en elle-même les puissances qui la composent. Là-dessus
Eckhart en a long a dire et il explicite l’ordonnance de l’âme en y percevant
« une lumière naturelle suréminente (…) si pure et si limpide et si élevée
qu’elle touche à la nature angélique »(S.31).
Alors, il importe de préciser ici
que cette lumière n’illumine l’âme que
sous la condition que les puissances dites inférieures « se subordonnent aux puissances supérieures
et celles-ci à la suprême vérité. C’est ainsi que l’âme doit s’élever elle-même
vers l’ordonnance divine ». (…) « Afin qu’une paix sereine soit dans l’âme
et un repos ». (S. 31)
A ce moment, force est de reconnaître que cette visée d’unité toujours
présente, nous convoque à distinguer les moments qui composent cette ordonnance
totale. D’entrée de jeu, « les maîtres
disent que l’âme a deux visages : le visage supérieur contemple Dieu en tout
temps, et le visage inférieur regarde un peu vers le bas et dirige les sens.»
(S.31)
Mais
qu’est-ce que cela veut dire ?
L’âme n’est évidemment pas en dehors du corps : «
les yeux, les oreilles et les cinq sens,
telles sont les marches par lesquelles l’âme sort dans le monde, et, par ces
marches, le monde pénètre en retour dans l’âme.» (S. 32) Ainsi peut-on dire
à « l’obscur et en assurance» que la vérité perçue par l’âme provient d’une
rectitude intérieure :
«Quoi que voie l’homme bon, il
en devient meilleur.» Un être unifié n’est pas en porte-à-faux avec
l’incarnation de son corps, il « laisse passer » le flux vital de
Dieu en ses sens :
« De même que l’âme se répand dans tous les membres, de même Dieu flue
dans toutes les puissances de l’âme et les pénètre de ce flot de telle sorte
qu’elles le répandent. »(…) Dès lors, le flux vital est reconnu de tout
temps par Eckhart i.e. au-delà du temps,
dans l’éternité et dans la vie en laquelle vivent toutes choses. »(S.37)
En effet, « quand l’âme
touche Dieu par une véritable connaissance, elle lui est semblable en cette
image. »(S.32) Similitude en réalité, si l’on serre au plus près
l’original, « égalité » qui s’exprime à travers les relations qui
composent la partie supérieure de l’âme en ses puissances. Dans cette
perspective, Eckhart s’en tient à cette bipartition entre intellect et volonté,
car pour lui l’intellect pénètre en haut jusque dans l’être avant de penser à
la bonté, à la puissance ou à la sagesse ou tout ce qui est attribut. Car, « l’intellect
saisit Dieu dans son vestiaire, en sa nudité, tel qu’il est Un, sans distinction.»(S.37)
Alors on en vient au constat comme on le retrouve en d’autres lieux de
ses textes que « L’intellect de l’âme est ce que l’âme a de plus
élevé. » (S.23) Dans la puissance de l’intellect dit-il :
« Dieu
toujours verdoie et fleurit dans toute sa félicité et dans toute la gloire
qu’il est en lui-même. (…) Père éternel engendre son fils éternel dans cette
puissance sans relâche, de sorte que cette puissance co-engendre le fils du
Père et soi-même comme le même fils dans l’unique puissance du Père ». (S.
2)
Et
qu’en est-il de cette puissance supérieure ?
« Dans cette puissance Dieu sans relâche arde
et brûle avec toute sa richesse, avec toute sa douceur et avec tout ses
délices. En vérité, dans cette puissance est si grande félicité et des délices
sans mesure, que personne ne peut en parler ni le révéler pleinement.» (S.2)
Bien que parfois Eckhart parle d’une certaine
supériorité de la volonté sur l’intellect, il nous rappelle que :
« Ce
que les sens apportent de l’extérieur, l’intellect l’accueille, ce que ne fait
pas la volonté; sur ce point, la volonté
est plus noble que l’intellect. La volonté n’emprunte nulle part ailleurs que
dans la pure connaissance où il n’y a ni « ici » ni
« maintenant.»(S.21)
De même :
« La volonté est si libre et
si noble quelle n’accepte rien d’aucune chose corporelle, c’est par sa propre
liberté qu’elle accomplit son opération. L’intellect, lui, emprunte bien aux
choses corporelles : en cela la volonté est plus noble. » (S.36b)
« Toutefois, c’est seulement d’une partie de l’intellect, dans un regard
vers la bas et dans un abaissement que cette connaissance reçoit l’impression
des choses corporelles, mais dans sa région la plus élevée, l’intellect
n’emprunte pas aux choses corporelles. »
C’est d’après cette affirmation que le rhénan pourra
déployer dans un sermon les excellences de l’âme au nombre de cinq:
« Il est dans l’âme une puissance qui est l’intellect. Dès l’origine dès
qu’elle prend conscience de Dieu et le goute, elle a en elle cinq
propriétés. » 1. « Le détachement d’ici et maintenant » qui lie
la deuxième et la troisième propriété selon lesquelles, l’âme « n’a de
ressemblance avec rien » et « s’affirme pure et sans mélange.» (S.69)
De par sa quatrième, l’âme « opère et cherche en elle-même »,
alors qu’en vertu de la cinquième « elle est une image ». (S. 69)
C’est donc de cette manière qu’Eckhart semble concilier les influences
d’Augustin et du Pseudo-Denys l’Aréopagite. C’est sur ce point comme en
d’autres que l’on constate la dominante spéculative et unitive de sa mystique qui
nous renvoie à ce « fond de
l’âme qui antécède, fonde et finalise le déploiement des deux facultés maîtresses
de l’homme : « il est dans l’âme on ne sait quoi de mystérieux et de
caché et bien plus haut que là où se diffusent les puissances que sont
l’intellect et la volonté (…) là Dieu opère. »(S. 69)
Quant à l’irascbilis, troisième
puissance de l’âme évoquée plus haut, concept hérité de la scolastique, elle
est à comprendre comme dynamisme de l’âme. Car lorsqu’il est question de
l’homme, l’irascibilis, s’efface dans
la réalisation du mouvement unitif qui la constitue : « C’est aussi en quoi consiste la
perfection de l’âme : dans la connaissance et la conscience d’avoir saisi
Dieu, et dans l’union de l’amour parfait. »(S.32)
4- Les
trois dimensions de l’intellect
Dans son sermon 104b, nous avons plus de détails sur
les trois dimensions de l’intellect que l’homme possède : « un
intellect actif, un intellect passif et un intellect possible. » (S.37)
L’intellect actif se tient toujours prêt à opérer quelque chose que ce soit en
dieu ou dans la créature. Mais si Dieu entreprend lui-même l’opération,
l’esprit se tient alors dans un état de passivité, voilà l’intellect
passif ou patient. Quant à l’intellect possible, il envisage les deux : le
fait que Dieu puisse agir et l’esprit pâtir dans la mesure où cela se produit
en tant que possibilité.
« Si
l’intellect connaît et imagine et que la volonté veut, et que la mémoire
s’arrête sur quelque chose, tout cela ne nécessite-t-il pas des images ?
Notez-le bien ! Nous avons déjà parlé à ce propos d’intellect actif et passif.
L’intellect actif abstrait les images des choses extérieures, les dépouille de
la contingence, il les introduit dans l’intellect passif et engendre en lui
leur image spirituelle. Ainsi l’intellect passif est rendu fécond par l’actif
(…). Par conséquent, l’intellect passif ne peut se maintenir dans la
connaissance des choses que dans la mesure où l’intellect actif resplendit en
lui. » (S. 104b)
D’ailleurs,
« Il n’y a qu’à voir ce que l’intellect
accomplit dans un homme naturel et combien plus dans un homme détaché; Dieu
prend l’intellect actif et s’installe lui-même à sa place, et y opère lui-meme
tout ce que l’intellect actif devait opérer. Lorsque l’homme est inoccupé et
l’intellect actif a sombré en lui-meme, alors dieu doit nécessairement se
préoccuper de l’opération, il doit lui-meme être le maitre d’œuvre et naitre
dans l’intellect passif. » (S. 104b cf. S. 28; S. 43)
Même si « la vérité est dans
le fond, elle est recouverte et cachée à l’intellect. Et tout le temps qu’il
est ainsi, l’intellect n’a aucun lieu où s’appuyer ou reposer. »(S.104b)
Qu’est ce que cela signifie ? Peut
être ceci, tant que l’intellect ne repose pas dans la vérité essentielle,
il ne se satisfait que de l’être. Et Dieu le lui enlève continuellement, afin
d’éveiller son flux et l’incite à aller toujours plus loin. (Cf S. 101)
Après tout ce qui vient d’être énoncé, on comprend aisément que pour
Eckhart l’âme n’est pas un principe immatériel qui serait, en quelque sorte,
l’autre du corps. Elle indique plutôt vers la monstration de l’homme lui-même
en sa corporéité, non pas « le corps qu’il a » mais bien plus « le
corps qu’il est » désigné dans l’articulation de ses puissances.
Si j’employais le langage de la musique, si chère à un
Jean-André Nisole, je dirais que sa tessiture
(le registre
ou l’étendue) recouvre tous les
sons qui vont des résonnances corporelles aux vibrations spirituelles et du
cosmos à Dieu, cela en ligne directe avec l’expérience cosmothéandrique dont nous
parlait Panikkar.
Eckhart rappelle que « Quand nous prenons Dieu dans l’être, nous le prenons dans son
parvis, car l’être est son parvis dans lequel il réside. »
Question légitime : où est-il donc ?
« L’intellect est le temple de Dieu.
Nulle part Dieu ne réside plus véritablement que dans son temple, l’intellect,
car là il est seul dans son silence. » (S.9) Il poursuit en disant
« Considérons cette connaissance dans l’âme qui possède une gouttelette
d’intellect, une « étincelle », une « brindille. » Une fois
dépeintes « les puissance qui agissent dans le corps, il en vient à cette
autre puissance dans l’âme « grâce à laquelle elle pense ». Cette
puissance « forme en elle-même les choses qui ne sont pas présentes, en
sorte que je connais les choses aussi bien que si je voyais de mes yeux et
mieux encore avec cette puissance, l’âme opère dans le non-être et suit Dieu
qui opère dans le non-être ». (S.9)
Bien que plusieurs désignations
perçurent l’âme comme un feu ou une lumière voire même un esprit, aucune de ces
nominations n’est assez radicale pour nommer ce dont il est question ici.
Pour le thuringien, « on
désigne l’âme par ce qui est le plus limpide et le plus pur, et cependant on
n’atteint pas ainsi le fond de l’âme. »(S.17)
Mais qu’en est-il de ce fond ? Est-il perceptible en dehors de tout excès
de langage ? : « Dieu qui
est sans nom est inexprimable et l’âme dans son fond est aussi inexprimable
qu’il est inexprimable.» (S.17)
5-
L’étincelle de l’âme
Dans notre tentative de saisir l’essence de l’âme, une image bat en
brèches toutes les autres, celle de « l’étincelle de l’âme. » Car
c’est elle qui saisit la lumière divine, lumière imprimée d’en haut, elle est
ce quelque chose d’incréée en l’homme puisqu’elle est :
« l’image de cette nature
divine qui toujours s’oppose à ce qui n’est pas divin », elle «
n’est pas une puissance de l’âme comme l’ont voulu certains maîtres, elle est
toujours inclinée vers le bien; même en enfer elle est inclinée vers le bien.
(…) Elle se nomme syndérèse, ce qui veut dire unir et détourner ». Tel est
l’intellect « à la périphérie de l’âme où elle touche à la nature de
l’ange et est une image de Dieu. (…) Cette petite étincelle est nue, dressée
sans souffrance dans l’être de Dieu. » (S .20)
On se rappellera que cette image était plaquée, pour ainsi dire, sur
la distinction dont on a déjà percé la signification : celles des deux
visages de l’âme, selon le propos d’Avicenne, connu d’Eckhart dans la
mouvance de l’albertinisme colonais. Augustin lui-même parlait des deux visages
de l’âme. Dans cette veine, Eckhart montre que « tourné vers ce monde et vers le corps. L’un de ces visages est
celui dans lequel l’âme « pratique la vertu et le savoir ».
L’autre visage, « tourné directement
vers Dieu », a en lui la lumière divine » cette lumière dans l’âme
opère à son insu, car l’âme ne repose pas chez elle si elle n’est en Dieu même,
« quand l’âme est saisie en Dieu dans sa pureté, l’homme vit. Alors a lieu
la naissance de Dieu en l’âme. » (S.37)
Si l’âme dans une part d’elle-même touche l’ange et
Dieu lui-même; la percée en retour qu’il lui faut ici opérer dépasse les
représentations trinitaires pour nous indiquer l’unité de la déité.
Ne demeure que ce désert silencieux, un silence simple immobile en
lui-même.
En ce « fond simple, l’âme ne pénètre que par
ce qui en elle est l’analogue du néant, à savoir justement la petite
étincelle » qui en est elle de même nature. Eckhart dit qu’en ce lieu
signe la nescience de l’âme qui est
simultanément la nescience de Dieu. Car en de nombreux sermons est chantée la
louange de cette étincelle dans l’âme qui ne touche jamais le temps ni
l’espace. » (S.48)
C’est pourquoi l’âme doit saisir Dieu sans mode et
sans être, car il ne possède aucun mode. C’est cet au-delà de Dieu, le Deus absconditus qui renvoi à l’homo absconditus, l’au-delà de l’homme
en lui-même. Un mode qui est au-delà de tout mode, un mode sans mode. Une nudité,
une absence de nom, ni ceci, ni cela, béatitude purement et simplement :
« Il est dans l’âme une chose où Dieu est dans sa
nudité, et les maîtres disent que c’est innommé et n’a pas de nom particulier.
Cela est et n’a cependant pas d’être propre, car ce n’est ni ceci, ni cela, ni
ici, ni là, car c’est ce que c’est en un autre, et cela en ceci, car ce que
c’est, ce l’est en cela et cela en ceci, car cela flue en ceci et en
cela. » Lieu de pur échange et d’identité fondatrice : saint Paul
nous invite à s’abandonner là en Dieu « dans la béatitude, car ici l’âme
prend toute sa vie et son être, c’est de là qu’elle aspire sa vie et son
être », (S.24) car c’est cela même être habité par un excédent en lequel
on se tient.
Cet hymne, pour ainsi dire, exaltant à ce que l’on peut tenir pour une
pure relation par delà toute substantialité de ceci ou de cela redit, à nouveau
frais, qu’il n’est plus question d’un « quelque chose » mais
d’un autre comme étant soi-même totalement en Dieu, i.e. identique à Dieu,
puisqu’en Dieu, il n’est rien que Dieu; marque indélébile, véritable
marque d’origine, que rien ne peut effacer, ce qui vise on s’en doute
l’impossible au-delà de l’âme i.e. son extinction même.
« Et ce néant était Dieu » dit saint Paul à Damas, ce ne
serait donc que par le néant de Dieu que l’on puisse reconnaître l’originarité
différentiente du propre néant de mon âme qui fait unité des deux.
La subtilité porte sur le fait que ce quelque chose
est « dans l’âme » sans être « quelque chose de l’âme »
mais alors il ne s’agit pas d’une participation extrinsèque.
« Là où l’âme a son être naturel créé il n’est pas de
vérité. Je dis qu’il est quelque chose au-dessus de la nature créé de l’âme. Et
certains clercs ne comprennent pas qu’il est quelque chose ainsi qui soit de la
parenté de Dieu et qui soit ainsi un. Cela n’a rien de commun avec quoique ce
soit. Tout ce qui est créé ou créable est néant, mais tout le créé et le
créable est loin de cela et lui est étranger. C’est un Un qui n’accueille rien
d’extérieur à soi. » (S.29)
En conclusion
Ce qu’il faut comprendre, c’est que Meister Eckhart n’enseigne nullement
une identité pure et simple de l’intellect humain et Dieu, mais il fait
entendre l’impératif d’une identité d’accomplissement. Ce n’est pas d’une
identité au terme mais bien plus au fondement qu’il est question. Pour lui,
l’idée d’accomplissement est une idée d’origine en ce qu’elle repose sur une
identité première et dernière entre l’être et le devenir.
Reiner Schürmann parle
d’une identité opératoire et précise que les formules les plus audacieuses sont
à comprendre dans la visée d’une déprise d’ordre radicalement
ontologique : « Séparer ces formules d’union du détachement en tant
qu’accomplissement reviendrait assurément à confondre l’homme et Dieu en
quelque totalité indistincte. Mais la pensée du rhénan est toute autre. Il
pense l’identité du non identique ». (MEJE, 1972, p.66)
Si Dieu est naissance, l’homme est naissance; Dieu et l’homme sont
ensemble une seule naissance. Au sermon 48, qui commente une parole de Thomas
d’Aquin sur l’amour que se portent les choses égales, est là pour dire que
l’unité spirituelle la plus haute est celle qui se réalise dans la communauté
d’opération; n’est-ce point justement ce que postule l’accomplissement de la
naissance ?
Lorsque mon œil regarde un morceau de bois, une unité
s’opère : « L’on peut dire en vérité « œil-bois » et
le bois est mon œil. »(S.48) Le texte poursuit : « Si c’est
vrai pour les choses matérielles, c’est encore bien plus vrai pour les choses
spirituelles. » Ce qui nous fait saisir que dans le détachement (abgeschiedenheit) le parfait reposer-dans-soi-même,
être-un-avec-soi-même de l’âme éprouve la reconnaissance de la réalité que
« la déité est le seul lieu de l’âme. » (S.36a)
Martin Laramée
Automne 2012
[1] L’œuvre allemande. I – Les Traités et le Poème, trad. G.
Jarczyk et P.-J. Labarrière, (Coll. Spiritualités vivantes), Albin Michel,
Paris, 1996; L’étincelle de l’âme (Sermons I-XXX), trad. G.
Jarczyk et P.-J. Labarrière, Albin
Michel, Paris, 1998; Dieu au-delà de Dieu (Sermons XXXI-LX), trad. G.
Jarczyk et P.-J. Labarrière, Albin Michel, Paris, 1999; Et ce néant était
Dieu (Sermons LXI-XC), trad. G. Jarczyk et P.-J. Labarrière, Albin Michel,
Paris, 2000. Voir aussi plus récemment, M.-A. Vannier (dir.), La
naissance de Dieu dans l’âme chez Eckhart et Nicolas de Cues, Paris,
Cerf, (Coll., Patrimoines), 2006.
[2] Cf. Sermon 49, p. 132.
[3] Sermon 49, p. 130.
[4] Pour ce développement voir le sermon 29, L’étincelle de l’âme, p. 255-256.