6 décembre 2009

La désillusion du regard lucide


« (…) rentrés au foyer natal /
dans l’angoissant rai d’exil /
qui rassemble les dispersés,
les errants conduits à travers
le désert stellaire Âme ».

Paul Celan

Il m’apparaît que la société québécoise et au-delà, depuis au moins la révolution tranquille est déterminée au plan historique, social et politique par au moins deux dominantes. Premièrement, il y a le péril métaphysique que constitue le « retrait du dieu », qui laisse présager l’expérience du rien générée indirectement par la technique. Et, secondement, il y a le dilemme de l’agir, conséquent au désenchantement du monde et à la déchéance des normes morales, des valeurs communément admises de manière universelle – jusqu'à une sorte de réenchantement issu d’une certaine nostalgie du divin ou d’un au-delà du Nom divin.

Ce double bind est issu des avancées techniciennes; c’est-à-dire que l’âge des techno-sciences génère l’incertitude dans la conscience du sujet postmoderne : un clivage émerge; « une leucémie de l’espèce » (René Char) se manifeste. Cette incertitude ronge le sujet au point où il devient une espèce esseulée, renvoyée à sa propre intériorité. Mais tragiquement, le sujet se sent perdu ou pendu dans l’intériorité, il ne sait plus à qui ou à quoi se vouer.

Ce temps où advient l’événement de la confrontation avec l’esprit du temps est nihiliste : il n’y a rien à glorifier mais plus à damner, à incriminer. Les choses sont de plus en plus risibles. Tout est risible quand on pense au rien et à la mort, au tragique de la vie. On parcourt la vie, impressionné et désenchanté, on traverse l’arène du rien, blasé par une mauvaise « mise en scène ».

En ce temps-ci, tout est interchangeable : l’effet de mode est fidèle à sa nomination, il est éphémère. De là, on peut comprendre la détermination du nihilisme en pareille époque comme manque de conscience et apogée de l’éthique dont l’éclatement multiple ne vise aucune unité-disparité, en raison de la pluralité de ses fondements mythologiques mêmes.

Ce sont les nouveaux « maîtres du monde » scrupuleusement inconscients qui ont engendré ce temps de détresse immémoriale, c’est le temps des barbares parés de leur fausse modestie et de la bassesse de leur indigence, de leurs exigences de performativité, de leur pointillisme acéré de leur soumission à l’académisme. Cela est de mauvais augure – qu’en ce temps anti-philosophique et haïssable à l’extrême –, d’entendre le glas de la fin de la philosophie humaniste i.e. du respect du sujet en détresse de par sa maladie. Il y a déjà un moment que la donne conceptuelle est passée et que l’errance du sujet a commencée.

Peut-on méconnaître la médiocrité des siècles nihilistes ? Au point où la détresse serait notre geôle existentielle, en territoire intérieur conquis par la peur de la mort, la bêtise et la fatuité qui sont devenus des lieux communs de notre vie quotidienne. En ce sens, même l’État est une institution vouée à l’échec, et la civilisation technicienne, un phénomène condamné sans relâche à l’infamie et à la débilité. La vie est désespoir sur lequel les philosophies s’appuient et qui ne permet pas d’échapper à l’indigence de notre temps : la barbarie intérieure.

L’homme est devenu une technique de l’humain, l’homme contemporain est apathique, nihiliste dans son indifférence même à la vie, à l’essentiel de l’existence, au questionnement provoqué par l’intériorité.

Dans le processus de la nature et de l’histoire, l’homme de la civilisation technicienne vise un avenir mégalomane en raison de ce à quoi il se réfère inconsciemment : son ambition économique et matérialiste sans limites.

Ce qui permet de percevoir la récurrence du pathos en pareil contexte, c’est que l’heuristique du nihilisme a cela de bon qu’elle nous apprends que le fiasco – comme la maladie ou la médiocrité – ne sont pas des destins : ce sont des conditions mêmes de l’existence périlleuse.

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