26 avril 2010

C.R. Après le christianisme

Gianni Vattimo, Après la chrétienté : Pour un Christianisme non religieux, Calmann-Lévy, coll. « L'ordre philosophique »,‎ 2004, 202 p.

Professeur émérite de philosophie à Torino (Italie) Gianni Vattimo est l’un des plus éminents représentants de la pensée contemporaine et postmoderne. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, traduits en plusieurs langues, dont Introduction à Heidegger (1985), La pensée faible (avec P. A. Rovatti), La fin de la modernité (1987), Éthique de l’interprétation (1991), Introduction à Nietzsche (1991), La Religion (avec J. Derrida et H.-G. Gadamer, 1996), Espérer croire (1998), Après le christianisme : pour un christianisme non religieux (2002), Nihilisme et émancipation : éthique, politique et droit (2003), L’avenir de la religion (avec R. Rorty et S. Zabala, 2005). C’est à partir d’une reprise du titre de son avant-dernier livre Espérer croire publié en 2002 que Vattimo introduit à son nouvel ouvrage, L’avenir de la religion (2005). Ce titre en effet appelle un commentaire qui clarifie le propos.

En italien, Credere di credere sonne de façon paradoxale, croire signifiant en même temps « avoir une foi, une conviction… à propos de quelque chose » et « estimer, penser avec une marge d’incertitude ». C’est ce dernier sens que revêtirait le premier credere du titre, tandis que le second correspondrait à la première acception de credere, au sens religieux de la croyance. Toute la démarche de l’auteur vient alors s’inscrire dans cette estimation probable de notre certitude et de notre foi, ce qu’il résume en rapportant que c’est à la suite d’un coup de téléphone avec un de ses anciens professeurs très croyant, qui lui demandait si au bout du compte il avait encore foi en Dieu, que Gianni Vattimo s’est surpris à lui répondre : « Disons que j’espère croire » (p. 11). 

Marqué par la philosophie contemporaine, de Nietzsche à l’herméneutique en passant décisivement par Heidegger, Vattimo est également un observateur avisé de la postmodernité. Celle-ci est précisément marquée par un certain scepticisme à l’égard de la religiosité, que l’individualisme libéral aussi bien que les déterminismes et collectivismes, notamment marxistes, ont largement étayés. Sous l’influence du néo-thomiste Jacques Maritain, Vattimo dit que, méfiant envers les dogmes de la modernité, il a fait le choix d’étudier la philosophie et en particulier Nietzsche et Heidegger, « critiques les plus radicaux de la modernité ». C’est paradoxalement à travers ces deux penseurs que Vattimo a retrouvé le christianisme, sous la devise Credere di credere.
 
            Pour clarifier d’emblée la façon dont il lit Nietzsche, Vattimo signale dès l’introduction que la proclamation selon laquelle Dieu est mort n’est pas une profession d’athéisme, et ne peut l’être, sans quoi Nietzsche resterait précisément enfermé dans un idéal de vérité absolue et un horizon métaphysique ayant la même fonction que le Dieu de la métaphysique traditionnelle. 

Or Vattimo rattache cette optique nietzschéenne à la polémique de Heidegger contre la métaphysique qui, depuis Parménide, croit pouvoir saisir un fondement ultime de la réalité sous la forme d’une structure « donnée comme une essence ou une vérité mathématique » (p. 13). 

À partir de telles prémisses, on pourrait se demander quels liens établir entre ces deux penseurs, la modernité et la foi chrétienne. Selon Vattimo, le monde pluraliste dans lequel nous vivons ne peut se laisser interpréter par une pensée universalisante, comme une structure unique fondée, que la philosophie aurait pour tâche de connaître et la religion d’adorer. C’est bien le Dieu moral des philosophes, qui est mort depuis Nietzsche, et la métaphysique comme croyance en un ordre stable et nécessaire de l’être, qui s’est achevée avec Heidegger. Dès lors la « renaissance » de la religion à l’époque post-métaphysique devient théoriquement légitime car elle procède d’une ouverture à l’être comme crainte, espérance, projet, autrement dit elle s’effectue au nom de l’expérience de la liberté. Discuter de manière critique les formes que prend aujourd’hui la renaissance du sacré pose selon Vattimo la question centrale de la sécularisation.
           
Le processus moderne de civilisation manifeste une puissance de dissolution du sacré, ce qu’il appelle aussi « affaiblissement de l’être ». Or cette perte est à repenser comme noyau de l’histoire du salut, kénosis  de Dieu, et non plus comme abandon de la religion, mais plutôt réalisation de sa vocation intime.
            
Or pour parvenir à cette réalisation, une nouvelle forme modernisée d’œcuménisme est requise. S’appuyant sur l’abbé calabrais Joachim de Flore, et sur l’influence majeure qu’il a pu exercer notamment sur Schelling, Novalis et Schleiermacher (p. 55 à 64), Vattimo place les rouages de ce nouvel œcuménisme dans une sécularisation qui ne correspond pas exactement à l’atmosphère de la théologie de Karl Barth ou de Bonhoeffer, et qui en tout cas se distingue explicitement de la position très répandue, aujourd’hui, et fermement défendue dans la culture, qui consiste à concevoir la reprise de la religion comme ouverture au radicalement autre sous la grande influence d’Emmanuel Levinas et du « déconstructionnisme » de Derrida.
           

 Par ailleurs, Vattimo est particulièrement sensible au fait que le rapport du christianisme avec les conflits culturels en Europe est loin d’être conçu comme un rapport d’apaisement. Tout comme l’existence d’une tradition chrétienne, plutôt qu’un règlement des conflits, apparaît comme un élément même de ces conflits, le rapport entre religion et politique est rarement ressenti comme l’éventualité que la religion contribue « positivement à enrichir et améliorer la politique » (p. 143).            
            La manière dont nos sociétés occidentales ont tenté de résoudre ce double clivage coïncide avec le début de la modernité (Réforme protestante, guerres de religion), et sa poursuite s’effectue comme évacuation de la thématique religieuse du monde laïc. Or le conflit culturel voyant aujourd’hui « impliqués de nouveaux sujets religieux, les cultures différentes qui entre-temps se sont établies parmi nous » (p. 144), nous sommes conduits à nous demander si la solution libérale visant à cantonner la religion dans la sphère du privé, ou du moins dans celle de la société civile, est une solution viable. Ne doit-on pas plutôt considérer que « l’absorption pacifique de certaines cultures différentes des nôtres » a échoué, et que la laïcité de l’espace politique représente « comme une menace et non une condition positive de liberté » ? Selon Vattimo, l’affaire de l’interdiction du « tchador (sic) dans les écoles publiques françaises » (p. 145) est à ce titre emblématique. Notamment parce qu’elle opère envers une identité culturelle « différente, minoritaire, relativement étrangère à une tradition locale plus enracinée ».
           
En s’appuyant sur le fait que par ailleurs serait quasi unanimement acceptée la présence sourde de symboles chrétiens dans les écoles européennes, Vattimo considère que « l’espace laïque du libéralisme moderne est plus religieux que le libéralisme lui-même et la pensée chrétienne ne sont disposés à le reconnaître » (p. 149). Il serait par conséquent absurde que le christianisme essaye de se positionner dans le nouvel espace des conflits interculturels en se restaurant comme identité forte, et sa « vocation serait plutôt d’approfondir sa physionomie propre de source et de condition de possibilité pour la laïcité » (idem).
            

Tel est bien in fine le centre névralgique de l’ouvrage de Vattimo : que le christianisme, en entrant dans le dialogue interculturel, se présente « comme le porteur de la laïcité [...], développe sa vocation laïque [...] ». Cela pourrait se résumer selon l’auteur en un slogan :
           

« De l’universalisme à l’hospitalité », au sens où Derrida, auquel se réfère Vattimo, considère que l’hospitalité ne se réalise que si l’on accepte de se mettre entre les mains de son hôte. Thèse lourde de conséquences qu’entend bien assumer Vattimo, particulièrement aujourd’hui où perdure - au nom d’idéologies diverses et de religions qui n’ont cessé de maintenir ensemble métaphysique et violences - des guerres qui visent à éradiquer la guerre, et qui semblent plutôt contribuer à mieux la relancer. La révélation chrétienne comme sécularisation devrait alors nous conduire à repenser l’analyse girardienne du sacré comme violence, et du sacrifice comme victimisation d’un bouc émissaire. Tel serait le caractère indépassable de la métaphysique chez Heidegger qu’une simple décision humaine ne saurait permettre de surmonter, autorisant une interprétation croisée entre les mécanismes victimaires et la métaphysique (p. 176). C’est du reste par une mise en rapport « qui saute aux yeux » (p. 185), entre l’idée de la métaphysique comme oubli de l’être et une réflexion sur l’expérience chrétienne étayée sur « l’Introduction à la phénoménologie de la religion » de Heidegger, texte de jeunesse éclairant Etre et temps, que se termine Après la chrétienté.
           
 C’est à partir d’une reprise du titre de son avant-dernier livre Espérer croire  1 que Vattimo introduit à son nouvel ouvrage. Ce titre en effet appelle un commentaire qui clarifie le propos. En italien, Credere di credere sonne de façon paradoxale, croire signifiant en même temps « avoir une foi, une conviction… à propos de quelque chose » et « estimer, penser avec une marge d’incertitude ». C’est ce dernier sens que revêtirait le premier credere du titre, tandis que le second correspondrait à la première acception de credere, au sens religieux de la croyance. Toute la démarche de l’auteur vient alors s’inscrire dans cette estimation probable de notre certitude et de notre foi, ce qu’il résume en rapportant que c’est à la suite d’un coup de téléphone avec un de ses anciens professeurs très croyant, qui lui demandait si au bout du compte il avait encore foi en Dieu, que Gianni Vattimo s’est surpris à lui répondre : « Disons que j’espère croire » (p.11).
           
Marqué par la philosophie contemporaine, de Nietzsche à l’herméneutique en passant décisivement par Heidegger, Vattimo est également un observateur aigu de la postmodernité. Celle-ci est précisément marquée par un certain scepticisme à l’égard de la religiosité, que l’individualisme libéral aussi bien que les déterminismes et collectivismes, notamment marxistes, ont largement étayés. Sous l’influence du néo-thomiste Jacques Maritain, Vattimo dit que, méfiant envers les dogmes de la modernité, il a fait le choix d’étudier la philosophie et en particulier Nietzsche et Heidegger, « critiques les plus radicaux de la modernité ». C’est paradoxalement à travers ces deux penseurs que Vattimo a retrouvé le christianisme, sous la devise Credere di credere.
            

Pour clarifier d’emblée la façon dont il lit Nietzsche, je te dirais que Vattimo signale dès l’introduction que la proclamation selon laquelle Dieu est mort n’est pas une profession d’athéisme, et ne peut l’être, sans quoi Nietzsche resterait précisément enfermé dans un idéal de vérité absolue et un horizon métaphysique ayant la même fonction que le Dieu de la métaphysique traditionnelle. Or Vattimo rattache cette optique nietzschéenne à la polémique
de Heidegger contre la métaphysique qui, depuis Parménide, croit pouvoir saisir un fondement ultime de la réalité sous la forme d’une structure « donnée comme une essence ou une vérité mathématique » (p. 13). À partir de telles prémisses, on pourrait se demander quels liens établir entre ces deux penseurs, la modernité et la foi chrétienne. Selon Vattimo, le monde pluraliste dans lequel nous vivons ne peut se laisser interpréter par une pensée universalisante, comme une structure unique fondée, que la philosophie aurait pour tâche de connaître et la religion d’adorer. 

          
C’est bien le Dieu moral des philosophes, qui est mort depuis Nietzsche, et la métaphysique comme croyance en un ordre stable et nécessaire de l’être, qui s’est achevée avec Heidegger. Dès lors la « renaissance » de la religion à l’époque post-métaphysique devient théoriquement légitime car elle procède d’une ouverture à l’être comme crainte, espérance, projet, autrement dit elle s’effectue au nom de l’expérience de la liberté. Discuter de manière critique les formes que prend aujourd’hui la renaissance du sacré pose selon Vattimo la question centrale de la sécularisation. Le processus moderne de civilisation manifeste une puissance de dissolution du sacré, ce qu’il appelle aussi « affaiblissement de l’être ». Or cette perte est à repenser comme noyau de l’histoire du salut, kénosis  de Dieu, et non plus comme abandon de la religion, mais plutôt réalisation de sa vocation intime.
          
  Or pour parvenir à cette réalisation, une nouvelle forme modernisée d’œcuménisme est requise. S’appuyant sur l’abbé calabrais Joachim de Flore, et sur l’influence majeure qu’il a pu exercer notamment sur Schelling, Novalis et Schleiermacher (p. 55 à 64), Vattimo place les rouages de ce nouvel œcuménisme dans une sécularisation qui ne correspond pas exactement à l’atmosphère de la théologie de Karl Barth ou de Bonhoeffer, et qui en tout cas se distingue explicitement de la position très répandue, aujourd’hui, et fermement défendue dans la culture, qui consiste à concevoir la reprise de la religion comme ouverture au radicalement autre sous la grande influence d’Emmanuel Levinas et du « déconstructionnisme » de Derrida. 

Par ailleurs, Vattimo est particulièrement sensible au fait que le rapport du christianisme avec les conflits culturels en Europe est loin d’être conçu comme un rapport d’apaisement. Tout comme l’existence d’une tradition chrétienne, plutôt qu’un règlement des conflits, apparaît comme un élément même de ces conflits, le rapport entre religion et politique est rarement ressenti comme l’éventualité que la religion contribue « positivement à enrichir et améliorer la politique » (p. 143). La manière dont nos sociétés occidentales ont tenté de résoudre ce double clivage coïncide avec le début de la modernité (Réforme protestante, guerres de religion), et sa poursuite s’effectue comme évacuation de la thématique religieuse du monde laïc. Or le conflit culturel voyant aujourd’hui « impliqués de nouveaux sujets religieux, les cultures différentes qui entre-temps se sont établies parmi nous » (p. 144), nous sommes conduits à nous demander si la solution libérale visant à cantonner la religion dans la sphère du privé, ou du moins dans celle de la société civile, est une solution viable. Ne doit-on pas plutôt considérer que « l’absorption pacifique de certaines cultures différentes des nôtres » a échoué, et que la laïcité de l’espace politique représente « comme une menace et non une condition positive de liberté » ? Selon Vattimo, l’affaire de l’interdiction du « tchador (sic) dans les écoles publiques françaises » (p. 145) est à ce titre emblématique. Notamment parce qu’elle opère envers une identité culturelle « différente, minoritaire, relativement étrangère à une tradition locale plus enracinée ».                 
            En s’appuyant sur le fait que par ailleurs serait quasi unanimement acceptée la présence sourde de symboles chrétiens dans les écoles européennes, Vattimo considère que « l’espace laïque du libéralisme moderne est plus religieux que le libéralisme lui-même et la pensée chrétienne ne sont disposés à le reconnaître » (p. 149). Il serait par conséquent absurde que le christianisme essaye de se positionner dans le nouvel espace des conflits interculturels en se restaurant comme identité forte, et sa « vocation serait plutôt d’approfondir sa physionomie propre de source et de condition de possibilité pour la laïcité » (idem).
            Tel est bien in fine le centre névralgique de l’ouvrage de Vattimo : que le christianisme, en entrant dans le dialogue interculturel, se présente « comme le porteur de la laïcité [...], développe sa vocation laïque [...] ». Cela pourrait se résumer selon l’auteur en un slogan : « De l’universalisme à l’hospitalité », au sens où Derrida, auquel se réfère Vattimo, considère que l’hospitalité ne se réalise que si l’on accepte de se mettre entre les mains de son hôte. Thèse lourde de conséquences qu’entend bien assumer Vattimo, particulièrement aujourd’hui où perdure - au nom d’idéologies diverses et de religions qui n’ont cessé de maintenir ensemble métaphysique et violences - des guerres qui visent à éradiquer la guerre, et qui semblent plutôt contribuer à mieux la relancer. La révélation chrétienne comme sécularisation devrait alors nous conduire à repenser l’analyse girardienne du sacré comme violence, et du sacrifice comme victimisation d’un bouc émissaire. Tel serait le caractère indépassable de la métaphysique chez Heidegger qu’une simple décision humaine ne saurait permettre de surmonter, autorisant une interprétation croisée entre les mécanismes victimaires et la métaphysique (p. 176) ».

             C’est du reste par une mise en rapport « qui saute aux yeux » (p. 185), entre l’idée de la métaphysique comme oubli de l’être et une réflexion sur l’expérience chrétienne étayée sur « l’Introduction à la phénoménologie de la religion » de Heidegger, texte de jeunesse éclairant Etre et Temps, que se termine Après la chrétienté.

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