28 juillet 2010

De la consolation

Qu'est-ce que la consolation sinon la part qu'on concède à la mort afin d'exaucer la vie au-dessus d'elle-même, afin de nous rappeler que chaque instant peut être le dernier et, que rien ici bas,  ne dure plus longtemps que ce qui est inscrit en lui.

Mais qu'est-ce alors que la consolation sinon un art de vivre la mort au présent pour mieux sauver le présent de la mort. Ne faudrait-il pas retracer la consolation à la naissance de la philosophie?

La parole qui me nomme donne sens à mon action humaine. Ça nous fait découvrir que dans nos actions l'on se construit ou le contraire. Car dans ma responsabilité éthique indéniable, le fait d'envisager l'autre, c'est en devenir irrémédiablement responsable.

Si le travail de l'Autre se profile à travers le désir qui nous donne de vivre et de souffrir, ultime signe que nous sommes en vie et influencé par une volonté supérieure; ceci nous amène à comprendre que la philosophie se substitue à la tragédie. La communion dans la douleur de l'autre me rend plus humain, elle me révèle autre à moi-même dans ce transport qui me mène vers l'autre qui me constitue. Il y a de l'Autre tout aussi bien en moi qu'en celui ou celle dont je me fais proche et ça console plus qu'on ne saurait le dire, la simple présence à l'autre.

Vouloir consoler les autres, n'est-ce pas sans lieu, c'est-à-dire u-topique, (ça vient du grec utopos) parce que chacun est in-consolable selon ses propres termes? 

L'exemple de la pièce fameuse Silouan's song du musicien contemporain Arvo Pärt est d'emblée révélatrice dans sa densité mystique, de ce qui anima le staretz Silouane et, nous rappelle de façon peu commune, que la solitude et le silence, tout aussi bien que l'expérience de la souffrance,  nous font sentir la proximité de l'être de Dieu et nous enveloppe de sa consolation, lui qui fait figure de consolateur.

Comment trouver aujourd'hui la consolation à la détresse humaine?

Peut être en ceci, que lorsqu'on croit être confronté au rien de la souffrance et de la mort, on  est,  plus que jamais, face à quelque chose de plus grand qui demande beaucoup de nous-mêmes et, qui toujours, nous fait aller plus loin que l'on s'imagine. Une simple parole, celle de Maître Eckhart , elle  nous enjoint à penser que la souffrance est le plus sûr coursier vers la perfection de la compassion en humanité.

28 mai 2010

La nature du sujet



Nous distinguons dans la nature, un statut autre que celui de la santé. La nature serait peut-être davantage à penser du côté de la maladie, de la pathologie,  de la métamorphose. Comme dans le sang les globules et dans l’homme l’instinct d’animalité, c’est la loi de la nature qui règne. Tout cela sous une même égide exposant la santé au cœur même de la maladie. Car il y a un processus de décomposition de plus en plus transparent dans cette époque de guerre et d’aberrations politiques. C’est ainsi que l’on peut observer, au grand dam de certains, que la Nature est moins corrélative de la santé qu’on ne pourrait l’imaginer. Et c’est cela même qui est fascinant ! Tout aussi fascinant que de regarder dans un microscope et d’y voir une particule se subdiviser et chercher à se nier. C’est ce qui se passe dans les relations à l’autre, à mon voisin, à celui qui n’est pas de ma communauté. 

 
L’altérité dans sa constitution affecte la totalité du sujet. Elle est dépeinte sur les rivages de la mélancolie : la décomposition du sujet, ses symptômes, sa maladie, son clivage fondamental reconnu comme jamais depuis Freud, ce grand fabricant de mythes pour son temps, pour notre temps. 

 
Dès lors, nous
devons reconnaître qu’irrémédiablement ce qui nous entoure est  de temps à autre submergé par le "pathos" et que chaque sujet est soi-même, à sa manière, son propre symptôme, sa propre maladie dans ce qui le caractérise en tant que sujet de désir Même et surtout, s’il faut déplorer qu’on se refuse à l’admettre. Car l’idée même de la maladie est insupportable pour chacun.
 

Le temps d’indigence en lequel s’est tenu Paul Celan (1920-1970) est exemplaire en ce qu’il indique que la maladie est peut-être pour l’homme un moyen de se trouver, parce qu’elle érode et sculpte le sujet de l’intérieur. La maladie, dans cette perspective, serait révélatrice de la sensibilité, de cette sensibilité qui ne lâcherait pas en chemin la pensée comme en témoigne les recueils Renverse du souffle (1968), Contrainte de lumière (1970), Part de neige (1971), et Enceintes du temps (1976) du poète spéculatif.

Il est d’évidence, qu’observant et tentant d’interpréter la singularité de la maladie de notre temps, on se trouve confronté à la contingence – en laquelle Celan s’est tenu lui-même – ,  cette mélancolie ultime dont la parenté pas si lointaine avec la pulsion de mort l’éleva à une telle intensité spirituelle, qu'elle indique vers une manière d'être-au-monde. Cela pour dire que dans sa poétique existentielle, la négativité a un rôle similaire que dans le procès dialectique de la conscience qu'on retrouve chez un Hegel.


Un être humain peu instruit et malade a accès à des choses auxquelles il n’aurait ni pensé ni accédé autrement. Cela concerne chacun. Plus la maladie est intense, plus elle individualise et permet à l’humain d’en tirer le meilleur pour sa vie, pour son cheminement. Elle nourrit et développe son esprit, son savoir, sa poésie, sa philosophie.

 
    Le problème terminal de notre époque est d’assumer son temps, de s’assumer en son temps – au sein duquel « on ne peut pas être meilleur que son temps », mais simplement «être son temps au mieux » pour paraphraser Hegel dans un aphorisme de Iéna.

    C’est dire, avec moins de concision, assumer sa répulsion intérieure pour la médiocrité de l’extériorité, de l’altérité, pour l’idiotie ambiante. Ne serait-ce pas pratiquer le renoncement à soi-même, renoncer aux idéologies périmées mais sournoisement re-surgissantes, renoncer à tout espoir. Renoncer aux philosophies qui manquent la cible du souci en regard de celui qui les pense : le sujet de désir. Et renoncer aux dogmatismes qui enferment dans l’aliénation pour suivre un autre chemin. Renoncer à tout n‘est-ce pas là une question de disposition spirituelle (Geistlichkeit) : concentration de l’esprit en lui-même, isolement face à l’absurdum de Chronos, distance nécessaire, face à la monotonie de l’ennui, à l’écroulement de l’utopie, à l’acceptation de l’idiotie. Peut-être que ces observations sur le Zeitgeist i.e. sur l’esprit du temps et le sujet qui y passe ne sont-elles  pas corrélatives de la configuration essentielle de l’époque qui fut celle de Celan et, tout compte fait, de la notre époque?

21 mai 2010

Prolégomènes à une poétique de l'indigence


La poésie ne s’impose plus, elle s’expose. 

Paul Celan

L’écriture que je dédie au discours poétique de Paul Celan, « a pour statut de ne pas en être ». Car l’écriture celanienne est produite à partir d’un langage du deuil; un deuil inaccepté, et métabolisé en symptôme qui génère le clivage structural du sujet, tel qu’on le retrouve dans la mélancolie de l’errance propre à la mystique juive ou à la psychanalyse. Le manque du sujet fait écrire. Cette réflexion sur la mélancolie de Celan se voudrait philosophique, une philosophie de la poétique qui questionne l’errance du poète en temps de l’indigence. C’est par la médiation 2 du poème, à l’intérieur de cette poétique, que le poème dit quelque chose de la réalité et plus encore constitue une réalité ontologique. Conséquemment, l’errance qui se dessine dans un tel type d’écriture produit l’amorce d’un effet de déstructuration du sujet de désir, en situation de survie, d’être-vers-la-mort.

Le suicide de Celan dans la nuit du 19 avril 1970, fut-il un acte de raison ou un acte de désespoir mélancolique? Quand des facteurs négatifs, propres à la civilisation technicienne, se révèlent déterminants dans l’espace symbolique du sujet moderne, il est aisé d’en repérer certains créant un éloignement de soi qui devient par la force du temps un vertige d’être. Un vertige métabolisé en énergie du désespoir afin de survivre à l’impensable qui revêt des dimensions abominables; c’est ce qui dévoile ou indique le péril pour le poète. Néanmoins, rappelons que ce fut une intuition que Hölderlin su poétiser: « où est le péril, là Croît aussi ce qui sauve » 3 .

Faut-il pour autant chercher le nœud gordien de cette poétique dans cette brèche mélancolique de Celan? Si c’est le cas, nous le verrons, ce serait dans la mémoire extrême du péril de l’abominable: la terreur, celle de l’holocauste comme vecteur herméneutique de sa poétique négative.

L’équilibre psychique que recherche Celan dans sa poétique se présente comme une stratégie de résistance poétique face au nihilisme, une parole « du dedans de la langue de mort ». Un nihilisme qui génère une dégradation des rapports éthiques : à soi, à l’autre et, inévitablement à l’Autre du désir. Dans la poétique de Celan l’altérité de l’Autre prend le vocable de « Personne » 4 :

Un rien
Nous étions, nous sommes, nous
Resterons, en fleur :
La rose de rien, de Personne 5 .

Mais que signifie nihilisme en pareil contexte? Il ne s’entend point au sens du positivisme, même si aujourd’hui on pourrait aisément l’inclure dans la position stratégique de la technique. Il faut donc l’entendre au sens d’un écho du mouvement historial dont Nietzsche fut le premier à reconnaître le règne, à travers les siècles précédents, propre à déterminer les siècles ultérieurs et dont il a brièvement défini l’interprétation essentielle par ces mots du Gai savoir : « Dieu est mort». Ce qui veut dire : le « Dieu chrétien » a perdu son pouvoir sur l’étant et la destination de l’homme. Le « Dieu chrétien » est représentation propre à désigner le « suprasensible » en général et ses différentes interprétations, les « idéaux » et les « normes », les « principes » et les « règles », les « buts » et les « les concepts », érigés au-dessus de l’étant pour donner à la totalité de l’étant une fin, un ordre et comme on dit simplement – pour lui donner un sens. Le nihilisme est ce processus historial par lequel le « suprasensible » est déchu de la souveraineté et se vide de telle sorte que l’étant lui-même perd sa propre valeur et son propre sens. Le nihilisme est l’histoire de l’étant même, à travers laquelle la mort de Dieu se fait jour lentement, mais inévitablement 6 .

« Le supra-sensible n’est plus que le produit inconsistant du sensible. Mais en dépréciant ainsi son contraire, le sensible s’est renié lui-même en son essence » 7 . En faisant face à cela, Celan s’est rendu aux limites de sa propre indigence? Il fut constamment en quête d’une issue au cauchemar de la mémoire de sa propre vision du monde, de sa propre compréhension de l’existence, de son propre destin. Cela l’a amené à la pratique d’une «poétologie» qui puise à plusieurs idiomes, qui exploite tout le spectre des possibilités sémantiques des mots, une poétique qui n’hésite pas, si nécessaire, à en forger de nouveaux, qui par l’usage du poème invente une nouvelle langue du deuil à la fois universelle et irréductiblement personnelle. Sans pour autant résister à l’érosion de l’histoire et à la barbarie que l’homme peut exercer à l’égard de l’autre homme, rappelons-nous que l’homme est un monstre pour l’homme 8 .

Celan avait cru atteindre une réalité et il n’est arrivé qu’à de la poussière. A la démythisation du consistant succède maintenant la signification de l’inconsistant. Sur cette signification, je pense qu’on peut vivre, non pas la charte de l’expérience mais celle de la foi. Reste la poussière, celle qui dans la vision de l’existence offerte par la Shoah, a été la base de l’anéantissement de la sécularisation. La vérité nue est une métaphore qui a un sens seulement quand elle n’est plus nue, c’est-à-dire quand elle est cachée. Ainsi commence la biographie du poète moderne qui l’informe du clivage structural, le fait d’être habité par la mélancoli9 .

I. La mélancolie celanienne

Cette réflexion est une tentative de préparer le chemin d’une compréhension de la problématique du langage du deuil et sa non résolution dans la mélancolie. Mais pas n’importe laquelle, celle d’un poète juif d’expression allemande, d’un autre « parlêtre » — dirait un Lacan — plus que d’aucun ne saurait l’être aux prises avec le langage. Dans la mesure où ce dernier devient une arme de défense un outil de sauvegarde face à l’abomination de la barbarie!

La mélancolie nous semble constituer le nœud d’articulation d’une « poétique de l’indigence » exemplaire dans sa facture historique. Cela va jusqu’à apparaître comme une véritable poïétique 10 au sens où chaque poème est compris comme un projet d’existence, un essai dialogique avec l’altérité. Dans cette perspective, la poétique celanienne renvoie à ce poïein des Grecs, étant apte à manifester la concrétude des objets en cause et aussi celle des affects. Car pour Celan, chaque poème signifie en soi une production esthétique autonome sans renvoi obligé à autre chose que lui-même, il dit l’horreur et le deuil en ses propres mots. Il est aussi lieu sans lieu puisqu’il n’a que l’espace symbolique de l’imaginaire pour apparaître. Il signifie en lui-même tout le sens de cette lecture-blessure, de l’existence offerte par le poète à travers le poème.

Sur la difficulté de la poésie de Celan, son biographe Israel Chalfen demanda des explications, à quoi le poète ne répondit rien d’encourageant ou d’éclairant: « Continuer de lire. Il suffit de lire et de relire et le sens apparaîtra de lui-même11 . » Et plus loin, il rappelle un mot de Pascal qu’il avait lu, quelque part chez Léon Chestov :

Mesdames et Messieurs, il est aujourd’hui passé les usages de reprocher à la poésie son « obscurité ». — Permettez-moi, sans transition — mais quelque chose ne vient-il pas brusquement de s‘ouvrir ici? —, permettez-moi de citer un mot de Pascal : — « Ne nous reprochez pas le manque de clarté puisque nous en faisons profession! » Sinon congénitale, au moins conjointe-adjointe à la poésie en faveur d’une rencontre à venir depuis un lieu lointain ou étranger — projeté par moi-même peut-être — telle est cette obscurité 12 .

Cette confession spéculative du poète en l’obscurité d’une pensée poétique est au cœur de notre problématique. Dans l’accès au texte célanien, nous faisons face au brouillard, le brouillard des camps, le brouillard de la mort. C’est parce que la mélancolie est corrélative à l’ombre du sujet, que Celan reconnaît son hermétisme, cette illisibilité du texte ombragé par son propre destin la dépressivité du phantasme qui s’envisage au paradoxe de l’altérité insupportable que représente la langue allemande. Celan savait que le soi ne s’atteint lui-même que « dehors », le « hors de soi » lui étant originaire. L’ici-maintenant de l’existence singulière est immédiatement ailleurs, il n’a pas de lieu, il est utopique; « (…) rentrés au foyer natal / dans l’angoissant rai d’exil / qui rassemble les dispersés, les errants conduits à travers le désert stellaire Âme 13 . »

Ici, une question émerge. Est-ce que la poésie de Celan est compréhensible en dehors d’une poétique de l’indigence originant d’une errance propre à sa race, à sa condition d’exilé, à l’extérieur de la mystique juive? Ce poème Brûlure indique peut-être dans cette direction :

Nous ne dormions plus car nous gisions dans les rouages de l’horloge mélancolie et courbions les aiguilles comme des verges,

et elles se sont détendues d’un coup et ont fouetté le temps jusqu’au sang et tu racontais une pénombre qui grandissait,

et douze fois je dis tu à la nuit de tes morts,

et la nuit s’est ouverte, et elle est restée déclose, et j’ai mis un œil en sa chair et t’ai tressé l’autre dans les cheveux

et j’ai noué entre les deux la mèche, la veine ouverte — et un jeune éclair a nagé jusque là 14 .

Si notre époque cherche une direction, des fondements, un projet politique pour faire évoluer la démocratie, c’est en raison de l’effondrement des certitudes, c’est-à-dire au dépérissement d’un ordre moral dans une société où la sécularisation est à son apogée. En cela, se dévoile un temps d’indigence, d’oubli sous l’emprise du nihilisme, de l’indifférence, de « l’à quoi bon? » Une pareille situation donne à penser à une tragédie mondiale. Elle donne à penser au progrès parcouru par les développements technologiques. Est-ce que la technique est une nouvelle épreuve dans ce contexte est-ce que l’homme va dépasser l’humain? Y-a-t-il un après Auschwitz pour la « pensée poétique » face à l’intolérable qui persiste jusqu’à aujourd’hui mais sous des formes plus pernicieuses? Peter Szondi 15 a bien montré quel lieu est indiqué dans Strette , dernier poème du recueil Sprachgitter 16 écoutons le texte :

L’endroit où ils étaient couchés, il a

Un nom – il n’en a

Pas, Ce n’est pas qu’ils étaient couchés là. Mais il y avait quelque chose

De couché entre eux. Eux ne voyaient pas à travers.

ne voyaient pas, non

parlaient de mots, Aucun d’eux

ne s’est réveillé, le sommeil

est venu sur eux ? 17

Si cette langue reparaît dans l’Entretien dans la montagne 18 , c’est afin que lui soit rendue, par delà l’avilissement, sa dignité première. L’emploi du judéo-allemand n’a ici rien d’innocent : il renvoie, à chaque instant, à la blessure que Celan, depuis l’extermination de son peuple ressent dans la langue allemande, qu’elle porte au fond d’elle-même. En ce sens, l’ensemble du texte peut être lu comme une réponse à la tragique formule d’Adorno, selon laquelle « écrire des poèmes après Auschwitz est barbare » 19 .

Pour Celan, le langage frappé au plus intime de ses pouvoirs peut renaître, mais à condition d’assumer jusqu’au bout sa propre culpabilité : catharsis que le texte impose ici, pour ainsi dire de force, à une langue qui se refuse à elle-même.



II . Le statut du poète

Dans cette partie, je veux prendre en compte la condition transitive du statut poétique de Paul Celan. Sa manière de « demeurer » en ce lieu d’expression du malaise existentiel où, tant bien que mal, il s’efforce de survivre au « poids du réel » : sa propre mémoire des camps. Si la relation consiste en un certain transit, aussi bien dire qu’on ne demeure qu’en passant, tout en ayant à l’esprit qu’«être-dans-le-monde», habiter un environnement qui devient un espace de libre mouvance en lequel le poète passe, c’est reconnaître qu’on ne demeure nulle part, « qu’on ne demeure qu’en passant ».

Ce lieu de passage que Celan montre, c’est le poème négatif qui mène à l’atroce réalité de l’extermination d’un peuple, de son peuple. Ici se pose la dialectique du représenter et de l’exterminer, propre à l’héritage celanien dans son aventure d’histoire, peu banale pour un juif provenant de Bucovine, cette ancienne province de l’Empire Austro-hongrois.

Passer près de ce qu’a laissé Celan, c’est accepter de marcher sans savoir où l’on va. C’est entreprendre un périple dans l’hermétisme et l’inapparent en lesquels, se révéleront des traces d’un certaine « habitation poétique » de l’homme Celan parmi nous : ses poèmes, sa prose surtout le Méridien et l’Entretien dans la Montagne qui représentent un tournant herméneutique de son oeuvre. C’est sur l’horizon mélancolique de son tempérament que l’on accède peu à peu à ce qui révèle la différence peu commune entre l’apparaissant et l’apparaître, c’est-à-dire le monde et le vécu qui sont la condition de toutes ces traces qui nous ouvrent à la «différance» de l’apparaître et de la signification. 20 Sans altérité pas de « kaïros » : pas de moment approprié pour une réflexion dialectique sur le « penser poétique » 21 et, autrement dit, pas d’orientation poïétique dans la pensée.

Dans cette perspective, nous montrerons les traces qui se donnent à découvrir en tant qu’origine du sens de la mélancolie. Ainsi nous sera-t-il possible par une « sérénité patiente » toute empreinte de ce « détachement » si cher à un Maître Eckhart, de s’exercer à la dépossession; afin de parvenir à cette « empreinte du désert » en laquelle on peut comprendre la compréhension de soi de l’auteur, de l’autre et de la nudité de la vérité – effleurée à même le geste du poète.

Ainsi devons-nous distinguer pour unir, manière de faire dans cet essai de situation en l’espace paradoxal de la contradiction de deux cultures : juive et allemande. C’est précisément vouloir penser la différence à partir d’un « demeurer » non dualiste, d’une altérité de relation dont la mémoire au présent « récuse toute fixité, toute localisation, tout enracinement qui n’admet aucune détermination de dernière instance et s’offre plutôt dans l’intemporalité et l’illocalité d’une procédure logique, qui ne saurait être libéré de toute contrainte de lieu, dans la mesure où celui-ci est condition d’effectivité de tout ce qui est et de tout ce qui agit » 22 .

Passant dans la matière de la mémoire de l’écriture-blessure, puisque toute forme poétique, aussi hermétique soit-elle, n’émerge que de son fond, il nous semble déterminant d’opérer la notation d’une inscription établissant une attraction du lieu d’où émerge cette pulsion d’écriture, qui travaillait Celan. Une pulsion de survie, probablement, qui libère un espace dialogique, espace en lequel on ne peut qu’apprendre de l’autre, en s’ouvrant réflexivement à l’extériorité à partir de soi vers cette altérité prégnante à tout penser poétique. C’est dans cet espace de libre mobilité que l’on répétera après coup ce que le poète est : un « être-dans-le-monde » qui fait d’un texte le lieu où il demeure.



III. La mémoire : un récit ou la détermination de l’histoire

Si la théorie de l’idéologie s’avère aporétique; le monde se trouve confronté à l’actualité des problèmes d’identité qui donnent plus que jamais à penser. Une actualité qui augmente au point de structurer à neuf la forme de la civilisation Occidentale. Quelle est cette actualité? Elle est pour Paul Celan la mémoire des camps de la mort, ces industries à supplices qui sont la cause de l’extermination de ses parents et qu’il nous lègue dans ses poèmes qui en font figurent de testament. De là, est-il possible de montrer la pertinence poïétique de l’homme flanqué devant son tragique destinal?

L’orientation de Celan vers les existants sera donc à comprendre comme rapport aux êtres et aux choses qui procèdent depuis cette affirmation de départ qui ne va pas sans rappeler la parole de Martin Buber et tout le courant de la philosophie dialoguale : « au commencement était la relation ». La relation à une mémoire tragique, à une identité biffée, à une tragédie. Ainsi donc, comprendre la genèse négative du poète à travers ses moments originant de sa propre histoire, c’est considérer que son premier moment épochal fut la confrontation à l’horrible mise en branle de la solution finale comme origine de la traduction mélancolique des événements tragiques qui survinrent dès la disparition de ses parents en 1941, alors qu’il n’avait que vingt-et-un ans.

Ce qui se présente comme significatif, en pareil contexte, c’est le dévoilement d’une poétique de l’indigence qui indiquerait vers les limites éthiques de la vision technicienne du monde formée par le renouveau du matérialisme scientifique et l’anthropocentrisme hérité du siècle des Lumières. La nouvelle anthropologie poétique qui se dégage de l’écriture de Celan n’ouvrira pas sur le fait qu’elle est le remède au malaise du sujet. Elle veut contribuer à représenter une vision originale et créatrice de l’endurance de l’homme à faire son chemin dans le monde, malgré la tragédie et sa dominante contemporaine : la mélancolie d’un poète assassiné symboliquement avec ceux qu’il aimait dans le massacre immonde des usines de morts de 1945. Ceci indiquerait que Celan est mort bien avant son suicide de 1970, il serait mort symboliquement à Auschwitz avec ses parents.

Si l’anthropologie psychanalytique peut révéler quelque chose de la capacité de l’humain à sublimer, si elle peut indiquer vers l’essence de la poésie, c’est simultanément la voir dans le sens et le mystère central de l’homme qui s’applique à soi en tant qu’oeuvre.

Une certaine anthropologie insiste sur le fait que l’être humain est la source du sens pour comprendre l’histoire comme une totalité plus ou moins éclatée. Il n’est pas sensé de continuer à ignorer l’humain quand il est question d’explorer le sens de sa négativité qui prend ici le nom de mélancolie.

IV. L’espace du poème

Mais à quoi bon la poésie en pareil désastre mondial si ce n’est sa fonction de dire le désastre? Pourtant, loin d’être aporétique le dialogue entre deux raisons donne lieu à des approches auxquelles président un questionnement sur la délimitation épistémique de ces raisons respectives qui sont celle de la poésie et celle de la philosophie. Cela pour dire que de la toile de fond du pluralisme d’écritures contemporaines, les genèses de la production littéraire, de l’esprit et de la lettre ont comme horizon herméneutique part liée à la compréhension « indéterminée » du désir. Deux questions émergentes qui traitent de la même problématicité mais par voies inverses. Ce qui ne doit pas auto-exclure les deux pôles du binôme mais les « relationner » pour ainsi dire, par l’interroger philosophique en direction des divers discours qui peinent à expliciter et comprendre la réalité de notre passage poétique en la demeure, de cet « transitif » de l’être-vers-le-monde.

Pour décider des rapports entre ces deux écritures, mieux vaut probablement s’interroger sur la parenté de deux actes (ou l’identité duelle d’un seul et même acte) dans la distance des genres. Question de logique, une fois encore : cette problématique de parenté/distance fait fond, en effet, sur les analogies qui s’annoncent au niveau du fonctionnement des discours. Ici et là, il se pourrait que soit à l’œuvre une même économie de nature utopique, sous la complicité d’un même vocable, celui de Dichtung (qui déborde la production du poème pour recouvrir toute création de formes), — un concept dont on sait comment il croise celui de Wahrheit, cette vérité que poursuit par priorité la quête philosophique 23 .

Car ainsi que l’avait pensé Francis Ponge : « une raison qui ne lâcherait pas en route le sensible, ne serait-ce pas cela la poésie? » Cette distinction par le chemin du poème suppose une « résolution » de nature existentielle. Les différences entre les engagements existentiels reposent sur une plus ou moins juste manière de faire droit à une expérience incontestable : celle de la problématicité. Que tout puisse être mis en question suppose que l’homme se caractérise par une possibilité de détachement de l’immédiat par la positivité de l’interroger qui prendrait la place du doute.

Là-dessus, c’est peut-être Celan qui, inconsciemment, nous donne le change de cette « piété de la pensée », ce fameux « questionner « qui fut pensé du plus profond de la forêt noire, forêt obscure dont le résident a laissé une empreinte définitive dans l’histoire de cette pensée poétique. Celan n’a jamais caché son admiration pour Heidegger jusqu’à leur rencontre manquée qui précéda de trois ans son suicide.

Pourtant, notre discours, dans sa circularité dialectique, celle qui indique vers une raison poétique dessinant un périple fait d’intériorisation et d’extériorisation, s’adonne à questionner cette « pensée poétique » dans sa variante mélancolique. Ce qui nous rapproche d’une interprétation de l’écriture-blessure comme nucleus de cette poétique de l’indigence. Un point de départ vers lequel on interroge par une investigation du rapport entre l’unité du fondement – d’un lieu – et la pluralité des formes expressives qui donnent corps à un discours poétique dans ses modalités d’habitation scripturaire, c’est-à-dire être-dans-le-poème, un être-vers-la-mort.

V. L’indifférence athéologique de Celan

comme fondement d’une poétique de l’indigence



L’indifférence désespérée manifestée par Celan face à un dieu personnel, tel qu’on le retrouve dans cet amas d’aphorismes que constitue la prose de Contre-jour qui ne fait pas de doute quant à elle :

Le cœur restait caché dans l’obscurité et dur, comme la pierre philosophale.

C’était le printemps, et les arbres volaient vers leurs oiseaux.

Tant va la cruche cassée à la fontaine que la fontaine à la fin tarit.

On parle vainement de justice tant que le plus grand des navires de guerre ne s’est pas fracassé sur le front d’un noyé.

*

Quatre saisons, et pas de cinquième, pour se décider à en choisir une.

*

Le jour du Jugement était arrivé, et pour chercher la plus grande des infamies, la croix fut clouée au Christ.

*

Enterre la fleur et dépose l’homme sur la tombe.

*

L’heure bondit de l’horloge, se plaça devant elle et lui ordonna d’être exacte.

Quand le chef des armées déposa la tête ensanglantée du rebelle aux pieds de son souverain, celui-ci entra dans une violente colère. « Tu as osé remplir la salle du trône de la puanteur du sang », s’écria-t-il et le chef des armées frémit.

Alors la bouche du vaincu s’ouvrit et raconta l’histoire du lilas.

« Trop tard », dirent les ministres.

Plus tard en effet un chroniqueur leur donne raison.

*

Lorsqu’on détacha de la potence le pendu, ses yeux n’étaient pas encore morts. Vite le bourreau les ferma. Les gens présents avaient cependant tout vu et de honte baissèrent le regard.

Or la potence, elle, en cette minute, se prit pour un arbre, et comme personne n’avait les yeux ouverts, il est impossible de savoir si elle ne l’a pas réellement été.

*

Il déposa vertus et vices, culpabilité et innocence, qualités et défauts sur la balance, car il voulait une certitude avant de rendre son jugement sur lui-même. Mais les deux plateaux de la balance ainsi chargés restèrent à la même hauteur.

*

Mais comme il voulait une réponse à tout prix, il ferma les yeux et fit d’innombrables fois le tour de la balance, marchant tantôt dans une sens tantôt dans l’autre, jusqu’à ne plus savoir enfin quel plateau portait l’une ou l’autre charge. Alors il déposa sa décision de se faire juge de lui-même sur l’un des plateaux pris au hasard.

*

Lorsqu’il ouvrit de nouveau les yeux, l’un des plateaux s’était bien abaissé, mais impossible de savoir à présent lequel des deux : le plateau de la culpabilité ou le plateau de l’innocence.

Cela le mit en courroux, il s’interdit dans déduire un avantage et se condamna, sans pouvoir toutefois se défendre du sentiment d’avoir peut-être tort.

Ne te trompe pas : ce n’est pas cette dernière lampe qui donne plus de lumière — c’est l’obscurité autour qui s’est approfondie.

*

« Tout s’écoule » : cette pensée aussi, et ne fait-elle pas qu’à nouveau tout s’arrête?

*



Il enseigna les lois de la pesanteur, apporta preuve sur preuve, mais trouva des oreilles sourdes. Alors il s’élança dans les airs et enseigna ces lois tout en planant — ils le crurent cette fois, mais personne ne s’étonna de ne pas le voir redescendre 24 .



Cet hymne assez contradictoire dans ses inversions sémantiques réfère au crucifié, il démontre que l’idée d’un Dieu qui agirait dans les causes secondes, pose un problème à la raison poétique, parce qu’elle peut mener à la contradiction, à l’aporie. Elle s’inscrit en continuité avec l’herméneutique de la situation mondiale qui conduit au constat du nihilisme généralisé. Mais qu’est-ce que cela veut dire ? C’est ce que je veux dévoiler en affirmant sans ambages que l’imaginaire poétique peut inventer des récits sur les dieux ; mais il ne saurait pour autant créer l’idée même de Dieu, parce qu’une telle notion transcende les éléments de l’expérience qui constituent la poésie qui chez Celan se présente comme nouvel espace de surgissement d’un autre type de sacré.

Dans une approche psychanalytique de la réalité poétique, il n’y a pas de place pour le théisme, qui, trouve ses antécédents logiques dans une onto-théologie qui occulte l’altérité irréductible du Dieu révélé portant en germe le risque d’une fausse objectivation de Dieu, triomphe de la raison instrumentale. En voulant expliquer le Dieu révélé comme fondement de l’étant, le poète est aux prises avec de fausses objectivations pour désigner ce qui échappe aux représentations du concept qui réduit et maîtrise l’Être en l’objectivant, ceci étant connaturel à la critique celanienne de la théologie.

Si l’on tente de donner une idée d’un symbole qui « relationne » et qui, de ce fait, n’interfère pas avec la poésie ou la philosophie, on comprendra mieux le sens de la parole einsteinienne : « Le vrai savant est celui qui atteint cette attitude humble de l’esprit devant la sublimité d’une raison incarnée dans l’existence qui, dans ses profondeurs les plus insondables, reste inaccessible à l’homme » 25 . Ces paroles, justement interprétées, désignent le fondement de l’esprit commun au sensible (le monde physique dans son ensemble) et à l’intelligible (les valeurs transcendantales), un fondement qui, d’une part, est manifeste dans la structure de l’être (le monde physique) et dans la structure transcendantale du sens (bien-vrai-beau), et qui, d’autre part, demeure caché dans ses profondeurs. Car le poème ne lâche pas le sensible en chemin.



VI. Envoi : « Oportet transire » (Maître Eckhart)

Cette manière « d’être poétiquement au monde » ou cette « guise » propre à Celan est l’indice de l’utopos , d’un lieu sans lieu, du temps sans temps dont la puissance transfigurante nous permet de laisser l’espace et le temps pour un lieu autre que le connu, que l’habituel.

Ici, c’est l’appel du large, du lointain que l’on entend. Et c’est sous sa forme pérégrinante qu’on se laisse emmener par le chemin qui, en lui-même, est catharsis du marcheur, en tant que mouvement en lequel il se tient. Ce pur mouvement qui exprime l’unité de l’homme et de l’Autre du désir se traduit dans un double sens : d’abord, le retour de l’homme de sa temporalité commune jusqu’à la temporalité de sa présence en l’Autre. Ensuite, le mouvement qui, à partir de cette réinscription dans l’origine et parce que l’Autre est atteint là comme Naissance, se renverse de soi pour prendre la forme de ce qu’on peut appeler la naissance de l’Autre en l’homme.

C’est ainsi que le détachement apparie profondeur et hauteur, devenir et être. Pour un Maître Eckhart, ce mouvement, en lequel il importe de se tenir sans cesse pour aller plus loin que soi renvoie, avec une fulgurance peu commune, aux assises de l’existence humaine dans sa double caractéristique : d’« être-dans » et d’« être-vers » le monde. En un même temps, cet épanchement ou cette extase de notre être qui façonne un espace autant intérieur qu’extérieur et cette propension ou inclinaison qui nous porte vers autrui – cette tension vers les êtres et les choses qui est inscrite au plus profond de nous-même se métaphorise dans le dialogisme de la poïétique celanienne. Puisque pour Celan, c’est en lui (le poème) qu’il a « la vie, le mouvement et l’être ».

Le plus important dans cette perspective, consiste à déjouer les oppositions trop faciles entre le fait de « demeurer » et de « passer ». Si, comme on l’a dit en début de réflexion, la relation consiste en un certain transit, on peut donc dire que la poésie celanienne comme le départ d’Abraham de son pays est marquée par le sceau du nomadisme juif d’une manière ou d’une autre.

L’ineffable contre lequel c’est toujours méfier Celan exige la nécessité de sa propre sursomption. Oportet transire , il faut passer vers cette altérité qui demeure et qui constitue – au-delà de toutes nos certitudes, et nos demeures établies – notre véritable naissance à l’Autre du désir.

Celan, où demeures-tu ? Cette question – qui résonne indéfiniment au fond de nous – nous met en chemin vers l’identité énigmatique de celui qui en est le centre et la trace, l’objet autour duquel, par la force d’une mystérieuse gravitation, se dessine le souvenir d’un penseur du poétique qui se définit essentiellement par un transit sans jamais revenir à son point de départ. Ce n’est peut-être qu’en suivant la consigne de Hölderlin que nous découvrirons ce que signifie habiter autrement le réel lorsqu’il enjoint à l’homme d’habiter poétiquement ce monde 26 , c’est-à-dire la géographie de « ce pays où vivent des hommes et des livres » 27 .


Notes

1 Parole de Celan datant du 26 mars 1969 à peu près un an avant son suicide, le 19 avril 1970.

2 Vermittlung : Elle désigne le procès intérieur par quoi quelque chose se rapporte essentiellement à soi comme autre que soi. La médiation, qui est le devenir intérieur ou l’être-posé de la contradiction, est omniprésente et agissante chez Celan; même ce qui se donne comme immédiat premier s’avère médiatisé de tout temps dans l’intemporalité de son être-provenu. Quant à la réalité logiquement achevée — l’effectivité — elle est comme telle une immédiateté médiatisée (ou devenue).

3 Hölderlin cité in Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part , Paris, Gallimard, (Coll., Idées, # 424),1962, p. 355.

4 Voir le poème Psaume dans le recueil Die Niemandsrose (la Rose de Personne) dans Paul Celan, Choix de poèmes réunis par l’auteur, Paris, Gallimard, (Coll., Poésie), trad., Lefebvre, 1998, p. 181.

5 Paul Celan, La Rose de personne , op. cit ., p. 39.

6 Voir là-dessus Heidegger « Le mot de Nietzsche « Dieu est mort » » dans Holzwege , (Trad. Brokmeier), Paris, Gallimard, (Coll., Idées # 424), 1962, pp. 253-322.

7 Ibid ., p. 253.

8 Israel Chalfen, Paul Celan, biographie de jeunesse , Paris, Plon, 1989, p. 13.

9 Voir Michel Deguy, La raison poétique , Paris, Galilée, (Collection, Philosophie en effet). 2000 en particulier pour cette dation voir les pp. 217-221.

10 Voir P.-J. Labarrière, Poïétiques, Quand l’utopie se fait histoire , Paris, PUF, (Coll., Philosophie aujourd’hui), 1998.

11 Parole de Celan cité dans Israel Chalfen, Paul Celan, biographie de jeunesse , Paris, Plon, 1989, p. 13.

12 Voir Paul Celan, Le Méridien & autres proses , Paris, Seuil, (Coll., Librairie du XXIe siècle), 2002.

13 Extrait de En l’air là-haut dernier poème de La Rose de personne in Paul Celan, Choix de poèmes, réunis par l’auteur , (trad. Lefebvre) ( Coll., Poésie), Paris, Gallimard, p. 223.

14 Paul Celan, Brandmal / Brûlure in Ibid ., p. 62-63.

15 Voir son interprétation de Strette in Poésies et poétiques de la modernité , Lille, PUL, 1981.

16 Strette in Choix de poèmes réunis par l’auteur, Paris, Gallimard, (Coll., Poésie), trad., Lefebvre, 1998, p.155 et ss.

17 Paul Celan, Ibid., p. 157.

18 Dans ce récit d’une rencontre manquée avec Adorno, Paul Celan montre comment ce texte accomplit, sur l’horizon de cette absence, « un trajet à travers la forêt des mots, trajet au cours duquel un langage anonyme se transforme peu à peu en parole de sujet, un Il en Je et Tu, un récit en discours » .

19 Se demandait en substance Adorno dans sa Dialectique négative , Paris, Payot, (Trad. par le groupe de traduction du Collège de philosophie: Gérard Coffin...[et al.], 1978.

20 Voir F. Guibal et S. Breton, Altérités, Jacques Derrida et Pierre-Jean Labarrière , Paris, Osiris, 1986.

21 Le « penser poïétique » est un acte d’esthétique symbolique qui renvoie au poïein des grecs. Acte de production esthétique qui éprouve la capacité de l’homme à s’appliquer à manifester la diversité de formes expressives. Ceci nous est rappelé par Pierre-Jean Labarrière

22 Ibid., p. 191.

23 Voir P.J. Labarrière, L’utopie logique, Paris, L’Harmattan, (La philosophie en commun), 1992.

24 Paul Celan, Le Méridien et autres proses, (Trad. Launay) Paris, Seuil, (Coll., Librairie du XXIe siècle), 2002, pp. 25-29.

25 Albert Einstein, Comment je vois le monde, Paris, Flammarion, 1957, p. 19.

26 « C’est poétiquement que l’homme habite sur cette terre », in Friedrich Hölderlin, Oeuvres complètes, (Trad. Ph. Jaccottet), Paris, Gallimard, (Coll., La Pléiade), 1967.

27 Voir Ray Bradbury, Fahrenheit 451, (Trad. J. Chambon et H. Robillot ), Paris, Denoël, 1995.

15 mai 2010

L’influence spéculative de Maître Eckhart


Introduction
Exercer sa réflexion sur l’influence d’un philosophe médiéval peut sembler téméraire, et même prendre les atours d’une tentative régressive ou éculée, si elle ne s’inscrit pas dans les tendances dominantes d’une interdisciplinarité qui, à défaut d’être authentiquement effective, est invoquée à tout vent. C’est peut-être le cas de la perception illusoire qu’ont certains de nos contemporains sur la diversité des discours philosophiques, diversité qui ressemble à une sorte de  « torrent de surspécialisation épistémologique». Cette tangente n’est-elle pas erronée d’entrée de jeu ? D’ailleurs, n’est-ce pas ce genre d’idée qui mène au risque d’occulter le procès de la conscience propre à l’histoire de l’esprit dans ses manifestations ?
Nous ne prétendons pas innover dans ce parcours. Seulement, il nous semble justifié de conjuguer, dans la rigueur du discours et la vigilance du détail, le dévoilement d’un certain style de pensée et les traces spéculatives laissées par Maître Eckhart chez des penseurs ou écrivains de sa postérité avouée ou inavouée!
Notre méditation se présente comme un procès de reconnaissance des moments de l’histoire de la pensée où une certaine influence eckhartienne s’est fait ressentir tant au niveau des idées, des concepts que du langage. Le premier moment est celui où l’on s’applique à présenter le point de départ contextuel – historique, intellectuel et spirituel : d’où parle le Maître allemand ? Un deuxième moment, rétrospectif en lui-même, opérera les corrélations conceptuelles possibles d’après l’influence rhénane perceptible à même des philosophes modernes et contemporains. Ces philosophes sont incontournables pour quiconque comprend l’opposition entre pensée méditative et pensée calculante, à l’âge technicien de la mort de Dieu, alors que l’esprit est réduit en cendres par le retour sournois d’une économie métaphysique dont le capital technicien ne se comprend que par une aporie qui manque la pensée.

Contexte : une aventure d’histoire

Si l’aventure de l’esprit se mesure à son effectuation et non strictement à sa dimension spéculative, il semble essentiel, le temps d’un bref retour sur l’histoire  de la pensée, de se rappeler l’influence d’un auteur qui fut, à l’instar de son temps, trop négligé et presque ignoré mais qui, aujourd’hui, semble regagner la faveur des historiens de la philosophie et de la théologie. De Maître Eckhart, le Thuringien (1260-1328), on a pu dire avec raison qu’il n’est rien moins que le Dante allemand et le plus éminent représentant du mouvement spéculatif allemand du XIVe siècle aux côtés du Magister Albert le Grand ou de Dietrich de Freiberg. Maître Eckhart semble être de retour et suscite, depuis au moins deux décennies, un surcroît d’intérêt, pour ne point parler d’un certain engouement.  Il est vrai que son œuvre est de telle ampleur qu’elle a de quoi séduire logiciens et philosophes aussi bien qu’adeptes des expériences spirituelles. Et cela bien au-delà des limites du christianisme dans lesquelles Eckhart voulut toujours se situer en dépit des soupçons d’hétérodoxie qui l’accompagnèrent au long des siècles, soupçons qui motivèrent un procès de son vivant et une condamnation post-mortem par les autorités ecclésiastiques. En sorte que cette œuvre, qui attend encore une réhabilitation dans sa communauté d’origine, ne cessa d’être évoquée par les tenants d’autres sagesses – orientales surtout – même si n’en sont alors retenues que quelques bribes détachées d’un ensemble qui leur confèrerait sens et rigueur.
Maître Eckhart fut à la fois métaphysicien et mystique de grande venue, professeur renommé et prédicateur infatigable, poète sublime et homme d’action. Il enseigna par deux fois à la prestigieuse Université de Paris, y engagea la rédaction en latin d’un ouvrage savant, L’Opus tripartitum, dont il ne reste que l’architecture grandiose et quelques fragments. Il fut à Cologne l’un des successeurs d’Albert le Grand dans la charge de régent des études au Studium generale, établi par les dominicains en cette ville. Administrateur et responsable apprécié dans le cadre de son ordre religieux, il eut surtout charge de gérer, dans le premier quart du XIVe siècle, nombre de monastères de moniales dominicaines. C’est principalement à leur intention, selon toute vraisemblance, qu’il prononça au long de ces années les fameux « Sermons allemands » que l’on transcrivit et colporta avec passion, et que seule la critique la plus récente a pu, sept siècles plus tard, fixer dans une version assurée.
Ce philosophe est salué par Hegel et Heidegger comme une influence certaine sur la formation de la pensée allemande, et reconnu par Hoffmeister dans son Wörterbuch der philosophischen Begriffe comme un forgeron de la langue philosophique allemande. Il est aussi un des précurseurs de la critique de l’ontothéologisme débattue lors des fameuses Questions parisiennes de 1302-1303 et impliquant, en filigrane, une annonce du dépassement de la métaphysique occidentale. Dépassement, dis-je, et non pas destruction! N’oublions jamais que le souci de l’être est un exercice de vigilance de toujours à toujours. Et que la fonction « méta » en philosophie, loin de référer à un simple au-delà des choses, est un exercice de la conscience herméneutique qui se reconnaît, en rupture avec l’ontologie métaphysique parvenue à son apogée dans l’instrumentalisation de la raison par la technique via le vecteur de l’économie de marché, sous sa forme la plus perverse.

Maître Eckhart, un génie spéculatif et existentiel incomparable, il fut et demeure ce point-source pour certains courants de la pensée moderne et contemporaine, en raison principalement du maniement de certains concepts et de l’usage dialectique dont il sut faire preuve dans l’exercice d’une pensée méditative sur l’essentiel vécu et intelligé par l’homme.

Situer Maître Eckhart dans l’espace médiéval d’où il émergea n’est pas chose aisée. Il faut tout d’abord se rappeler qu’il y avait une grande effervescence intellectuelle en Europe depuis le XIIIe siècle en raison de l’activité spéculative générée par l’Université de Paris et le Studium Générale de Cologne illustrée par nul autre que Albert le Grand. Notons aussi que ce n’est qu’un siècle plus tard qu’une effervescence spirituelle d’égale ampleur se produisit, et en laquelle Eckhart eut maille à partir : il ne fut pas à l’abri des jugements et condamnations. À en croire un historien du XIXe siècle, August Wundt , il faut d’abord comprendre le phénomène du panthéisme au Moyen Age pour bien situer Eckhart. Ce dernier, ayant fait l’objet d’une bulle de condamnation, en 1329, portant sur des propositions douteuses voir même panthéistes, ne peut pas être compris en dehors de ce contexte. Mais ce qui est plus probable, c’est qu’il aurait subi l’influences des béguines, groupe de femmes laïques pieuses et ordinairement cultivées, adonnées à une certaine « vie spirituelle » marquée par une forte expérience mystique – et se tenant en marge de l’institution.
Controverses, procès, condamnations même, ne manqueront pas de les frapper. Dans ces creusets furent forgées des personnalités remarquables, tant par la qualité de leurs expériences que par la beauté de leurs écrits. On peut nommer Hadwijch d’Anvers. Ou Marguerite Porète qui ne fut pas sans influence sur Maître Eckhart via son grand livre Les Âmes simples et anéanties. De même, des groupes d’hommes, connus sous le nom de « Frères du libre esprit », se sont associés sur le même modèle et ont été sympathiques aux courants spirituels marginaux du temps en certaines occasions. Toutefois, la proximité des thèmes eckhartiens avec ceux des Frères du libre esprit – auxquels il s’opposera lors de son séjour strasbourgeois, à partir de 1313 – ne pouvait que l’inciter à les exposer avec plus de précision et force de conviction, sa liberté intérieure ne sachant se laisser arrêter par des caricatures et ne connaissant d’autres limites que celles qu’elle tire de ses propres exigences.
Malgré l’effervescence des groupes spirituels populaires, l’époque est des plus troublée par les querelles politiques entre le Pape et l’Empire, et les tensions théologiques entre franciscains et dominicains (ontologie de l’esse versus ontologie de l’intelligere). Le Pape, souvent d’origine française à l’époque, demeure à Avignon. Et ses confrontations politiques avec le roi de France et les ducs de l’Empire ne sont pas sans influences sur son gouvernement.
L’évaluation des écoles théologiques est soumise au jeu d’options politiques, mais aussi aux quêtes de pouvoir à l’intérieur de l’Église. Un évêque ne se gênera pas pour protéger ou mettre au ban un théologien si cela peut lui mériter les faveurs de son suzerain. De même, on devine aisément derrière le jeu des accusations et des condamnations, les rivalités entre les communautés et leurs théologiens. Faut-il mentionner, par exemple, la présence à Avignon du franciscain Guillaume d’Occam – le fameux nominaliste, initiateur, entre autres, du courant de philosophie analytique – au moment même où les accusations contre Eckhart sont en préparation. Occam avait lui-même été convoqué pour répondre de ses positions et il ne se gênera pas  pour plaider la cause franciscaine. La situation politico-religieuse explique bien les accusations formulées contre le Maître allemand et permet de suspecter fortement la légitimité de ces condamnations.
Dès son accession à la maîtrise en théologie à Paris en 1302, Maître Eckhart établit avec force et concision l’axe principal de sa théologie, à savoir que Dieu est non pas d’abord Être mais Intellect et Intellection. Ses Questions Parisiennes no 1 et no 2,  lieu précis de cette initiative en rupture délibérée avec ses contemporains, constituent l’irremplaçable clef à toute sa pensée, y compris et surtout pour ce qu’on nomme sa mystique. On y trouve, de cet ontothéologisme qui venait de se formuler dans la grande Université d’Occident, la première et la plus vigoureuse critique et, ce, plus de six siècles avant Heidegger. Ici, Eckhart installe le thème de la pensée intellective au pinacle de toute son œuvre théologique et philosophique, et avec tant de maîtrise que la grande philosophie allemande ne pourra pas l’oublier. Toutefois, chez la plupart des théologiens parisiens et en dépit de l’opposition d’Eckhart, la théorie d’un Dieu Être plutôt que Pensée[4] devait se prolonger longtemps encore, avec son relent rédhibitoire de méfiance pour la noétique et l’épistémologie.  Ce qu’au contraire la future philosophie moderne allait privilégier.

Nicolas de Cues

En déroulant le cours du temps, on rencontre le Cardinal humaniste Nicolas de Cues, personnage de vaste culture et d’ampleur insolite. A mi-chemin entre le Moyen Âge et la Renaissance – il vécut de 1401 à 1464 –, il fit à sa façon revivre en sa personne le double modèle du théologien-penseur et du mystique-homme d’expérience. Ses recherches logiques portant sur la « coïncidence des termes opposés » représentent un maillon de la chaîne ininterrompue qui, de Maître Eckhart à la grande dialectique du début du XIXe siècle, ouvrent l’univers de réflexion à l’efficience du tiers terme, compris dans son inexistence même et dans la force négative de son pouvoir médiatisant : « fond sans fond » où s’abîme tout substantialisme et d’où renaît la possibilité d’unifier sans confusion l’Un lui-même et le multiple. Ses deux ouvrages principaux, De la docte ignorance (1440) et L’Apologie de la docte ignorance (1449), se situent dans la droite ligne d’une mystique spéculative qui donne le pas à l’intellect et au paradoxe de son déploiement négatif dans l’atteinte par l’homme de sa réalité ultime. L’on sait que Nicolas de Cues pratiquait les écrits du grand mystique Rhénan et qu’il disposait d’un exemplaire de la fameuse Verteidigungsschrift (le texte de défense) issue du milieu colonais. Lorsqu’on lui reprocha de se référer ainsi à une pensée explicitement condamnée, il eut le courage de rejeter l’argument, affirmant que Maître Eckhart avait été mal compris de ses juges. Une opinion qu’un siècle après les événements pouvait se permettre d’exprimer ce prince de l’Église. Aujourd’hui encore, on la reçoit néanmoins comme un propos isolé, exprimant certes la continuité d’une trace historique, mais signant aussi bien le maintien de sa marginalité.
Du XVIe au XVIIIe siècle
Les trois siècles suivants, du XVIe au XVIIIe, se signalent par une sorte d’effacement de toute référence explicite à la pensée et à l’œuvre du Thuringien. On peut cependant, sans se livrer à des extrapolations indues, noter la permanence d’un esprit qui prend parfois la figure de reviviscences étonnantes. Évoquer ici le nom de Luther ne va pas sans soulever une certaine ambiguïté, dans la mesure où ce n’est pas en l’occurrence un essentiel d’ordre doctrinal qui les rapprocherait. Il reste que l’un et l’autre occupent une place comparable, en des temps de fondation pour l’un et de refondation pour l’autre, à l’égard de la constitution de la langue allemande et de la définition de son vocabulaire original à l’égard de ses antécédents latins. Luther traduit la Bible, mais Maître Eckhart, avant lui, avait largement réalisé une transposition en langue « vulgaire » des principaux termes de la scolastique. Par mille canaux, la force d’invention lexicale de ce courant premier se déverse dans les choix que devait opérer celui que l’on tient, deux siècles plus tard, pour le vrai créateur de la langue théologique allemande. 

Jacob Boehme et Angelus Silésius

Dans cette histoire de l’eckhartisme, il faut encore mentionner, à titre de relais, Jacob Boehme, le « pauvre cordonnier de Görlitz (1575-1624), théosophe de l’Aurore (1612) et du Grand Mystère (1623), chez qui s’exprime une synthèse ambiguë du mysticisme naturel de la Renaissance et d’une doctrine biblique qui s’épanouit dans une reconnaissance de la négation au cœur de la divinité. Par l’intermédiaire de son disciple et ami Abraham von Frankenberg, il eut en effet quelque ascendant, secondaire en vérité, sur Johann Scheffler, plus connu sous le nom d’Angelus Silesius. Ce dernier, fils d’un luthérien polonais noble, naquit en 1624, se convertit au catholicisme en 1653, fut ordonné prêtre en 1661 et mena jusqu’à sa mort, en 1677, une lutte ardente contre ses anciens co-religionnaires. Philosophe et médecin, homme de grande élévation intellectuelle, il publia, en 1674, un seul ouvrage L’Errant chérubinique, qui suffit à faire de lui, aux yeux des historiens de la spiritualité, le dernier des grands « mystiques allemands». Nombre d’influences s’exercèrent sur lui, perceptibles dans les 1, 674 épigrammes en forme de distiques qui composent les six livres de cet ouvrage poétique de facture unique. L’on ne saurait dire que Maître Eckhart tienne la palme dans cette lignée de ses prédécesseurs – parmi lesquels l’ « Avertissement au lecteur » cite en revanche Tauler et Ruysbroeck. Mais, à le fréquenter, le familier du Rhénan peut y respirer à l’aise une parenté d’inspiration et parfois d’expression : même tension dans la forme paradoxale ou dialectique, même goût d’une pensée menée à l’extrême. Le « je » dont Angelus Silesius use plus largement que ne le fait Eckhart est de portée directement ontologique : il s’agit de l’homme déifié. A cet achèvement d’une vie illuminée par le travail de l’intelligence, est ordonnée l’épreuve de l’ « abandon », le choix d’une « retraite » hors des soucis immédiats, le culte d’une « quiétude » sans laquelle il n’est point d’union possible avec l’absolu. Ne trouve-t-on point en cela l’équivalent du « détachement » eckhartien? Ajoutons l’intrépidité des formules qui parlent de l’unité de l’homme et de Dieu, et le sens d’une gratuité qui retrouve le ohne warum du Maître Rhénan :

La rose est sans pourquoi; elle fleurit parce qu’elle fleurit,
Elle ne fait pas attention à elle-même, ne demande pas si on la voit. (I, 289) 

Ce thème du « sans pourquoi » ré-émergera à une époque récente, en particulier chez un Heidegger. Absorbé pour sa part dans une lutte titanesque contre les hydres des pouvoirs absolus, qu’ils soient politiques ou religieux, le XVIIIe siècle philosophique – car c’est désormais dans ce champ du savoir et dans la logique qu’il met en œuvre que l’influence eckhartienne se fera le plus sentir – ne va guère au-delà d’une compréhension immédiate et quasi néantisante du mouvement de négation. Il reviendra à l’idéalisme allemand des dernières années de ce XVIIIe siècle et des premières décennies du siècle suivant d’exprimer ce négatif sous sa forme réfléchie, comme se niant lui-même, et susceptible d’exprimer de la sorte ce qui est, le fond sans fond de l’être, le mouvement du devenir qui inscrit dans les figurations contingentes l’intemporalité de l’origine. 

La corrélation entre Maître Eckhart et Hegel 

Cette mise en forme d’éléments qui structurèrent la pensée de Maître Eckhart, c’est dans la philosophie de Hegel (1770-1831) que cette référence s’impose avec plus de force, jusqu’à induire, pour l’essentiel, une rencontre mutuellement éclairante entre ces deux visions du monde et leur articulation discursive. Hegel n’eut certes qu’une connaissance réduite des textes du Maître Rhénan. Il semble que quelques-uns se soient offerts à sa lecture au temps de sa formation à Berne peut-être et plus probablement à Francfort, au cours des dernières années du XVIIIe siècle. Plus que d’influence décisive pour lui, il convient d’évoquer une certaine parenté d’inspiration. 

Quelques formules typiques seront retenues qui émailleront tel de ses écrits – en particulier l’affirmation eckhartienne selon laquelle « l’œil qui regarde la montagne n’est pas la montagne, alors que l’œil qui regarde Dieu est Dieu lui-même ». C’est plus tard, peu avant la fin de sa vie, alors que l’essentiel de sa pensée avait trouvé sa propre formulation, que de façon plus explicite Hegel fut éveillé à cet univers. On connaît l’anecdote qui met en scène Franz von Baader (1765-1841), philosophe catholique dont l’importance réelle n’excède guère la révélation enthousiaste qu’il fut amené à faire ce jour-là : il aurait entretenu Hegel de la découverte qu’il venait de faire de Maître Eckhart, avec suffisamment de clarté et de force de conviction pour que Hegel puisse conclure : « S’il en est ainsi, nous n’avons besoin de rien d’autre. »

Une étude portant sur cette conjonction foncière de la mystique spéculative de Maître Eckhart et de ce que l’on ne craindra pas d’appeler, « la spéculation authentiquement mystique » de Hegel, reste à produire et devra l’être un jour. En sus d’une sérieuse immersion dans la pratique des textes de l’un et de l’autre, elle requiert le sens d’une vraie logicité fondamentale. Il serait présomptueux de ne faire que l’esquisser ici hors la confrontation exigeante entre la lettre et le mouvement de leurs discours respectifs. Qu’il suffise d’indiquer, sous mode programmatique, quelques-uns des « lieux » qu ‘il faudrait alors prendre en compte : 

• leur commune insistance sur la capacité de l’intelligence – « intellect » pour Eckhart, « raison » pour Hegel – à connaître le vrai;
• leur engagement respectif contre l’insuffisance du sentiment et de la seule volonté d’une part, contre l’exaltation romantique du savoir immédiat et de l’enthousiasme religieux d’autre part (Schwärmerei);
• la critique des immédiatetés représentatives et l’habitation nouvelle de toute contingence au terme du procès de réflexion et de médiation;
• le sens positif d’une négation redoublée qui puise son efficace dans l’identité fondatrice de l’être et du néant; la compréhension de l’être comme devenir et comme essence;
• l’identité en advenir entre le temps et l’éternité, exprimée ici et là dans la mise en évidence du « maintenant éternel » ou « intemporel », lieu sans lieu de la connaissance véritable;
• enfin, l’affirmation de l’unité entre l’un et le multiple, entre l’identité et les différences.
S’agit-il là de thèses essentielles qui formeraient le fond d’une « philosophie allemande »? C’est dans cet esprit que, réassumant l’histoire, l’on parla dès lors de Maître Eckhart comme du philosophus teutonicus type. Il est vrai que sa postérité dialectique déployée de façon exemplaire – et encore indépassée dans l’œuvre de Hegel – porte jusqu’à aujourd’hui une exigence dont la fécondité ne s’est pas démentie et qui demande à être menée plus avant…
Exemple : la compréhension dialectique que « relatio quodam in transitu consistit », i.e. que la relation consiste en un certain transit. C’est dire à quel point le mouvement dialectique est inhérent à la manière poïétique, c’est-à-dire symbolique d’habiter un lieu, un mouvement de réflexion en lequel on se tient, ce lieu n’étant autre que l’existence elle-même, le fait « d’être-dans » et « d’être-vers-le-monde » en perpétuel transit, puisque dans la pensée, rien n’est stable, arrêté, figé, se tenant là une fois pour toutes. 

Tel en est-il de la compréhension du procès de reconnaissance, essentiel à une réflexion de type dialectique qui, à l’aube de l’idéalisme allemand (début du XIXe siècle), se présente comme une architectonique monumentale dans La Phénoménologie de l’esprit comme première partie du système de la science. C’est de cette manière qu’ont commencé les années florissantes de ce siècle moderne et multiple dans ses tentatives de systématiser tous les savoirs afin d’en faire le commencement de la science. Une science qui rassemblerait et exaucerait, du même coup, dans un remarquable procès dialectique, la pluralité des discours sursumés dans l’unité du concept, le sujet qui rassemble à travers le travail du négatif, ce discours de l’autre qui gêne, questionne et érode sans cesse, remettant en chemin vers l’incontournable urgence du présent. Une urgence qui se mesure d’une manière encore plus grande à la situation politique et historique d’un peuple européen qui cherche l’autonomie héritée des lumières. Après la révolution française, c’est la grande guerre avec l’Empire Austro-hongrois qui occupe laborieusement l’Allemagne. C’est dans cette mise en scène que jaillira l’influence patriotique et intellectuelle entre un penseur du Moyen Âge et le fondateur du mouvement s’opposant au kantisme : l’idéalisme absolu de Hegel. Il y a bon nombre de raisons de croire que l’idéalisme absolu se soit ressourcé à la mystique spéculative de l’École Rhénane. Nous tenterons d’esquisser ici, très brièvement, leurs corrélations. 

Hegel inspire une relation de ressourcement intarissable à la pensée du Maître thuringien qui, ayant déjà utilisé de manière cardinale le concept de négatif dans la compréhension de son expérience de l’être et du monde, dénote simplement, à un premier niveau conceptuel, un lien implicite. Ce lien, Hegel le tiendra ténu tout au long de sa vie intellectuelle – sauf peut-être quelques allusions dans ses Leçons sur l’histoire de la philosophie. Pourtant, dans l’Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé , à la section Logique, théorie de l’être, au paragraphe 89, l’usage du concept de néant – exprimé dans une relation inaliénable à une juste compréhension du dasein (être-là) – semble remarquablement indicatrice d’une prolongation de l’usage eckhartien du concept de « Nichts », central dans les Traités et Sermons Allemands. Cela principalement parce que l’orientation dialectiquement négative de ce genre de réflexion, comprend la réalité absolue en référence au concept, ce terme qui retient l’idée d’une « saisie », dans leur unité essentielle, des déterminations multiples que découvre le champ de la représentation. Le concept qualifie donc un stade éminemment concret de la connaissance, une intelligence logique clarifiée de l’unité qui existe entre les particularités d’une chose et leur essentielle universalité. 

On ne forcera pas trop les choses en comprenant que l’épreuve de cette dialectique sans synthèse qui, contrairement à l’image convenue, représente sans aucun doute l’apport original de Hegel à cette lignée de pensée. Ce qui implique une étude rigoureuse du moyen terme et de son fonctionnement – procédure logique qu’un Maître Eckhart sut exprimer dans un discours d’expérience au temps de sa première découverte et que Hegel mena à certaine perfection en ce qui concerne son expression théorique. Une rencontre philosophique, qui certes n’est pas sans incidence religieuse, chez l’un et chez l’autre. Jouant d’un certain humour, on pourrait évoquer à ce propos la parole lucide de l’un des fondateurs de l’esthétique musicale caractéristique de la modernité : « La voie moyenne est la seule qui ne mène pas à Rome. » Car l’intelligence du tiers terme, dans son inexistence fondamentale et fondatrice, n’entend la voie « moyenne » que comme chemin de l’unité des extrêmes – ce qui est aussi libérateur pour les personnes qu’inquiétant pour les institutions.
On se souvient que c’est au milieu du XIXe siècle, fût-ce de façon insatisfaisante mais accessible, que furent proposées au public les œuvres de Maître Eckhart : l’édition de Franz Pfeiffer vit le jour à Leipzig en 1857. Elle est à l’origine de l’enthousiasme qu’Arthur Schopenhauer manifesta pour ces « merveilleux écrits », y puisant sans mesure ce qu’ils ne contenaient sans doute pas : la référence à une conception du néant qui le saisit moins comme le lieu sans lieu d’un flux auto-créateur que comme l’état d’indifférence où le vouloir-vivre pourrait s’abîmer sans retour. Un glissement de sens parallèle à celui de Schopenhauer se livre lorsque, avec la même ardeur, il incorpore à sa négation de premier degré sa lecture qu’il fait du nirvana de la tradition bouddhique.
La corrélation entre Maître Eckhart et Heidegger
Le XXe siècle portera la gloire d’avoir fourni les instruments littéraires nécessaires à une appréciation plus exacte de la pensée du maître rhénan. Si l’on ajoute le travail impressionnant qui présentement s’attache à comprendre les tenants et les aboutissants de ces siècles médiévaux trop longtemps méconnus – étude des sources, du contexte historique et culturel, des influences et des filiations, bref de ce qui est à même de restituer ces œuvres à leur sens originel en les préservant des pièges de la récupération –, l’on est en droit de s’attendre à un nouveau printemps herméneutique. Certains prodromes s’en laissent percevoir qui dépassent le stade de l’exégèse pour engager une vision du monde qui vaille actualisation de ce que l’on pouvait pressentir voici tantôt sept siècles. Il convient de signaler ici quelques-uns de ces lieux de naissance.
C’est un jugement convenu que d’évoquer à ce propos le nom de Heidegger. Il est vrai que celui-ci a lu Maître Eckhart et qu’il en a retenu plus d’un aspect relevant de l’essentiel. Par exemple, la méditation sur le ohne warum, le « sans pourquoi » qui, par delà Hölderlin et Angelus Silesius, est explicitement référé à la pensée du Rhénan. Autre exemple : le concept et la réalité d’une Gelassenheit qui débordent la banalité d’un simple « abandon » d’ordre ascético-moral pour rejoindre l’exigence ontologique d’un « laisser-être l’être ». Et enfin, la procédure de l’Entbildung qui est moins une « désimagination » globale qu’une procédure de détachement des images selon l’ordre de leur apparition première, et cela pour revenir à leur vérité, laquelle, par ce redoublement de négation, donne sa figure à cette « expérience subjective des images », expérience à laquelle Eckhart, loin de toute visée iconoclaste, entend mener son disciple .
S’agit-il d’une préfiguration de la « différence ontologique » qui signe pour Heidegger la nécessité d’un « retour » de l’étant à l’être? Le traitement eckhartien de l’image aurait davantage affaire avec cette procédure qu’avec la « déconstruction » post-heideggerienne marquée par la méfiance à l’égard du logos. Le « retour » ici évoqué ne peut que faire dresser l’oreille des familiers de Maître Eckhart, tentés de reconnaître en ce terme un précieux avatar de la « percée » (durchbrechen) qui est le complément, ou plutôt la diction réflexive du mouvement des origines – le « sortir », le « fluer ». Mais c’est alors que l’insatisfaction peut se faire jour. Une certaine faiblesse de la pensée de Heidegger – qui pourrait être responsable de ses errements politiques – ne tient-elle pas dans le fait que cette atteinte de la clairière de l’être, à partir de la négation de l’étant, serait un retour qui ne se redouble pas réflexivement dans la négation de ce retour lui-même? S’ensuivrait un déficit en réalisation d’histoire, un manque face à la tâche qui consiste à réinvestir l’étant par la clarté de l’être. Maître Eckhart, pour sa part, ne faillit pas à cette tâche essentielle. C’est pourquoi l’on comprend le jugement drastique de Wolfgang Wackernagel qui conclut ici : « Pour ce qui est de l’Entbildung et de la Gelassenheit, une connaissance raisonnée de Maître Eckhart (…) dispense de toute référence à Heidegger – et non pas l’inverse. » D’ailleurs, certaines références de Heidegger au Thuringien fondent l’argument de Wackernagel, et donc ne dispensent pas toute référence au Maître :
• La reconnaissance usuelle par Heidegger de Maître Eckhart comme fondateur de la philosophie moderne avant Descartes.
• La guise de l’être est « laisser-être l’être ».
• La similitude, au moins lointaine, entre la compréhension heideggérienne de la « chose » (Ding) et la Dinc eckhartienne indique un manque de rassemblement qui caractérise la chose pour référer dans ce cas-ci à Dieu aussi bien qu’à l’âme. Eckhart dit, en adoptant une expression du Pseudo-Denys l’Aéropagite : « L’amour est de telle nature qu’il change l’homme en les choses qu’il aime. »
• L’essence de la technique est danger pour Heidegger, car la réduction et la production qu’elle enclos dans l’essence du Gestell comme guise de l’être tourne l’Être en oubli à l’encontre de sa manière d’être. Ainsi lorsque l’essentielle guise de l’Être devient Gestell, la possibilité d’un tournant (Kehre) est voilée dangereusement.
• La parenté sémantique apparaît originalement entre Denken et Gedanke qui rapproche les sèmes ici en jeu dans la pensée comme se rapportant au remerciement et aussi à la mémoire (Gedächtnis) qui, initialement, signifie la disposition intérieure et la dévotion de l’homme comme manière d’être essentielle de la nature humaine, tout comme le merci provient de Gedanc. Ainsi donc cette étincelle de l’âme chez Eckhart est désignée par Heidegger comme ce en quoi l’esprit a son être, l’esprit de l’esprit.
• La dimension du non-dit, la négativité du discours se déploie dans le renvoi ultime au Maître dans Der Feldweg où Heidegger indique que le simple préserve l’énigme de la durée et de la grandeur. Les choses qui ont leur place au long de la voie déploient un monde seulement dans la non-diction de son discours, i.e. dans sa négativité.
Michel Henry
Pour être complète, la perspective ici esquissée devrait s’arrêter sur la contribution d’un Michel Henry portant sur la signification de la critique de la connaissance chez Maître Eckhart , et sur l’intérêt qu’un homme tel que Georges Bataille manifesta à l’occasion à l’endroit de la pensée du Rhénan. L’écart entre ces deux hommes – l’un ancré dans le courant phénoménologique, qui sut mettre en honneur une nouvelle conception du sujet, l’autre conjuguant d’originale façon les traditions marxienne et nietzschéenne – donne la mesure, plus ambiguë dans le cas de Bataille, de l’intérêt que peut éveiller la redécouverte de cet univers de pensée.
Pour Henry, la corrélation est opérative dans le fait que « c’est par référence à la transcendance et par l’exclusion de celle-ci hors de sa structure interne que l’immanence a été définie » . De sorte que la phénoménologie est délimitée et pratiquée comme une radicale remontée au fondement de l’expérience, sans qu’il soit fait appel à une autre instance que sa structure interne. Il nous importerait ici, de montrer, si le temps nous était donné pour une analyse conceptuelle, ce qui se donne au départ, chez Henry, comme une pure phénoménologie au sein d’un mouvement spirituel parfaitement identifiable dans son rapport à la pensée de Maître Eckhart. Un mouvement spirituel qui est lui-même en consonance avec bien des paroles de Jésus, telles que Hegel les repense dans L’esprit du christianisme et son destin . Ces références sont tout à fait explicites dans L’essence de la manifestation : Michel Henry n’a, d’ailleurs, pas à les cacher; elles sont nobles et magnifiques. Il restera cependant à revenir avec obstination à la question méthodologique : dans quelle mesure sont-elles compatibles avec une phénoménologie? Michel Henry a parfaitement compris tout le parti spirituel qu’il pouvait tirer d’Eckhart, suivant un chemin où Heidegger lui avait montré la voie – sans cependant expliciter suffisamment en sa propre pensée les conséquences de sa méditation de ce Maître . Le point d’ancrage fondamental que retient à juste titre Michel Henry dans l’enseignement de Maître Eckhart est l’immanence à notre âme de la révélation divine, et si intimement que l’essence de l’âme se confond avec celle de Dieu. Cette unité profonde est ce lien incréé qu’Eckhart nomme « Déité » et ausein – de laquelle toute représentation doit être dépouillée, même celle de Dieu comme substance ou personne. L’exclusion de tout rapport de transcendance au sein de la vie divine qui nous est ouverte va donc de pair avec une intégration du moment de l’athéisme. Autant de traits qui font d’Eckhart un Maître de l’immanence aux yeux de Michel Henry, et qui lui permettent de saluer en lui l’annonciateur exceptionnel de l’essence de la manifestation comme Parousie, ainsi que le critique systématique du savoir : Eckhart fait signe vers le non visage de l’essence Affective de la réalité. Il fait comprendre et appréhender que l’invisible « détermine l’essence de l’immanence et la constitue » .

La multiplicité des influences

L’on pourrait multiplier presque à l’infini l’histoire de telles influences. Ainsi, curieusement, en un sens plus subtil, l’on a pu situer dans une mouvance eckhartienne « les écrivains qui croient nécessaire de fonder leur création sur une recherche de l’absolu ». En soulignant l’ampleur de cette référence diffuse, puisque aussi bien « de Mallarmé à Paul Celan ou à Marguerite Duras , les modernes n’ont cessé de s’interroger à ce sujet » . Est-il exact d’inscrire ce rapport à l’absolu sous la raison d’un « silence » qui serait origine et terme de tout discours? Il est vrai que Maître Eckhart cultive cette réalité puisqu’il parle d’un « désert silencieux ou jamais distinction n’a jeté un regard » . Mais une qualification – qui n’est pas sans rappeler le « silence sonore » d’un Jean de la Croix – relève moins d’une indicibilité des choses et d’une incapacité concomitante à parler que d’un redressement du discours qui le place sur son orbite de vérité. Car Eckhart ajoute dans ce même sermon : « Ce fond est un silence simple, immobile en lui-même, et par cette immobilité toutes choses sont mues, et sont conçues toutes les vies que les vivants doués d’intellect sont en eux-mêmes » . 

Occident et Orient : une conjonction en guise de clin d’œil

Produire une parole qui ne rompe point le silence de l’abîme, c’est là vers quoi veut ramener Eckhart. C’est là aussi qu’il faudrait situer la rencontre que bon nombre de spécialistes de la philosophie orientale estiment possible entre ces deux univers : que l’on songe par exemple à cette doctrine d’orientation non-dualiste qu’est la pensée d’un Dogen, le fondateur de l’École Zen Soto au XIIIe siècle. Rappelons à ce propos le jugement de Jung selon lequel « la pensée d’Eckhart vient du fond de l’esprit collectif commun à l’Orient et à l’Occident. » Explorer ces rapprochements serait un préalable à la réalisation du projet d’un Kitaro Nishida , fondateur de l’école de Kyoto. En tant que premier philosophe original du Japon moderne, n’appelait-il pas, dans sa philosophie même, une synthèse dialectique peu commune entre Maître Eckhart, le néo-kantisme, la phénoménologie et le zen. De cette tentative surgira une manière négative de conceptualiser la logique du lieu comme logique du néant dont le cheval de bataille est la « dialectique des opposés contradictoires absolus ». Ceci renvoie non seulement à Eckhart, massivement, mais aussi au Cardinal humaniste de Cues, grand lecteur, on l’a vu plutôt, du mystique-métaphysicien.

Cela représente, philosophiquement, la première tentative de rapprochement de l’esprit oriental et de l’esprit occidental : condition pour atteindre la plus haute dimension de la vie.

Pour ne pas conclure

Plusieurs questions demeurent en suspend quant à la nature des corrélations conceptuelles et des prises de positions herméneutiques concernant l’approche de la pensée du Thuringien. Nous croyons avoir respecté l’esprit du texte eckhartien dans une première station interprétative qui ouvre l’espace réflexif à la prochaine : c’est ce que nous nous proposons de faire un jour.
De Nicolas de Cues à Hegel en passant par Jacob Boehme jusqu’à Heidegger et Nishida, Maître Eckhart est sans doute le philosophe teutonique dont la mouvance dialectique confirme l’influence indéniable d’esprit, de concepts et d’expérience. Cet oportet transire, ce transit obligatoire, dont il se faisait le hérault fut déterminant au point de changer la tournure de l’histoire de la pensée en ses manifestations moderne et contemporaine ainsi que nous avons tenté, bien qu’insuffisamment, de l’indiquer à travers ces rapides corrélations. 

Celles-ci devront être lentement reprises et méditées dans un patient travail de double lecture comparative des philosophies ici concernées, que ce soit celle de Nicolas de Cues, de Hegel ou de Heidegger. Rien n’est terminé, tout semble commencer dans cette aventure herméneutique qui déploie la prégnance du dire métaphysique et poétique d’un des plus grands penseurs de l’histoire qui, malgré l’adversité et la méfiance de certains de ses contemporains, est allé jusqu’au bout de son propre transit existentiel et spéculatif. Par ces mots, nous n’avons voulu nous faire que le simple reflet du miroir de l’histoire de l’esprit en cette manifestation historique de la mystique spéculative.

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