8 mai 2010

Penser théologiquement

                                                                                                     

Ce n'est pas après avoir sporadiquement suivi un séminaire de théologie qu'il est possible de forger un discours et d'émettre une position critique sur la théologie du XXe siècle et, en particulier, sur l'une de ses plus éminentes figures que fut le théologien allemand Karl Rahner. Pour ce faire, il faudrait avoir compris ce dont on parle à partir de la profondeur de son existence et d’une longue réflexion. Il faut, surtout, lire et méditer l'oeuvre de Rahner. Car réduire strictement Rahner dans un modèle dogmatique, c'est littéralement ignorer son approche philosophique et herméneutique du concept du christianisme, sa philosophie de la religion. C'est en fait, ne lui point rendre justice et même, ne rien comprendre à sa pensée.
Remarques épistémologiques
            Pour Rahner, la réflexion sur la spécificité de l'existence chrétienne se fonde sur l'unité de la philosophie et de la théologie. Selon lui « il importe en premier lieu de réfléchir sur l'homme comme question universelle à lui-même posée et donc, de philosopher au sens le plus propre. Cette question que l'homme est pour lui-même doit être considérée comme condition de possibilité pour que soit entendue l’option chrétienne. En second lieu : les conditions transcendantales et historiques de la possibilité de la Révélation exigent une réflexion sous la forme et dans les limites où cela est possible au premier niveau de réflexion; de sorte que soit perçue l'articulation entre question et réponse, entre philosophie et théologie. Enfin,  en troisième lieu, l'énoncé fondamental du christianisme est à prendre en considération comme réponse à la question qu'est l'homme; c'est ainsi qu'il convient de se livrer à la théologie. Ces trois moments se conditionnent réciproquement et forment par là même une unité - naturellement, une unité différenciée.       La question crée la condition de l'écoute effective, mais c'est la réponse qui seulement ramène la question à son autoréalité réflexive».[4] Dans cette perspective, Rahner s'efforce de tirer les conséquences de la phénoménologie herméneutique de Heidegger quand celui-ci  dit que  «toute connaissance de l'être (et donc de Dieu) ne peut se comprendre qu'à travers l'élucidation de cet être qui se pose la question de l'être, à savoir l'homme. Ainsi, la théologie est-elle inséparablement une herméneutique de la Parole de Dieu et une herméneutique de l'existence humaine». [5]
            Ainsi, l'on perçoit que les présupposés épistémologiques de Rahner fondent son herméneutique anthropologique et simultanément son herméneutique du concept de christianisme. Dans cette perspective, le savoir sur Dieu n'est pas dogmatique non plus que thématique. C'est-à-dire que « tout discours le concernant [Dieu], tel qu'il advient nécessairement, n'est jamais qu'un renvoi à cette expérience transcendantale3 comme telle, dans laquelle toujours Celui que nous nommons Dieu s'offre à l'homme en silence  - comme l'Absolu, l'Insaisissable, comme le ce-vers-quoi de cette transcendance irréductible».4
            La compréhension de la théologie chez Rahner se situe aussi dans la confrontation avec ce qu'il appelle  « la question absolue en tant que telle, si ce n'est que cette question le   porte [l'humain] toujours plus avant vers des questions singulières et des réponses singulières. Et ce n'est que là où l'on se tourne vers la question sur le questionner, sur la pensée de la pensée, sur l'espace de la connaissance et pas seulement sur les objets de la connaissance, sur la transcendance [...] que l'on commence à devenir homo religiosus ».5  On voit bien à présent que la théologie de Rahner ne saurait se comprendre comme un enfermement statique qui embrasserait aveuglément des dogmes sans les passer, au préalable, au creuset de son analytique transcendantale.

La théologie comme figure de l'herméneutique générale
            En prenant connaissance de « l'insularité de son langage et de ses préoccupations par rapport au monde, à la culture et à l'histoire  »7 la théologie s'est reconnu une urgence : l'exigence d'un changement de paradigme théologique à l'âge de la science. Dans cette perspective, reconnaissons que « la théologie comprise comme herméneutique n'est pas une théologie (adogmatique) mais une théologie qui considère le dogme comme étant lui-même le produit d'un processus herméneutique d'écritures antérieures et ce, en des circonstances déterminées».8
            À présent l'intellectus fidei  (l'entendement de la foi)  « peut être assimilé à un «comprendre herméneutique », c'est-à-dire autre chose qu'un simple acte de connaissance, un mode d'être où la compréhension du passé est inséparable d'une interprétation de soi».9 De là, le dévoilement du propre d'une herméneutique qui s'efforce de ne plus lier son destin historique à celui de l'onto-théologie, apprenant en cela la leçon de Heidegger qui parlait du langage comme modalité de l'être, comme ontophanie. «Avant d'être une parole adressée à quelqu'un, le langage est un dire, il est une parole comme manifestation d'être. Nous avons d'abord à écouter le dire du langage avant d'exercer notre responsabilité de sujet parlant».10
            Mais plus nous avançons sur les chemins de ce qu'Aristote appelait l'Hermeneia (l'interprétation), plus nous nous apercevons à la suite de Paul Ricoeur que «l'objet de l'herméneutique n'est rien d'autre que la chose du texte et la chose du texte, c'est le monde que le texte déploie devant lui».11  Il va sans dire qu'il en va tout autrement de l'approche de Gadamer qui comprend l'herméneutique comme englobant jusqu'au phénomène dans l'acte de compréhension.
            En fonction de la dialectique de l'expliquer et du comprendre propre à toute herméneutique, je pourrais suivre avec relativement d'aisance la compréhension que Geffré met de l'avant en ce qui concerne l'objet de la théologie qui pour lui, «n'est ni une parole originaire, pleine de sens, dont le texte ne serait que l'écho, ni un événement historique dans sa facticité; c'est un texte comme acte d'interprétation historique et comme nouvelle structuration du monde. L'écriture ne contient pas une Parole offerte à l'interprétation, mais des systèmes d'interprétations qui "font parole"».12 Dès lors, on peut définir la théologie comme l'effort pour rendre intelligible et signifiant, pour aujourd'hui, le langage déjà constitué de la révélation. Ce langage est déjà un langage interprétatif. La théologie comme nouveau langage interprétatif prend appui sur lui pour déployer les significations du mystère humano-divin. La théologie est donc un chemin toujours inachevé vers une vérité qui se dévoile très lentement. «Le langage théologique est nécessairement interprétatif13 dans la mesure où il vise la réalité du mystère de Dieu à partir de signifiants inadéquats. Et c'est justement le propre de la théologie spéculative de transgresser  les premiers signifiants de la révélation grâce aux nouveaux signifiants que lui offre un certain état de la culture philosophique et scientifique».14
            La théologie contemporaine a donc un statut d'inquiétude c'est-à-dire de quête indéfinie d'une plus pure intelligibilité face à l'Absolu; cet « in quaestio « , quête théologique où «le locuteur se met en question, opère sur lui-même, fait advenir un certain état de choses dans lequel il est impliqué. Mais comme tout langage, il est signifiant, il articule une certaine région de sens,  il se réfère à une réalité; simplement, il signifie autrement qu'un langage de constat».15 Ce dont il est question ici, c'est d'habiter le questionner et chemin faisant d'apercevoir aujourd'hui à travers les métamorphoses de la raison herméneutique et le désenchantement du monde que ce lieu est peut-être devenu un espace pour l'expérience de Dieu qui se traduit comme expérience du rien, cette nouvelle modalité de l’expérience spirituelle.
            Ici il n'est pas anodin  de se rappeler le poète juif Edmond Jabès (mort en janvier 1991) qui au long de son chemin d'écriture en est venu, à la suite du courant de la théologie de la mort de Dieu ,- fondé à la fin des années cinquante par Gabriel Vahanian avec son livre The Death of God, (paru en 1957) - à nommer cet Autre radical comme question. Laissons s'exprimer à ce sujet l'un de ses rabbins imaginaires :
                       « Dieu est une question, répondit Reb Mendel, une question qui

 nous conduit à Lui qui est Lumière par nous, pour nous qui  ne sommes rien ».16                           


16 Edmond Jabès, Le Livre de Questions, [L'imaginaire, 197], Paris, Gallimard, 1963, p.130.
          


[2] Karl RAHNER, Grundkurs des Glaubens, Einfuhrung in den Begriff des Christentums, Verlag Herder KG Fr. im Breisgau, 1976, 517 p. (trad. fr. par G. Jarczyk, Traité fondamentale de la foi, Introduction au concept du christianisme, Paris, Centurion, 1983).
[3] Karl RAHNER, Hörer des Wortes, Kösel-Verlag KG, München, 1963, 327p. (trad. fr. par J. Hofbeck,  L'homme à l'écoute du verbe, Fondements d'une philosophie de la religion, Paris, Mame, 1968).
[4] Karl RAHNER, Traité fondamental de la foi; Introduction au concept du christianisme, Paris, Centurion, 1983, p. 23-24.
[5] HEIDEGGER cité in Claude GEFFRÉ,  Le christianisme au risque de l'interprétation, [Cogitatatio fidei, 120] . Paris, Cerf, 1983, p. 33.
3 « La co-conscience du sujet connaissant, conscience de type subjectif, non thématique, donnée avec tout acte de connaissance spirituelle, nécessaire et inaliénable, ainsi que son échappement vers l'ampleur sans limite de toute réalité possible». Traité fondamental, op. cit., p.33.
4 Rahner, Op. cit., p.34
5 Ibid., p.35-36.
7 Marc MICHEL, Voies nouvelles pour la théologies, Paris, Cerf, 1980, p.72.
8 Ibid., p.77.
9 GEFFRÉ, Op. cit., p.27. 
10 Martin HEIDEGGER, «Quelques indications sur des points de vue principaux du colloque théologique consacré au "Problème d'une pensée et d'un langage non objectivants dans la théologie d'aujourd'hui», Archives de philosophie, no 32 (1969), pp. 397-415. Témoin ce questionnement : « L'homme est-il cet être qui a le langage en sa possession? Ou bien est-ce le langage qui "a" l'homme, dans la mesure où il appartient au langage, lequel lui ouvre d'abord le monde et par là, en même temps, sa demeure dans le monde?», ibid., p. 409.
11 Cf. Paul RICOEUR, «Herméneutique de l'idée de révélation», in La révélation, Bruxelles, Facultés universitaires Saint-Louis, 1984 2, pp.38-39.
12 GEFFRÉ, op. cit.,  p.57.
13 Cf. Jean Ladrière, L'articulation du sens, 2 t., Paris, Cerf, 19842, Antoine Vergote, L'interprétation du langage religieux, Paris, Seuil, 1974.
14 Geffré, op. cit., p.83.
15 Jean Ladrière, L'articulation du sens, Paris, Cerf, 19842, t.1, p. 11.
16 Edmond Jabès, Le Livre de Questions, [L'imaginaire, 197], Paris, Gallimard, 1963, p.130.

Aucun commentaire:

Publier un commentaire

Théopoésie ou Dichtung à propos d'un livre récent de Peter Sloterdijk

  A quoi sert la religion ? D’où vient notre besoin de textes religieux ? Dans un essai exigeant, le philosophe allemand explore les rouages...