18 février 2011

Un changement de paradigme : de la religion à la spiritualité

1-                 Une spiritualité personnelle et non une seule et unique voie.

            Pour que la religion soit fidèle à sa fonction, elle ne saurait être un corps étranger dans le complexe culturel où elle vit. Tant le pluralisme culturel que le pluralisme religieux de l'humanité empêchent cependant de trouver des éléments communs applicables à une situation globale. Précisément parce que la crise de sens de notre temps peut se réduire à la perte plus ou moins totale des mythes de base du christianisme, en raison  aussi de la carence d'un mythe unifiant à dimension globale tel que l'unification technologique, scientifique et, d'une certaine manière politique; précisément aussi parce qu'il n'existe pas cette harmonie culturelle qui permettrait à un tel mythe unifiant d'émerger, la religion de l'avenir est encore loin de se profiler à l'horizon. On peut avec plus de réalisme parler d’un déplacement qui advenu à la mi- XXe siècle, laissant toute la place à une spiritualité strictement personnelle. La religion ne relie plus.
            Néanmoins, justement en vertu du caractère radicalement provisoire qui affecte nos considérations, on peut au moins avancer que les nouvelles formes de religion sécularisées ne sauraient consister en un bloc doctrinal ou culturel, ni se réduire à un seul modèle exclusif qui aurait à conquérir ou convertir les nouvelles générations. Évidemment, il est presque inévitable pour l'institution de rêver à la perdurance de la religion traditionnelle et à de nouvelles formes de religions lorsqu'elle est aux prises avec le déclin issu de la crise généralisée du sens  en Occident. À défaut d'élargir son esprit à l'échelle de la modernité et d'adapter son langage et son interprétation des évangiles à l'esprit du temps.
            L'élément intrinsèque ici est que, advenant un renouveau total de la religion à travers de nouvelles autres, par exemple, il importera que des transformation profondes et une ouverture inconditionnelle soient manifestées afin d'héberger, pour ainsi dire, au sein même du christianisme de confession catholique, i.e. «universel» l'immense variété des expériences religieuses et humaines. A supposer que cela  s'effectue ave une conscience sincère inspirée de la mémoire évangélique de la foi chrétienne, cela ne pourra survenir à moins d'exprimer une foi sécularisée et enracinée en son temps dans des croyances, des mythes et manifestations variées qui font la beauté du pluralisme à l'intérieur même du christianisme.
            L'élément extrinsèque, c'est que l'histoire des religions démontre que lorsqu'elles croissent au-delà d'une certaine diversité culturelle, les formes de religion se scindent selon une échelle humaine, et plus collée à la réalité concrète de l'esprit du temps en lequel elles prennent figurent.
2- De la religion à la spiritualité 
            Si l'on tend à une conciliation entre religion et modernité en vue d'atteindre une certaine unité à travers la pluralité, on ne peut éviter de tendre à l'unité religieuse. Mais cette unité ne signifie pas uniformité, mais harmonie; elle n'implique pas un seul dogme mais un seul mythe, à savoir un horizon commun, non vu mais seulement cru. Ce mythe ne saurait être la création consciente d'aucun individu. C'est pourquoi, il n'est pas question ici d'organisation. Le premier caractère de cette religion de l'avenir me semble être ce qui souligne son aspect personnel. On l'appellerait spiritualité. Quand nous disons personnel, nous ne disons pas individuel ou individualiste; l'idée est de souligner l'aspect relationnel de la religion avec tous les autres aspects de la réalité.
            Dans cette perspective l'aspect personnel de la religion – il faut se souvenir que pour la scolastique chrétienne la religion était une vertu – nous voulons donc indiquer le caractère essentiellement libérateur de la religion de l'avenir: la conciliation de la personne et des peuples. Afin que les personnes et les peuples ne soient victime d'un «système» ou d'une «institution», à savoir un état de chose plus ou moins contraignant, rigide et fossilisé. Ainsi la religion comme dimension personnelle rend l’humain conscient de sa place dans le monde, dans la société et aussi de sa dignité inaliénable. La religion devient alors, espace de liberté de pensée, ce qui libère l’humain de son aliénation. Elle pourra être un organisme, mais pas une organisation. La vie l'esprit, sont l'âme d'un organisme, alors que l'organisation trouve sa force de cohésion dans un idéal extrinsèque à un système légaliste en porte-à-faux aux valeurs évangéliques qui doivent être inculturées dans la modernité.
Car ce qui est en jeu ici, c'est de demeurer avec la conscience éveillée, conscients que nous entonnons des notes différentes dans la même symphonie et que nous cheminons par des sentiers nombreux et divers vers la même cime. La foi c'est cela: l'expérience de la symphonie des croyants, qui laisse entrevoir le sommet, tout en étant attentifs à l'instrument qui est nôtre, et en ayant soin de ne pas nous perdre en route. Cela pour une raison bien suffisante celle du maintient de la cohésion religieuse avec le transcendant, avec l'horizontal ou l’humain, avec la base ou le terrestre et ce qui est matériel. Mais cette relation est fondamentalement personnelle et et seulement secondairement collective et objectivable dans des doctrines et des comportements.  La religion se présente donc comme la spiritualité personnelle, comportant autant d'expressions qu'il y a de personnes. Les institutions continueront, mais l'institutionnalisation ne cherchera pas à suffoquer la marge de liberté et d'interprétation personnelle, et la fidélité religieuse sera moins centrée sur la discipline requise à l'intérieure de l'institution que sur l'obéissance à la conscience personnelle. Les institutions elles-mêmes ne pourront être exclusives ou totalitaires.
On aura raison de dire que la religion authentiquement chrétienne a toujours été considérée comme une vertu personnelle. La nouveauté de la religion à venir consistera plus que tout autre chose dans la reconnaissance de la pluralité légitime des interprétations qui élargissait la marge d'une telle liberté jusqu'au niveau même de la personne. La religion est personnelle dans le sens qu'elle n'est pas nécessairement liée à une cosmologie, ni à une métaphysique, ni donc à une interprétation doctrinale. La religion est une caractéristique de la personne: et même si ses caractéristiques, sens avantages, sa beauté, sont indiscutables, on n'y doutera jamais que ce sont là des caractéristiques de la personne. La religion se transforme alors en spiritualité, c'est-à-dire qu'elle unie à la personne comme son mode expansif d'être et de vivre, de façon à réaliser son être et à remplir sa vie. La religion de l'avenir n'est pas dans la religion instituée mais dans l'avenir de l’humain lui-même, dans sa spiritualité constitutive.
Il importe en terminant de souligner qu'il existe une différence fondamentale entre la religion personnelle que nous défendons et la religion individuelle ou individualiste que je considère insuffisante. Une religion est un peu moins qu'une contradiction dans les termes,, parce que la religion est un aspect de l’humain en société et un facteur sociétal élémentaire. La religion personnelle au contraire souligne le rôle unique de chaque individu dans l'ensemble des rapports personnels et autres relations qui constituent la religion. Une religion individuelle appui une interprétation individualiste de l'ensemble des pratiques et des symboles d'une confession dogmatique et rigide. Tandis qu'une spiritualité personnelle, quant à elle,  souligne une interprétation globale dont mon point de vue fait aussi partie intégrante. Elle exige une méthode dialogique pour discuter de la réalité e ne se contente pas d'une méthode apologétique qui, en réduisant au silence mes objections, peut-être une mascarade de conquête drapée dans l'acte de convaincre.
3- La spiritualité de l'avenir sera cosmothéandrique[4]
La spiritualité de l'avenir sera cosmothéandrique. Qu'est-ce qui nous fait affirmer cela? L’humain n'est pas l'unique réalité, mais il en est un pôle irréductible, et, en tant que tel, il est, en même temps, centre de toute réalité. Si les religions traditionnelles ont déplacé le centre vers le Divin, et les religions modernes vers l’humain, peut-être qu'après toutes les vicissitudes séculaires, pourrons-nous arriver à une conception plus mature de l'univers entier.
Le mot suggéré que je reprends à Raimon Panikkar, est celui d'une spiritualité cosmothéandrique. Cette expression signifierait ce qui suit: la religion de l'avenir ne saurait être exclusivement théocentrique ni anthropocentrique, mais doit harmoniser les trois dimensions ultimes de la réalité: a) l'aspect matériel et corporel de la réalité avec: b) les divers aspects de l’humain et ses activités, et, également, ces deux derniers avec c) la reconnaissance du principe mystérique, divin ou transcendant, garantie d'une liberté sans manipulation aucune. L’humain n'est pas un être de plus parmi les choses, mais il n'est pas non plus le seigneur et le patron de l'univers ou de la nature comme tentent de nous le faire croire la science. Dieu n'est pas un être absolu dissocié de la réalité, laquelle, aussi, existe réellement. Le monde matériel n'est pas une simple projection d'une conscience  infinie ou finie mais possède sa propre consistance. La spiritualité de l'avenir ne saurait plus être un simple cri vers la transcendance ou une simple spiritualité immanente. Elle doit reconnaître l'irréductibilité des ces trois pôles de la réalité, changeant par là le sens unilatéral du concept de religion. La religion va certes continuer de « religare », non exclusivement l’humain à Dieu, mais aussi à l'univers entier, et par là même le découvrant dans sa cohésion et son sens.
Si une hypothèse est correcte, à savoir que l'époque de la spécialisation est arrivée à son terme et que l'humanité cherche de nouveau une conception holiste de la réalité qui surmonte les compartiments rigides sans tomber dans un primitivisme amer; s'il est certain que les clôtures culturelles et les religions sont condamnées à la stérilité, la spiritualité de l'avenir ne peut être ni la spécialisation de quelques uns, ni le refuge dans la sphère dite du numineux ou du sacré, mais elle doit imprégner toute la réalité.
La religion devient de nouveau centrale dans la vie humaine, mais sans rien dominer, parce qu'elle se limite à maintenir le lien, la cohésion entre toutes les sphères de la réalité et c'est pour cela qu'elle n'est exclusivement liée à aucune institution spécialisée. Le logos n'est donc pas mis en exil mais le mythos récupère sa place. Le lien est l'Esprit qui remplit la face de la terre.
Il s'agit en fait, de considérer les autres religions du monde comme des manifestations ou reflets d'une vérité non-dualiste. C'est présupposer que l'autre est aussi une source d'entendement valable et légitime de cette Réalité ultime, que chacun, du mieux qu'il le peut, essaie de nommer et de penser à tâtons comme un petit enfant qui, dans sa candeur et sa simplicité, apprend à marcher sans savoir où il va. Une fois la vérité révérée comme pluraliste, c'est-à-dire se manifestant/s'exprimant dans des signes nombreux et divers que l'on peut appeler « religions[5] »; nous avons déjà engagé le processus d'appropriation intérieure du pluralisme religieux actuel. Cela suppose que personne n'est détenteur de façon monolithique de la vérité et accepte les limites et la finitude de sa propre tradition à comprendre et saisir cette Réalité ultime. 
Dans cette perspective, ne faut-il pas accepter la nature relationnelle de la vérité, au sens où, ce n'est que dans sa relation totale aux religions - qui sont des facettes différées d'elle-même -, qu'elle se définit comme non-dualiste. Cette relationnalité de la vérité exprime de ce fait, la relativité de chaque tradition sans pour autant glisser dans le relativisme.Ainsi pouvons-nous dire, que ce n'est que dans une relation universelle à la Réalité ultime, que l'on peut aussi appeler BrahmanÊtre ou Dieu, qu'il est impossible d'esquisser un dialogue intrareligieux objectif sans jeter d'opacité sur les autres traditions. Nous serions tentés de penser à une éventuelle «théologie pour le temps qui vient[6] ». Pas le temps ici de parler d'utopie.
En ce qui concerne le salut, il n'est pas restreint seulement aux humains mais est centré sur toute la création. Il englobe absolument tout ce qu'elle contient, tout ce qu'elle est c'est-à-dire  le corps de Dieu qui remplit l'univers. Même les minéraux, les végétaux et les animaux sont concernés par le salut. Nous pouvons dire que la théorie darwinienne de l'évolution fut, en quelque sorte, une manière de nommer le salut qui est de ce qu'on peut en comprendre foncièrement évolutif. Il en est de même des théories cosmogoniques (Lemaître, Gamow, Hoyle) dans la cosmologie contemporaine. Depuis plusieurs milliards d'années le projet cosmique de Celui ou Celle qui est Innommable, a « évolué » de façon déconcertante. Nous comprenons donc le salut, comme ce processus interne à la création et à chaque voie (religion). Ceci dit, la voie bouddhique est tout aussi valable que la voie chrétienne, la voie taoïste autant que la voie judaïque.
Le but de toute religion n'est-il pas d'instaurer l'harmonie dans la création entre tous les êtres vivants ? Cela, par la libération intérieure de l'humain de ses peurs, de son angoisse existentielle, de sa discrimination eu égard à tout ce qui l'entoure et, surtout,  à ses  fausses images de Dieu et des humains; afin d'embrasser dans une compassion radicale la vie et tout ce qu'elle suppose. Le salut en d'autre termes, ne serait-ce pas « le devenir  humain » jusqu’à son identité même avec cet excédent lequel chacun se tient?» Processus de transformation créatrice ici et maintenant, qui nous rend transparent à la Lumière incréée, au Soi, au Deus absconditus.




[1] Ce développement s'inspire largement de R. Panikkar, « Colligite Fragmenta: For an Integration of Reality », in F.A. Eigo et S.E. Fittipaldi, From Alienation to at-oneness. Proceedings of the Theology Institute of Villanova University.
[2] Le mot mythe, dans l'usage que j'en fais est utilisé non au sens conventionnel de ce qui est irréel , mais de « ce qui nous permet de trouver le sens des choses sans être le sens même des choses». C'est « l'horizon dans lequel se situe l'intelligibilité et le sens. « Phénoménologiquement », le mythe c'est ce en quoi tu crois sans croire que tu y crois ».
[3] Ainsi qu'en témoigne de façon remarquable le texte inédit du théologien français Gabriel Vahanian, «Nature, histoire, technique: l'expérience de Dieu», 1982.
[4] Voir à ce sujet l'ouvrage fondamental de Raimon Panikkar, The cosmotheandric experience : emerging religious consciousness, New York : Orbis Books, 1993.
[5] Cela rejoint presque textuellement la maxime du cardinal humaniste du XVesiècle, Nicolas de Cues qui disait avec justesse :" Una veritas in variis signis resplendet."trad. (Une vérité unique resplendit dans des signes nombreux et divers). (De Mente, ch.II, §67, l5; voir aussi de De Pace fidei, Ch. I-III Introduction par J. Doyon, p. 17: "L'intention majeure de cette oeuvre [De Pace fidei] au point de vue de la méthode nous semble être d'avoir cherché à définir les éléments d'une religion plus fondamentale et universelle, présupposée, et implicite aux autres religions. Nous pourrions peut-être, à titre d'hypothèse sans doute discutable, parler ici dans la ligne de certains penseurs allemands postérieurs, de "Ur Religion"(Religion originelle) , de "Ur Dogma"(Dogme originel), ou encore de révélation transcendantale, de foi implicite, de christianisme anonyme (Cf. Schleiermacher et surtout Karl Rahner).
[6] Cf. Hans Küng, Une théologie pour le 3e millénaire, Paris, Seuil, 1987, pp. 289-355.

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