(…) je
pense que c’est depuis toujours une espérance du poème, de parler, avec ce
langage justement, comme si c’était d’ailleurs — non, je ne peux plus utiliser
ce mot désormais, — comme si c’était au nom d’un Autre — qui sait, peut-être au
nom d’un tout Autre (…) Le poème est au plus fort quand il est au bord de
lui-même; c’est de là qu’il appelle, mais il ne peut plus s’y tenir qu’en
s’arrachant sans cesse de son déjà-plus vers son toujours-encore[1].
« De son déjà-plus vers
son toujours-encore » n’est-ce pas là, dans ce qu’écrit Celan sur la
poésie et la langue perdue et retrouvée – tout en conservant la trace de sa
perte –, que se dessine l’être du deuil, esquissant en retour la tension
ontologique désormais attachée au langage? [2] »
Il s’avère un autre deuil dont l’exigence parait impossible… car lui manque son
objet : la déportation de juin 1942. Il s’agit alors de faire le deuil du
deuil…selon une analyse souvent entreprise dans le corpus de la Shoah ou dans
certaines approches psychanalytiques.
L’articulation freudienne entre deuil et mélancolie
est si précieuse que nous revenons sur cette affirmation : « Le
complexe mélancolique se comporte comme une blessure ouverte attirant de toutes
parts vers lui des énergies d’investissement (…) vidant le moi jusqu’à
l’appauvrir complètement [3]».
La métaphore de la blessure ouverte me retint de son assonance avec un poème de
Celan :
Ton Rêve encornant à force de veiller.
Avec son tracé de mots/créné dans sa corne
filetée douze fois
comme une vis.
Le dernier coup qu’il donne.
Dans la gorge du jour verticale et étroite,
la traille gaffant
vers le haut:
elle fait passer
ce qui a été lu jusqu’à en
blesser.[4]
La blessure est un motif
récurrent dans la poétique de Celan. Elle nous met sur la trace de la
mélancolie ressentie comme péril du Zeitgeist.
Un péril auquel il faut répondre par une éthique face à la détresse. Une
éthique génératrice de sens afin de percer les entrelacs d’un nihilisme rompu à
un mauvais usage des puissances du rationnel[5].
Est-ce que l’éthique – qui
se profile à propos de ce genre de discours poétique – ne s’avère pas, en
puissance, une esthétique de l’existence qui tenterait de résister et, rien
moins, à la fin de la philosophie, de la politique, de l’art, de la religion…
tous réduit à néant par le nihilisme issu de la modernité? Résistance aussi à
la fin de l’onto-théologie i.e. à sa « déconstruction » dont l’environnement d’un monde désenchanté laisserait
un espace d’adoration à la raison instrumentale médiatisée par la technique ?
Il y a fort à prévoir que
peut se présenter, comme possible heuristique, une éthique d’orientation
reconstructive, c’est-à-dire « le génie de la reconstruction : qui
part d’une structure pour reconstituer le processus dont cette structure est le
résultat, de sorte que l’on accède à une compréhension proprement historique de
la situation donnée dans la présence[6] ».
Une éthique de l’utopie poétique sera peut-être encore mieux appliquée dans
cette tentative de diction de ce discours philosophique de l’action.
C’est reconnaître d’emblée
que l’approche des structures du malaise existentiel du poète-philosophe serait
vraisemblablement éthique malgré tout. Ce malaise éthique est invariable, car
il a trait à la décision que prend l’homme face à la conscience de son
existence, engagée dans la parole adressée à l’autre dans une relation
dialogique qui implore: d’une poétique continuée par tous les moyens selon
l’énergie du désespoir, à la mort convoquée dans l’acte ultime du désespoir
suicidaire d’un poète dévoré par la mémoire.
C’est autrement dit,
envisager la dimension négative de l’historicité du sujet, d’acteur de sa
propre histoire dont il est responsable à nulle autre pareille malgré la
faiblesse de sa propre volonté qui fait de lui un abandonné-blessé, au point
d’en perdre sa langue et d’en pâtir à mort.
Si le domaine de l'éthique,
met en jeu les dimensions radicales de l'origine et de l'accomplissement (de la
naissance et de la mort), il suppose un sujet qui trouve, dans l'expérience de
la relation, le fondement de sa propre identité – ce qui le fait tenir et se
tenir en lui-même comme liberté (son auto-stance).
Si les
concepts décisifs d’une vision linéaire de l’histoire que sont l’archê et le telos dans la réflexion sur l’identité symbolisent, sous la
signification du fait d’être-jeté-au-monde et d’être-vers-la-mort; ce temps qui
nous est échu pour « habiter, bâtir et demeurer », ne doit-on pas
comprendre que la relation consiste en un certain transit ? Dans cette
perspective, l’on se trouvera à questionner en direction de cette manière
d’être au monde. « C’est en poète qu’habite l’homme sur cette
terre ». Cette parole poétique de Hölderlin résonne et retentit depuis le
XIXe siècle jusque dans la « poésie de la poésie » de Paul
Celan.
C'est donc à
l'intérieur d'une stratégie d’altérité –
qui prend en compte l’affect de cette écriture-blessure comme médiation – que
sera vérifiée la substance d’un style de pensée, d’une poétique de la pensée
qui s’articule à travers les catégories éthiques : d’autostance et de
relation ou dit plus logiquement d’auto-stant et de relatif. Quels sont les a priori philosophiques de cette
« poétique de la détresse ?»
La question qui se pose ici est imminente, car elle suppose des concepts
cardinaux.
Les
affects apparaissent-ils comme conséquences de la reconnaissance d’une détresse
ou d’un désastre historique, d’un nihilisme généralisé? Devrait-on questionner
la représentation de l’émotion ou la perception de l’affect ou le rapport à cet
Autre du désir que l’on inclut dans l’affirmation que « soi-même est un
Autre ?» Tant de questions qui ne trouveront voie de résolution que dans
une méditation de chacune des parts d’altérité qu’il nous faut envisager pour
accéder à la raison poétique de cette écriture-blessure de l’existence, d’une
vie cauchemardesque.
« Oportet transire »
(Maître Eckhart)
Cette
manière « d’habiter poétiquement le monde » ou cette
« guise » propre à Celan est l’indice de l’utopos, d’un lieu sans lieu, du temps sans temps dont la
puissance transfigurante nous permet de laisser l’espace et le temps pour un
lieu autre que le connu, que l’habituel.
Ici, c’est
l’appel du large, du lointain que l’on entend. Et c’est sous sa forme
pérégrinante qu’on se laisse emmener par le chemin qui, en lui-même, est catharsis du marcheur, en tant que
mouvement en lequel il se tient. Ce pur mouvement qui exprime l’unité de
l’homme et de l’Autre du désir se traduit dans un double sens : d’abord,
le retour de l’homme de sa temporalité commune jusqu’à la temporalité de sa
présence en l’Autre. Ensuite, le mouvement qui, à partir de cette réinscription
dans l’origine et parce que l’Autre est atteint là comme Naissance, se renverse
de soi pour prendre la forme de ce qu’on peut appeler la naissance de l’Autre en l’homme.
C’est
ainsi que le détachement apparie profondeur et hauteur, devenir et être. Pour
un Maître Eckhart, ce mouvement, en lequel il importe de se tenir sans cesse
pour aller plus loin que soi renvoie, avec une fulgurance peu commune, aux
assises de l’existence humaine dans sa double caractéristique :
« d’être-dans » et d’« être-vers » le monde. En un même
temps, cet épanchement ou cette extase de notre être qui façonne un espace
autant intérieur qu’extérieur et cette propension ou inclinaison qui nous porte
vers autrui – cette tension vers les êtres et les choses qui est inscrite au
plus profond de nous-même se métaphorise dans le dialogisme de la poïétique
celanienne. Puisque pour Celan, c’est en lui (le poème) qu’il a « la
vie, le mouvement et l’être ».
Le plus important dans cette perspective,
consiste à déjouer les oppositions trop faciles entre le fait de
« demeurer » et de « passer ». Si, comme on l’a dit en
début de réflexion, la relation consiste
en un certain transit, on peut donc dire que la poésie celanienne comme le
départ d’Abraham de son pays est marquée par le sceau du nomadisme juif d’une
manière ou d’une autre.
L’ineffable contre lequel c’est toujours
méfié Celan exige la nécessité de sa propre sursomption. Oportet transire,
il faut passer vers cette altérité qui demeure et qui constitue au-delà de
toutes nos certitudes, de nos demeures établies qui minent notre véritable
naissance à l’Autre du désir.
[1] Paul Celan, Le Méridien et Le dialogue dans la montagne dans Le Méridien et autres proses, Paris,
Seuil, (Coll., Librairie du XXIe siècle), 2002, pp.74-75.
[2] Alexis Nouss, « La traduction mélancolique (sur Paul
Celan) » dans Revue TTR, Vol,
11, #2, 1998, pp. 199-231.
[3] Sigmund Freud, « Deuil et
mélancolie » in Métapsychologie, (trad. par Laplanche et Pontalis), Paris,
Gallimard, (Coll., Folio Essais #30) 1968, p.162.
[4] Hans-Georg
Gadamer, Qui suis-je et qui es-tu?
Commentaire de Cristaux de Souffle de Paul Celan, trad. Elfie Poulin, Arles,
Acte Sud, 1987, p. 80).
[5] Dominique Janicaud, La puissance du rationnel, Paris,
Gallimard, 1985.
[6] Jean-Marc Ferry, L’Éthique reconstructive, Paris, Cerf,
(Coll., Humanités), 1996, p. 14.
[7] Cf. Friedrich Hölderlin, Oeuvres complètes, (trad. Jaccottet et
alii), Paris, Gallimard, (Coll., La Pléiade), 1967.
[8] Ibid.
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