4 novembre 2015

Vers à une poétique de l'indigence




Le deuil de la langue oblige à trouver une langue du deuil qui va rendre possible ce travail. Elle suppose, d’entrée de jeu, une autostance du sujet qui se tient là, en lui-même, en tension continuelle vers cette relation à l’altérité dans le langage et dans le monde qui lui permet d’envisager l’Autre. Celan dans le Méridien répond de cet Autre qui est la condition de relations aux autres :
 
(…) je pense que c’est depuis toujours une espérance du poème, de parler, avec ce langage justement, comme si c’était d’ailleurs — non, je ne peux plus utiliser ce mot désormais, — comme si c’était au nom d’un Autre — qui sait, peut-être au nom d’un tout Autre (…) Le poème est au plus fort quand il est au bord de lui-même; c’est de là qu’il appelle, mais il ne peut plus s’y tenir qu’en s’arrachant sans cesse de son déjà-plus vers son toujours-encore[1].

« De son déjà-plus vers son toujours-encore » n’est-ce pas là, dans ce qu’écrit Celan sur la poésie et la langue perdue et retrouvée – tout en conservant la trace de sa perte –, que se dessine l’être du deuil, esquissant en retour la tension ontologique désormais attachée au langage? [2] » Il s’avère un autre deuil dont l’exigence parait impossible… car lui manque son objet : la déportation de juin 1942. Il s’agit alors de faire le deuil du deuil…selon une analyse souvent entreprise dans le corpus de la Shoah ou dans certaines approches psychanalytiques.
L’articulation freudienne entre deuil et mélancolie est si précieuse que nous revenons sur cette affirmation : « Le complexe mélancolique se comporte comme une blessure ouverte attirant de toutes parts vers lui des énergies d’investissement (…) vidant le moi jusqu’à l’appauvrir complètement [3]». La métaphore de la blessure ouverte me retint de son assonance avec un poème de Celan :
Ton Rêve encornant à force de veiller.
Avec son tracé de mots/créné dans sa corne
filetée douze fois
comme une vis.
Le dernier coup qu’il donne.
Dans la gorge du jour verticale et étroite, 
la traille gaffant
vers le haut:
elle fait passer
ce qui a été lu jusqu’à en blesser.[4]
La blessure est un motif récurrent dans la poétique de Celan. Elle nous met sur la trace de la mélancolie ressentie comme péril du Zeitgeist. Un péril auquel il faut répondre par une éthique face à la détresse. Une éthique génératrice de sens afin de percer les entrelacs d’un nihilisme rompu à un mauvais usage des puissances du rationnel[5]. 
Est-ce que l’éthique – qui se profile à propos de ce genre de discours poétique – ne s’avère pas, en puissance, une esthétique de l’existence qui tenterait de résister et, rien moins, à la fin de la philosophie, de la politique, de l’art, de la religion… tous réduit à néant par le nihilisme issu de la modernité? Résistance aussi à la fin de l’onto-théologie i.e. à sa « déconstruction » dont l’environnement d’un monde désenchanté laisserait un espace d’adoration à la raison instrumentale médiatisée par la technique ?
Il y a fort à prévoir que peut se présenter, comme possible heuristique, une éthique d’orientation reconstructive, c’est-à-dire « le génie de la reconstruction : qui part d’une structure pour reconstituer le processus dont cette structure est le résultat, de sorte que l’on accède à une compréhension proprement historique de la situation donnée dans la présence[6] ». Une éthique de l’utopie poétique sera peut-être encore mieux appliquée dans cette tentative de diction de ce discours philosophique de l’action.
C’est reconnaître d’emblée que l’approche des structures du malaise existentiel du poète-philosophe serait vraisemblablement éthique malgré tout. Ce malaise éthique est invariable, car il a trait à la décision que prend l’homme face à la conscience de son existence, engagée dans la parole adressée à l’autre dans une relation dialogique qui implore: d’une poétique continuée par tous les moyens selon l’énergie du désespoir, à la mort convoquée dans l’acte ultime du désespoir suicidaire d’un poète dévoré par la mémoire.
C’est autrement dit, envisager la dimension négative de l’historicité du sujet, d’acteur de sa propre histoire dont il est responsable à nulle autre pareille malgré la faiblesse de sa propre volonté qui fait de lui un abandonné-blessé, au point d’en perdre sa langue et d’en pâtir à mort.
Si le domaine de l'éthique, met en jeu les dimensions radicales de l'origine et de l'accomplissement (de la naissance et de la mort), il suppose un sujet qui trouve, dans l'expérience de la relation, le fondement de sa propre identité – ce qui le fait tenir et se tenir en lui-même comme liberté (son auto-stance).
Si les concepts décisifs d’une vision linéaire de l’histoire que sont l’archê et le telos dans la réflexion sur l’identité symbolisent, sous la signification du fait d’être-jeté-au-monde et d’être-vers-la-mort; ce temps qui nous est échu pour « habiter, bâtir et demeurer », ne doit-on pas comprendre que la relation consiste en un certain transit ? Dans cette perspective, l’on se trouvera à questionner en direction de cette manière d’être au monde. « C’est en poète qu’habite l’homme sur cette terre ». Cette parole poétique de Hölderlin résonne et retentit depuis le XIXe siècle jusque dans la « poésie de la poésie » de Paul Celan.
C'est donc à l'intérieur d'une stratégie d’altérité  – qui prend en compte l’affect de cette écriture-blessure comme médiation – que sera vérifiée la substance d’un style de pensée, d’une poétique de la pensée qui s’articule à travers les catégories éthiques : d’autostance et de relation ou dit plus logiquement d’auto-stant et de relatif. Quels sont les a priori philosophiques de cette « poétique de la détresse ?»  La question qui se pose ici est imminente, car elle suppose des concepts cardinaux.
          Les affects apparaissent-ils comme conséquences de la reconnaissance d’une détresse ou d’un désastre historique, d’un nihilisme généralisé? Devrait-on questionner la représentation de l’émotion ou la perception de l’affect ou le rapport à cet Autre du désir que l’on inclut dans l’affirmation que « soi-même est un Autre ?» Tant de questions qui ne trouveront voie de résolution que dans une méditation de chacune des parts d’altérité qu’il nous faut envisager pour accéder à la raison poétique de cette écriture-blessure de l’existence, d’une vie cauchemardesque.
Ce ne serait qu’à partir de cette convergence ou connaturalité du désir et de la sublimation de la pulsion comme métaphore que l’éthique, en tant que processus critique d’analyse de l’action, s’intéresserait à la parole poétique dans toute son ampleur. Une éthique de la poétique de la détresse portant grande considération à l’autre en tant qu’autre et à soi-même en retour. Cela en raison de l’altérité de l’Autre présente au cœur de l’identité d’un Paul Celan meurtri par cet Autre qui le mène vers un désir de mort médiatisé par l’écriture-blessure de l’événement qui advient à soi-même comme à un autre puisque cela est impensable, insoupçonné. Un impensable imminent qui destine de plus en plus Celan à son propre destin, altéré radicalement par cet Autre du désir et jusque dans la mort !
C’est donc, en tant que stratégie philosophique et psychologique que l’éthique se dévoilera comme abri ce qui signifie que la parole poétique suppose une habitation, un « demeurer ». Cette stratégie discursive se reconnaît d’obédience dialectique, une dialectique des structures en mouvement de la réflexion pratiquée sur la parole poétique. Parole poétique qui, chez Celan, devient l’archétype, pour ainsi dire, du dilemme moral posé par le jeu central des signifiants impliqués dans la diction du poème. Nous essayons aussi de comprendre dans la veine éthique ce style de pensée comme attitude de résistance par la traduction mélancolique du sentiment de survie à l’impensable.
 Dans cette perspective, l’écriture-blessure de Celan représente une manière, bien que négative, d’être-dans-le-monde malgré la détresse tout en composant philosophiquement la Todesfuge, cette fugue de mort ressentie jusqu’à la fine pointe de l’âme. Ceci représente, peut-être, « un art de faire » éthique propre à un performatif linguistique et à une dialogique en vue de créer un échange juste avec l'altérité qui toujours gène, nous déplace, nous remet en question.
C’est dans cette mise en scène qu’entrent en jeu des concepts propres à une certaine éthique venant d’un judaïsme sécularisé et implicitement appliquée en aventure d’histoire. Cette forme d’esthétique de l’existence poétique peut revêtir une orientation éthique, car elle est une forme d’engagement existentiel pour le poète-philosophe.
Cette manière de penser poétiquement l’existence est ce que l’on pourrait qualifier d’éthique aussi dans son envisagement du désastre, du tragique. Une poétique du néant au contexte mondial problématique favorisant une manière prudentielle de prévoir l’a-venir du sujet, malgré le péril de notre époque.
Ce qu’il importe de comprendre, en terminant, c’est que cette éthique de la poétique de la détresse peut se révéler comme « un art de faire » avec le deuil de la vérité. C’est-à-dire que cette philosophie se dévoile comme un moment supérieur dans son effectuation symbolique en référence au travail de l’imaginaire. Cela, par la dénotation de l’écriture-blessure de la mise en scène ou du scénario qui indique vers l’histoire d'un  poète qui a décidé, une fois pour toutes, d’interrompre sa vie en ce monde dans la nuit du 19 avril 1970 du pont Mirabeau à Paris, au fond de la Seine.
« Oportet transire » (Maître Eckhart)
          Cette manière « d’habiter poétiquement le monde » ou cette « guise » propre à Celan est l’indice de l’utopos, d’un lieu sans lieu, du temps sans temps dont la puissance transfigurante nous permet de laisser l’espace et le temps pour un lieu autre que le connu, que l’habituel.
          Ici, c’est l’appel du large, du lointain que l’on entend. Et c’est sous sa forme pérégrinante qu’on se laisse emmener par le chemin qui, en lui-même, est catharsis du marcheur, en tant que mouvement en lequel il se tient. Ce pur mouvement qui exprime l’unité de l’homme et de l’Autre du désir se traduit dans un double sens : d’abord, le retour de l’homme de sa temporalité commune jusqu’à la temporalité de sa présence en l’Autre. Ensuite, le mouvement qui, à partir de cette réinscription dans l’origine et parce que l’Autre est atteint là comme Naissance, se renverse de soi pour prendre la forme de ce qu’on peut appeler la naissance  de l’Autre en l’homme.
      C’est ainsi que le détachement apparie profondeur et hauteur, devenir et être. Pour un Maître Eckhart, ce mouvement, en lequel il importe de se tenir sans cesse pour aller plus loin que soi renvoie, avec une fulgurance peu commune, aux assises de l’existence humaine dans sa double caractéristique : « d’être-dans » et d’« être-vers » le monde. En un même temps, cet épanchement ou cette extase de notre être qui façonne un espace autant intérieur qu’extérieur et cette propension ou inclinaison qui nous porte vers autrui – cette tension vers les êtres et les choses qui est inscrite au plus profond de nous-même se métaphorise dans le dialogisme de la poïétique celanienne. Puisque pour Celan, c’est en lui (le poème) qu’il a « la vie, le mouvement et l’être ».
 Le plus important dans cette perspective, consiste à déjouer les oppositions trop faciles entre le fait de « demeurer » et de « passer ». Si, comme on l’a dit en début de réflexion, la relation consiste en un certain transit, on peut donc dire que la poésie celanienne comme le départ d’Abraham de son pays est marquée par le sceau du nomadisme juif d’une manière ou d’une autre.
L’ineffable contre lequel c’est toujours méfié Celan exige la nécessité de sa propre sursomption. Oportet transire, il faut passer vers cette altérité qui demeure et qui constitue au-delà de toutes nos certitudes, de nos demeures établies qui minent notre véritable naissance à l’Autre du désir.

Celan, où demeures-tu ? Cette question  résonne indéfiniment au fond de nous,  elle nous met en chemin vers l’identité énigmatique de celui qui en est le centre et la trace, l’objet autour duquel, par la force d’une mystérieuse gravitation, se dessine le souvenir d’un scripte qui se définit essentiellement par un transit sans jamais revenir à son point de départ. Ce n’est peut-être qu’en suivant la consigne de ce passant que nous découvrirons ce que signifie la parole de Hölderlin : « Pourquoi des poètes en temps de détresse ? [7]» Au moins pouvons-nous reconnaître là une question « poétologique » qui pose assurément des enjeux philosophiques et spirituels cruciaux pour notre temps : « C’est poétiquement qu’habite l’homme sur cette terre[8] », c’est-à-dire la géographie de ce  pays où vivent des hommes et des livres.

Martin Laramée, septembre 2004




[1] Paul Celan, Le Méridien et Le dialogue dans la montagne dans Le Méridien et autres proses, Paris, Seuil, (Coll., Librairie du XXIe siècle), 2002, pp.74-75.
[2] Alexis Nouss,   « La traduction mélancolique (sur Paul Celan) » dans Revue TTR, Vol, 11, #2, 1998, pp. 199-231.
[3] Sigmund Freud, « Deuil et mélancolie » in Métapsychologie, (trad. par Laplanche et Pontalis), Paris, Gallimard, (Coll., Folio Essais #30)  1968, p.162.
[4] Hans-Georg Gadamer, Qui suis-je et qui es-tu? Commentaire de Cristaux de Souffle de Paul Celan, trad. Elfie Poulin, Arles, Acte Sud, 1987, p. 80).
[5] Dominique  Janicaud,  La puissance du rationnel, Paris, Gallimard, 1985.
[6] Jean-Marc Ferry, L’Éthique reconstructive, Paris, Cerf, (Coll., Humanités), 1996, p. 14.
[7] Cf. Friedrich Hölderlin, Oeuvres complètes, (trad. Jaccottet et alii), Paris, Gallimard, (Coll., La Pléiade), 1967.
[8] Ibid.

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