23 novembre 2011

En temps d'indigence..

« (…) rentrés au foyer natal /
dans l’angoissant rai d’exil /
qui rassemble les dispersés,
les errants conduits à travers
le désert stellaire Âme ».

Paul Celan


Aujourd'hui  le péril de notre temps nous guette plus que jamais, il apparait en ce « retrait du dieu » dans la culture, qui laisse émerger l’expérience du rien générée indirectement par la technique et les phénomènes culturels passés qui ont donné une nouvelle orientation à la société québécoise; cette sorte d'inculture généralisée où "on ne lit plus". Et, secondement, il y a le dilemme de l’agir, conséquent au désenchantement du monde et à la déchéance des normes morales, des valeurs communément admises de manière universelle – jusqu'à une sorte de réenchantement issu d’une certaine nostalgie du divin ou d’un au-delà du Nom divin.

Cette double contrainte est issue des avancées techniciennes; c’est-à-dire que l’âge des techno-sciences génère l’incertitude dans la conscience du sujet postmoderne : un clivage émerge; « une leucémie de l’espèce » (René Char) se manifeste. Cette incertitude ronge le sujet au point où il devient une espèce esseulée, renvoyée à sa propre intériorité. Mais tragiquement, le sujet se sent perdu ou pendu dans l’intériorité, il ne sait plus à qui ou à quoi se vouer.

Ce temps où advient l’événement de la confrontation avec l’esprit du temps est nihiliste : il n’y a rien à glorifier mais plus à damner, à incriminer. Les choses sont de plus en plus risibles. Tout est risible quand on pense au rien et à la mort, au tragique de la vie. On parcourt la vie, impressionné et désenchanté, on traverse l’arène du rien, blasé par une mauvaise « mise en scène ».

En ce temps-ci, tout est interchangeable : l’effet de mode est fidèle à sa nomination, il est éphémère. De là, on peut comprendre la détermination du nihilisme en pareille époque comme manque de conscience et apogée de l’éthique dont l’éclatement multiple ne vise aucune unité-disparité, en raison de la pluralité de ses fondements mythologiques mêmes.

Ce sont les nouveaux « maîtres du monde » scrupuleusement inconscients qui ont engendré ce temps de détresse immémoriale, c’est le temps des barbares parés de leur fausse modestie et de la bassesse de leur indigence, de leurs exigences de performativité, de leur pointillisme acéré de leur soumission à l’académisme. Cela est de mauvais augure – qu’en ce temps anti-philosophique et haïssable à l’extrême –, d’entendre le glas de la fin de la philosophie humaniste i.e. du respect du sujet en détresse de par sa maladie. Il y a déjà un moment que la donne conceptuelle est passée et que l’errance du sujet a commencée.

Peut-on méconnaître la médiocrité des siècles nihilistes ? Au point où la détresse serait notre geôle existentielle, en territoire intérieur conquis par la peur de la mort, la bêtise et la fatuité qui sont devenus des lieux communs de notre vie quotidienne. En ce sens, même l’État est une institution vouée à l’échec, et la civilisation technicienne, un phénomène condamné sans relâche à l’infamie et à la débilité. La vie est désespoir sur lequel les philosophies s’appuient et qui ne permet pas d’échapper à l’indigence de notre temps : la barbarie intérieure.

L’homme est devenu une technique de l’humain, l’homme contemporain est apathique, nihiliste dans son indifférence même à la vie, à l’essentiel de l’existence, au questionnement provoqué par l’intériorité.

Dans le processus de la nature et de l’histoire, l’homme de la civilisation technicienne vise un avenir mégalomane en raison de ce à quoi il se réfère inconsciemment : son ambition économique et matérialiste sans limites.

Ce qui permet de percevoir la récurrence du pathos en pareil contexte, c’est que l’heuristique du nihilisme a cela de bon qu’elle nous apprends que le fiasco – comme la maladie ou la médiocrité – ne sont pas des destins : ce sont des conditions mêmes de l’existence périlleuse.

2 novembre 2011

La denrée mentale de Vincent Descombes


       Où se situent nos pensées et nos activités mentales (croire, vouloir, espérer...) ? Dans notre tête, et plus exactement dans notre cerveau, répondent les adeptes des sciences cognitives. Forts de cette idée, et au vue des grands progrès que l'on a fait récemment dans la connaissance de cet organe, ces derniers pensent être à même, dans un avenir proche, de comprendre comment est produite la pensée. Si elle est « sécrétée » par le cerveau comme la bile l'est par le foie, il suffit en effet de bien décortiquer cette matière cérébrale pour comprendre la genèse et le fonctionnement de l'activité mentale. Penser, croire, vouloir... sont autant de phénomènes qui vont bientôt pouvoir s'expliquer en termes de physique et de biologie. Ce n'est certes pas la première fois que l'on annonce la possibilité d'une telle naturalisation de l'esprit -- cette idée est depuis longtemps courante chez tous les matérialistes --, mais les efforts faits en ce sens de nos jours seraient enfin, au dire des protagonistes, sur le point d'aboutir.
       Il se peut toutefois que l'on attende longtemps, très longtemps même. Non pas parce que les cognitivistes risqueraient d'être confrontés à des problèmes techniques insoupçonnés -- ce qui est toutefois fort probable --, mais tout simplement parce que leur objet d'étude -- l'esprit -- ne semble pas se situer là où ils pensent. Plutôt que d'être localisés dans le cerveau, les phénomènes mentaux se situeraient en effet dans le monde extérieur, c'est-à-dire que nous ne penserions pas dans notre tête mais dans l'espace public. C'est du moins la thèse que défend Vincent Descombes dans ce livre très critique envers les présupposés des sciences cognitives. Et si on le suit, le projet de naturaliser l'esprit apparaît effectivement sans objet. C'est un peu comme si vous vouliez comprendre les règles du football en regardant dans la tête des joueurs, alors qu'il semble plus judicieux de les interroger et d'aller les voir jouer sur le terrain.
       Pour clarifier ces idées, commençons par une simple expérience de pensée. Imaginons que monsieur Dupont veuille aller à la banque ; son cerveau se trouverait, selon les cognitivistes, dans un état physique correspondant à ce désir, c'est-à-dire que la configuration particulière des neurones et des autres entités matérielles de son cerveau expliquerait ce désir d'aller à la banque. Imaginons maintenant, qu'il y a bien longtemps, un homme de la préhistoire ait été frappé par la foudre de telle sorte que, sous l'effet de la secousse, son cerveau se soit retrouvé dans la même configuration que celui de Monsieur Dupont. Faudrait-il en conclure que l'homme préhistorique eut le désir d'aller à la banque ? Ceci paraît difficile. Et cette difficulté semble indiquer que l'attribution d'un contenu à un acte mental ne peut pas se faire sans une prise en compte du contexte ; c'est-à-dire qu'un phénomène mental (ici un désir) semble bien ne pas relever de la simple sphère privée des individus, mais de l'espace où ces derniers évoluent. Ce qui montre aussi que ce n'est pas parce que l'on peut, en faisant un effort, intérioriser nos pensées qu'elles pourraient finir par être des entités « enfermées » dans notre tête.
       D'ailleurs cette thèse que les phénomènes mentaux se situent uniquement dans la tête s'accommode mal avec nos usages linguistiques. Nous ne pourrions pas, en effet, dire d'un livre qu'il contient des idées intéressantes ; ce ne serait au mieux qu'une façon de parler, puisqu'en toute rigueur, il faudrait dire que les idées sont uniquement dans la tête de celui qui écrit ou lit le livre. On ne devrait pas dire, non plus, qu'une personne pense, mais plutôt que c'est son cerveau qui pense. Certes, ceci n'ajoute ou n'enlève aucune valeur à la thèse en question. Mais si l'on tient compte du fait qu'il nous faudrait toutefois continuer à dire que c'est la personne physique tout entière, et non son cerveau, qui marche ou qui mange, il apparaît que cette thèse conduit à une certaine forme de dualisme. Il y aurait en nous deux êtres : le sujet des opérations mentales et celui des actions physiques; et entre l'un et l'autre, tout un jeu de relations causales.
       Or, une fois dissocié le physique du mental, les cognitivistes vont bien sûr chercher à les réunifier. Expliquer les phénomènes mentaux, c'est pour eux expliquer comment, par exemple, un désir engendre un autre désir ou une croyance, mais c'est aussi expliquer comment un désir engendre une action. Quelle relation y a-t-il, en quelque sorte, entre mon désir de boire un verre et mon déplacement effectif vers la cuisine pour boire un verre ? Relation que le cognitiviste cherche à expliquer en termes matériels. Remarquons bien que ces problèmes de causalité ne se posent que parce que l'on a distingué la sphère des activités mentales de celle des actions physiques. Si l'on considère, au contraire, qu'une action, en tant que phénomène intentionnel, est aussi un phénomène mental, il n'est plus question de dire que le désir d'aller à la cuisine cause le déplacement en question, puisque le déplacement n'est qu'une expression de ce désir ; ou encore, il ne faut plus voir le déplacement comme un indice de ce désir préalable, mais comme une manifestation de ce désir. De même ce que l'on croit n'est pas un état de notre cerveau qui influencerait causalement nos actions, mais c'est plutôt le style de ces dernières, leur orientation générale.
       En revanche, si l'action n'est pas un phénomène mental, il faut bien expliquer comment elle est entraînée par ce dernier. Et pour le cognitiviste, comme on l'a dit, il faut trouver une explication qui fasse référence à des processus causaux (c'est-à-dire où une cause matérielle précède un effet lui aussi matériel). La méthode qu'il va alors suivre s'appuie sur un certain nombre de présupposés qu'il est utile d'expliciter. D'abord, le cognitiviste suppose que les phénomènes mentaux sont distincts les uns des autres. Ainsi, désirer boire un verre d'eau serait distinct de croire qu'il y a de l'eau dans la cuisine ; ce qui n'est bien sûr pas évident. Ensuite, il affirme que les phénomènes mentaux sont des états du cerveau. Vouloir aller à la banque, par exemple, doit donc se traduire par l'existence d'une configuration particulière du cerveau ; ce qui, comme on l'a vu, pose problème. Et enfin, il affirme que les entités mentales, dont la réalité vient d'être posée, ont une fonction causale. Ces présupposés acceptés, il semble toutefois difficile de constituer une théorie « mécanique» de l'esprit.
       Pour le cognitiviste, si je vais dans la cuisine, c'est que j'avais l'intention, le désir, d'y aller. Une intention est par définition orientée vers un but : j'ai l'intention d'aller dans la cuisine parce que je pense que je vais y trouver de l'eau et que cela est censé me procurer du plaisir. Ce plaisir, toutefois, n'existe pas encore et ne peut donc pas influencer mon comportement. Il faut en conclure que c'est la représentation de ce plaisir qui cause ma conduite, ou encore, que c'est l'idée de plaisir qui agit sur mes organes moteurs. Mais ce mode d'explication, où une représentation agit sur des choses, n'est autre que celui qui est utilisé dans la magie où désirer qu'un événement se produise peut effectivement suffire pour qu'il ait lieu. S'il vous suffisait de penser à quelqu'un ou à quelque chose pour l'atteindre d'une façon ou d'une autre, vous vous seriez découvert là un pouvoir extraordinaire. Et c'est bien de ce pouvoir causal des représentations que prétendent bénéficier les sorciers et certains adeptes de la parapsychologie. Il est donc pour le moins remarquable de voir les cognitivistes recourir, sans s'en rendre compte, à un type d'explication qu'ils sont par ailleurs -- au vu de leur conception de ce que doit être une explication scientifique -- les premiers à rejeter. Certes, ici tout se passerait dans la tête. Mais en quoi un mode d'action magique serait-il moins magique parce qu'il se passe dans la tête.
       Il est tout aussi remarquable que cette difficulté à réunifier la sphère des activités mentale et celle des actions soit semblable à celle à laquelle étaient confrontés les spiritualistes, que les cognitivistes ne cessent pourtant de décrier. Ces penseurs soutenaient que les capacités mentales devaient être attribuées à une partie immatérielle de la personne et défendaient ainsi l'idée d'une distinction réelle, substantielle, de l'âme et du corps. Une fois cette distinction faite, il leur était effectivement difficile d'expliquer l'action de l'âme sur le corps, et réciproquement. De leur côté, les cognitivistes, qui sont matérialistes, refusent cette dualité. Mais c'est pour affirmer immédiatement une autre dualité entre le sujet physique et le sujet mental. La différence entre spiritualistes et cognitivistes ne concerne donc que la nature de l'esprit, pas sa localisation : les premiers affirment que c'est une partie immatérielle d'une personne (son âme) qui pense, alors que les seconds affirment que c'est une partie matérielle (son cerveau).  Mais étant ainsi d'accord pour détacher le mental (immatériel pour les premiers, matériel pour les seconds) du monde extérieur (matériel), les uns comme les autres se retrouvent confrontés au difficile problème de leur connexion.
       Pour montrer, toutefois, qu'ils sont sur la bonne voie, les cognitivistes exploitent l'analogie de l'ordinateur. Qu'une machine, construite avec des composants électroniques, arrive à manipuler des symboles et à effectuer des processus « intelligents » n'est-ce pas la preuve qu'il est possible de produire de la pensée dans un cerveau uniquement avec des éléments matériels ? Notre cerveau ne serait en quelque sorte qu'un ordinateur, et l'esprit serait au premier ce que le programme informatique est au second. Comme l'exécution d'un programme ne dépend pas fondamentalement des matériaux dont est constituée la machine, il semble permis de considérer comme sans importance, pour la pertinence de l'analogie, le fait que les ordinateurs ne soient pas des systèmes biologiques comme les cerveaux. Seule importe pour un cognitiviste la manière dont des symboles s'enchaînent suivant les instructions d'un programme. Ainsi, le cognitiviste pense avoir trouvé, dans cette invention moderne, le meilleur modèle pour comprendre par quel processus calculatoire interne au cerveau une croyance, un désir, une idée, ou tout autre phénomène mental, entraîne causalement un autre phénomène mental ou une action.
       Cette analogie entre l'ordinateur et le cerveau n'est bien sûr pas complètement dénuée de sens, puisque l'un et l'autre manipulent des symboles. Mais est-elle suffisante pour affirmer que l'ordinateur pense ? Et puis, à partir de quel niveau de complexité pourrait-on envisager qu'une machine a effectivement une activité mentale ? Pour répondre à ces questions, les cognitivistes font souvent référence à un test que proposa Alan Turing en 1950 : mettez un ordinateur dans une pièce et une personne avec un terminal informatique dans une autre pièce ; demandez à une deuxième personne, située dans une autre pièce et ignorant à qui ou à quoi elle a affaire, de poser des questions à partir d'un autre terminal informatique à l'ordinateur et à la première personne ; l'argument du test est que si l'ordinateur peut se faire passer, aux yeux de la deuxième personne, pour un être humain en donnant des réponses qui font l'effet d'être sensées, comme le fait la première personne si on lui a demandé de répondre normalement, c'est que l'ordinateur pense comme un être humain. Si ce test était pertinent, il ne resterait plus aux informaticiens qu'à construire un ordinateur qui le passerait avec succès pour que l'on puisse dire qu'on a compris le mécanisme de la pensée puisqu'on a été capable de construire une machine qui pense comme l'homme.
       Cette interprétation est toutefois douteuse. Comprenons bien que le test est basé sur un principe de simulation : l'ordinateur doit faire comme si il pensait. Or, dans tout jeu de simulation, le fait qu'un simulateur ait réussit à se faire passer pour quelqu'un d'autre ne prouve pas qu'il est cette autre personne. Par exemple, imaginez que vous preniez la voix d'un de vos amis et que vous appeliez au téléphone un ami commun ; si ce dernier vous prend pour celui que vous imitez, ceci ne veut pas dire que vous l'êtes. Rien n'est donc prouvé quant à la « psychologie » de l'ordinateur ; cela prouverait uniquement que l'on peut se faire mystifier par une machine. Qui plus est, dans un tel test, l'ordinateur ne fait que répondre à des questions ; jamais l'ordinateur ne prend l'initiative, ce qui est pour le moins insuffisant pour prétendre simuler une conversation. Or, pour ceci, il faudrait que l'ordinateur soit capable d'avoir des intérêts, des goûts, des désirs et qu'il soit capable d'avoir de l'à-propos; autant de caractéristiques qu'un ordinateur qui ne participe pas à quelque forme de vie que ce soit ne peut acquérir.
       Oublions toutefois ces critiques et comparons le fonctionnement d'un ordinateur et d'un être humain lors d'un travail beaucoup plus spécialisé, comme un calcul. Peut-on, comme le cognitiviste, tirer argument de cette capacité des machines à effectuer des calculs, c'est-à-dire à manipuler des symboles, pour subodorer le caractère mécanique de la pensée, ne serait-ce que dans une opération aussi simple ? Ceci est encore douteux. Pour l'être humain il s'agit, par exemple, d'effectuer une multiplication en suivant les tables du même nom; pour l'ordinateur il s'agit de suivre « mécaniquement» les instructions d'un programme établi à partir de ces mêmes tables. Or, si pour la machine le passage d'un état à un autre s'explique bien physiquement (une instruction déterminant le passage d'un état à un autre état), le calculateur humain, quant à lui, n'est pas mis en mouvement par les règles du calcul ; ces dernières n'agissent pas au sens mécanique du terme sur son esprit et il doit toujours être vigilant à bien les appliquer. Si l'être humain se trompe, il faut le rappeler à l'ordre ; si c'est la machine, il faut la réparer. Ce qui montre que la présence d'une règle à l'esprit de l'être humain, n'est pas équivalente à la présence d'une instruction dans la mémoire de la machine. Malgré la similitude des deux opérations de calcul, il paraît donc difficile de conclure à leur identité.
       Cette comparaison entre l'esprit et l'ordinateur n'a de sens, de toute façon, que si l'on considère que l'esprit manipule des représentations et non des choses physiques existant en dehors de notre tête. Mais cette thèse d'un esprit « représentateur», c'est-à-dire d'un esprit qui n'aurait affaire qu'à des images mentales du monde extérieur, ne va pas de soi. En effet, quand vous regardez une image représentant un objet, vous pouvez comparer l'image à cet objet. Si le monde extérieur ne nous apparaissait que sous forme d'images représentatives, il faudrait pouvoir comparer ces images à ce qu'elles représentent. Mais comment les comparer aux objets représentés, puisque ces derniers nous apparaîtraient justement sous la forme d'images mentales ? De plus, admettre que l'esprit n'ait jamais directement affaire à la réalité extérieure, mais uniquement à sa représentation mentale, conduirait à adopter une conception « solipsiste» de la pensée, au sens où les phénomènes mentaux d'un individu pourraient être les mêmes si cet individu était la seule créature existante. Par exemple, on a l'habitude de considérer que la jalousie amoureuse exige trois personnes (A est jaloux de B au sujet de C). Mais le cognitiviste affirme que la jalousie de A n'est autre qu'un état particulier de son cerveau. Sa jalousie ne dépendrait donc pas intrinsèquement de l'existence des autres protagonistes. Et effectivement, on peut très bien imaginer qu'une personne soit jalouse à l'égard d'un rival imaginaire et au sujet d'une personne qui, elle aussi, pourrait ne pas exister. Mais autant on peut comprendre que quelqu'un soit jaloux alors qu'il n'a pas de raison de l'être, autant il est difficile d'accepter l'idée qu'il n'y a pas de différence entre la lucidité et le délire.
       En dehors de la conception représentative de l'esprit, c'est peut-être la notion de symbole qui est aussi source de confusion. Quand le cognitiviste dit que l'ordinateur manipule des symboles, il a raison. Quand il dit qu'ils ont un rôle causal uniquement en vertu de leurs propriétés physiques et non de leur signification, il a encore raison. Et la machine est bien construite pour que les transformations effectuées s'accordent avec ce que donnerait une transformation intelligente qui semblerait tenir compte de ces significations. C'est pourquoi il se croit autorisé à conclure que la machine pense ou, ce qui revient au même, que l'activité mentale n'est qu'un processus physique interne au cerveau. Mais le cognitiviste oublie que, quand la machine manipule des symboles, c'est notre interprétation qui leur a donné ce statut de symboles. La machine n'a pas la capacité instituante par laquelle quelqu'un peut traiter différentes choses comme des symboles afin de communiquer une pensée à propos d'autre chose. Pour cela, il faudrait qu'elle participe de l'institution par laquelle ces symboles sont des symboles. Il faudrait qu'elle ait une forme de vie, qu'elle se réalise dans un monde qui lui est extérieur. Si le symbole n'est symbole que parce qu'il renvoie à autre chose que lui-même, s'il n'existe qu'en dehors de lui-même en vertu d'une institution, il faut en conclure qu'il n'y a de pensée qu'en dehors de ce qui la rend possible, que ce soit un cerveau ou éventuellement une machine. En fin de compte, l'erreur que commettraient les cognitivistes serait donc une erreur de catégorie. Croyant étudier la pensée, ils n'aborderaient que ses conditions de possibilité.
       Après toutes ces critiques, faut-il conclure qu'il est impossible de rendre compte de l'activité mentale par des processus causaux ? Il semble, à lire ce livre, que ce soit le cas. Pour justifier mon déplacement en cuisine, je ne pourrais que mettre en avant des raisons comme mon désir de boire un verre d'eau et ma croyance en la présence d'un verre et d'une bouteille d'eau dans cette pièce, mais ceci sans que l'intention -- ou son prétendu substrat matériel -- de boire un verre d'eau ne s'inscrive dans une chaîne causale aboutissant au geste en question, ou encore, sans considérer l'intention comme un événement cérébral préalable à l'accomplissement de l'action. En conséquence de quoi, il faudrait distinguer les sciences de l'esprit (psychologie, histoire...) des sciences naturelles (chimie, physique, biologie...). Les premières chercheraient à savoir ce qui motive une action, ou quelles en sont les raisons, et les secondes ce qui détermine mécaniquement un processus physique, ou ce qui le cause. Cela ne voudrait pas dire qu'il faille donner à l'homme un statut à part dans l'univers au sein duquel il vit. Mais plus simplement que l'étude des phénomènes mentaux ne peut se faire par des méthodes qui n'ont de sens que pour des objets localisés. Cela ne veut pas dire non plus, comme on l'a souvent prétendu, que dans les sciences naturelles on chercherait uniquement à expliquer les processus physiques par des lois générales alors que dans les sciences de l'esprit on chercherait au contraire à comprendre les activités humaines par un phénomène de sympathie. Car la compréhension est bien ce qui est recherché par les unes comme par les autres ; seulement c'est en montrant comment des mécanismes peuvent être responsables des processus physiques que cela se fait dans un cas, alors que c'est en identifiant ce qui motive les comportements que cela se fait dans l'autre.
       Voici présenté rapidement un certain nombre de problèmes soulevés par Vincent Descombes dans ce livre exigeant qui trouve dans les réflexions de Ludwig Wittgenstein sa principale source d'inspiration. Faut-il en conclure que les tentatives de naturaliser l'esprit sont sans intérêt ? Malgré la pertinence de ses analyses, il serait hasardeux de l'affirmer. Non seulement parce que la question est difficile et qu'il existe des critiques sensées à cette thèse de l'«externalité» de l'esprit. Mais, peut-être plus fondamentalement, parce que, même si les cognitivistes se trompaient du tout au tout sur le sens de leur travail, celui-ci ne serait pas pour autant inutile pour la compréhension des phénomènes mentaux : tout simplement parce qu'il n'est pas impossible qu'une meilleure connaissance des conditions de possibilité de l'esprit puisse permettre de mieux en saisir, sur certains points, le fonctionnement.
       Mais l'intérêt du livre de Vincent Descombes ne se limite pas uniquement à cette réflexion profonde sur la localisation des phénomènes mentaux à partir de laquelle il mène sa critique systématique des présupposés des sciences cognitives. Il réside aussi dans la mise en perspective historique des problèmes philosophiques qu'il soulève. On entraperçoit ainsi ce qui peut rapprocher Wittgenstein d'Aristote et, dans l'autre camp si l'on peut dire, on perçoit tout ce que les psychologues qui ont pris modèle sur les sciences naturelles, jusqu'aux cognitivistes actuels, doivent au grand partage opéré par Descartes entre la sphère des activités mentales et celle de l'action. Et le moins intéressant n'est certainement pas de s'apercevoir que des penseurs comme Lacan et Lévi-Strauss ont été eux aussi confrontés aux difficultés résultant de ce partage, puisqu'ils en acceptaient d'une certaine manière les termes. Le premier en assimilant la notion de signifiant à quelque chose de matériel et en cherchant à définir l'action causale d'une « matière psychique ». Le second en voulant expliquer les aspects sociaux par un inconscient structural et en attribuant une efficacité causale aux symboles.
       Ajoutons, pour finir, que ce livre a une suite (Les institutions du sens, Éditions de Minuit, 1996) qui se propose de combler une insuffisance dans cet exposé de la thèse de l'« externalité » de l'esprit. À considérer que les pensées, croyances et autres phénomènes mentaux ne sont pas dans la tête mais relèvent d'une extériorité, on perd une idée chère aux cognitivistes, à savoir qu'ils sont des entités distinctes et, en tant que tels, qu'ils peuvent être identifiés. Cette idée d'entités distinctes est certes douteuse puisqu'il paraît difficile de dénombrer les pensées comme on dénombre des objets, par exemple. En revanche, l'identification est fondamentale puisque, selon une formule consacrée, il n'y a pas d'entité sans identité. Et effectivement, s'il n'était pas possible de distinguer ce que pense une personne de ce que pense une autre, il faudrait en conclure qu'il revient au même d'avoir telle ou telle idée. On en viendrait rapidement à considérer que toute pensée n'est qu'une parole creuse ou, si l'on refuse cette option, que la thèse développée dans ce livre est incohérente. C'est pourquoi Vincent Descombes cherche à montrer dans le second livre que, sans concevoir les pensées comme des entités indépendantes, il est toutefois possible de les discerner. Alors seulement, il sera envisageable d'adopter cette vision holiste du mental, c'est-à-dire de reconnaître qu'il n'est pas possible de faire abstraction du contexte pour identifier les pensées.
              Th. Lepeletier

21 octobre 2011

Psaume 118 (extraits)

Apprends-moi à bien saisir, à bien juger :
je me fie à tes volontés.
Toi, tu es bon, tu fais du bien :
apprends-moi tes préceptes.

Que j'aie pour consolation ton amour
selon tes promesses à ton serviteur !
Que vienne à moi ta tendresse, et je vivrai :
ta loi fait mon plaisir.

Jamais je n'oublierai tes préceptes :
par eux tu me fais vivre.
Je suis à toi : sauve-moi,
car je cherche tes préceptes.

6 septembre 2011

The way to ourself as a Leadership consultant



          My model of work, mind and method always helps me in expanding my Sales & Customer service skills. This model distinguishes four concrete attitudes that is : Ethics, Vision, Courage and Consciousness. These orientations are my inner resources, always available to help you if you access them. The relationship between these patterns of behavior determines the shape and size of the space in your way to realize your objectives. That inner space of judgment is your capacity to succeed, to go beyond your limits which we can call "GREATNESS" that leads you to success.

ETHICS: Be of Service

GREATNESS : Potential for great Results 
                                               
REALITY:   To be grounded without illusions    


VISION: Think Positive & be open to innovation
       
COURAGE: Act with Sustained Initiative
                                                                                                       
1- ETHICS: refers to the importance of people and integrity. It means caring about people; being sensitive and of service to them; behaving in accordance with ethical principles. To strengthen my Ethical orientation:


1- Value and develop teamwork

2- Strive for meaningful work

3- Prioritize good communication and mature commitment

4- Act with integrity and in accordance with your principles

II- VISION means applying analytical skills, thinking positively; looking at situations in new ways; and being inspirational. To strengthen that orientation:

1- Exercise abstract reasoning

2- Cultivate a strategic perspective

3- Be creative and proactive

III - COURAGE is defined as taking charge; using power wisely; acting with a keen awareness and sustained initiative; managing anxiety; and being free and responsible. To expand that orientation:


1- Advocate and stand for something

2- Be willing to stand alone

3- Experience anxiety in a constructive way

4- Take responsibility for your choices 


IV – REALITY: refers to a meaningful approach in facing reality without illusions; relying on factual rather than emotional; and being tough, task-oriented and results-focused. It also means being able to understand other people's perceptions of reality. To develop your reality orientation you have to:


1. Pay attention to detail

2. Be objective and informed as you can

3. Do what it takes to succeed

4. Seek shared reality

          Considering the strengths and weaknesses of your work attitudes, you can identify where your increased efforts can be best leveraged, giving you the maximum impact from the least effort. Your weakest attitude is your leverage point. Cultivating your weaknesses, while continuing to value your stronger attitudes, is key to breaking through your "stuck points" so that you can transform your “know how” in Successful Sales and Customer Service.

Au fondement de l'éthique : autostance et relation de Paul Celan à Pierre-Jean Labarrière


            Le domaine de l'éthique, qui met en jeu les dimensions radicales de l'origine et de l'accomplissement (de la naissance et de la mort), suppose un sujet qui trouve dans l'expérience de la relation, le fondement de sa propre identité - ce qui le fait tenir et se tenir en lui-même comme liberté (son auto-stance). Mais que faire de ces troubles de l’esprit qui scandent le malaise identitaire de Paul Celan? Est-il question ici d’une généalogie des conséquences du nihilisme. Ou simplement de l’analyse d’une maladie liée à l’émergence de l’individualisme contemporain médiatisé par la civilisation technicienne ?

Si les concepts décisifs d’une conception linéaire de l’histoire que représentent l’archê et le telos dans la réflexion sur l’identité symbolisent, sous la signification du fait d’être-jeté-au-monde et au monde vers la mort, le court laps de temps qui nous est échue pour « habiter poétiquement le monde ». Ne devons-nous pas comprendre que la relation consiste en un certain transit. Dans cette perspective, l’on se trouvera inévitablement à questionner en direction de cette manière d’être poétiquement au monde, car « c’est en poète qu’habite l’homme » résonne au lointain du XIXe siècle la parole poétique de Hölderlin. Cette parole retentit jusque dans la poétique de la détresse de Paul Celan.

En raison de la langue dirait-on avec naïveté, alors que c’est surtout d’une connaturalité de la spiritualité du deuil, qui est peut-être inconsciente – cela reste à déterminer au lieu de notre origine psychique, c’est-à-dire au lieu de la Parole qui est aussi bien remémoration, que piété douloureuse du souvenir. Paul Celan fera de cette mémoire un symptôme dès l’âge de vingt-et-un an, lorsqu’il revint chez lui pour trouver un lieu familial vide où règne l’absence des disparus, ses propres parents enlevés par  la Gestapo.


Celan fut un homme au sentiment tragique de l’existence, un homme du XXe siècle, au vécu inscrit au but ultime. Survivre au souvenir des morts, entre fulgurance poétique de l’affect et libido de wundegelesenes (lecture-blessure des événements qui produisent une écriture-blessure) dans le poème comme projet d’existence où plus justement, questionnant le rôle du poète en temps de détresse, Celan en devient l’archétype.


C’est à cette piété de la pensée comme mémorial de l’abomination de l’inimaginable que Celan va produire cette écriture-blessure que nous nous proposons de questionner par une herméneutique de l’autostance et de la relation du sujet à la mémoire, concepts importants au sein de l’interprétation de ce type de discours.

C'est à l'intérieur d'une stratégie d’altérité  — qui prend en compte les affects de cette écriture-blessure comme médiations de la mélancolie — que sera vérifiée la substance d’un style de pensée, d’un « penser poétique » que nous articulons autour des catégories éthiques d’autostance et de relation.

 Quels sont les a prioris philosophiques de cette « poétique de la détresse »?  La question qui se pose ici est imminente, car elle suppose des concepts. Les affects apparaissant comme conséquences de la reconnaissance d’une détresse ou d’un désastre? Devrait-on questionner la représentation de l’émotion, ou la perception de l’affect ou le rapport à cet Autre du désir qui révèle que soi-même est un Autre ? Tant de questions qui ne trouveront voie de résolution que dans une méditation de chacune des parts d’altérité qu’il nous faut envisager pour accéder à la raison poétique de cette écriture.

Ce ne serait qu’à partir de cette convergence ou connaturalité du désir et de la sublimation de la pulsion comme métaphore, que l’éthique, en tant que processus critique d’analyse de l’agir, s’intéresserait à la parole poétique dans toute son ampleur. Une éthique de la détresse portant respect à l’autre en tant qu’autre et à soi-même en retour. Cela en raison de l’altérité de l’Autre présente au cœur de l’identité d’un Paul Celan meurtri par cet Autre qui le mène vers un désir de mort, médiatisé par l’écriture-blessure de l’événement qui advient à soi-même comme à un autre, puisque cela est impensable, insoupçonné. Un impensable imminent qui contraint de plus en plus Celan à son propre destin.

 C’est donc, en tant que stratégie morale et psychique que l’éthique se dévoilera comme transit : passage et demeure. Cette stratégie discursive se présente telle une dialectique des structures en mouvement de la réflexion pratiquée sur la parole poétique qui — chez Celan — devient l’archétype du dilemme moral posé par le jeu central entre  signifiant et  signifié sous la diction d’une poétique de la détresse. 

Pour aller plus loin dans ce chemin de pensée Voir Pierre-Jean Labarrière,  Au fondement de l'éthique : Autostance et relation, Kimé, 2004, en particulier sur ces thèmes pp. 45-71.

31 mai 2011

La synchronicité selon C.G. Jung


I- Étymologie et évolution historique du concept

                Le mot synchronicité est formé sur deux termes grecs. « syn », veut dire ensemble, c’est le même préfixe que l’on trouve dans sym-pathie, l’idée implicite est que cela se tient ensemble. La sympathie indique que le pathos de l’autre est en fait non-séparable du mien, je peux éprouver ce qu’un autre éprouve, sentir la tristesse qui est dans son âme ou le pétillement de joie qui l’accompagne. « chroni » renvoie à Chronos, le Temps. Ce qui donne donc : « qui se produit en même temps », avec cette implication précise selon laquelle, le processus de manifestation est unifié dans sa signification, car les événements ne sont pas séparés parce qu’intrinsèquement liés, ils adviennent comme un « kaïros », un moment approprié.

            Le concept de synchronicité s’inscrit en opposition avec une représentation fragmentaire de la réalité. La synchronicité représente de toute évidence l'un des nœuds théoriques principaux de la pensée et de l'œuvre de Carl Gustav Jung. Alors que celui-ci en découvre très tôt la présence et les manifestations (il en parle dès 1930), en déclarant à propos du Yi Ching que ce dernier « repose en effet, non sur le principe de causalité, mais sur un principe non dénommé jusqu'ici - parce qu'il ne se présente que chez nous - auquel l’on peut donné, à titre provisoire, le nom de principe de synchronicité », il ne se décide cependant à publier à son sujet de manière systématique et réglée que très tard dans sa vie, à la fin des années quarante et au début des années cinquante.

            Encore ne s'agit-il pas pour Jung de fournir une explication définitive à un domaine qu'il qualifie d' « obscur » et de « problématique », mais d'y ouvrir un accès dont il a la conscience aiguë de combien il se heurte à nombre de préjugés (de nature à la fois intellectuelle, idéologique et subjective) dans la société occidentale contemporaine. S'il se résout à cet effort, c'est par un double souci d'élucidation scientifique et philosophique, ainsi que devant l'importance humaine du phénomène, et l'exigence intérieure du souci thérapeutique, c’est-à-dire du « souci de l’âme » qui retint toujours son attention.

            En 1952, Jung a publié un article qui par la suite deviendra un livre intitulé Synchronicité et Paracelsica. Jung propose de nommer synchronicité une relation entre deux événements qui ne relève pas d’une association causale, mais d’une association par le sens. Il existe certes déjà le mot coïncidence, mais ce dernier évoque un aspect fortuit qui ne se trouve pas dans le concept de synchronicité. On peut donc parler d'une coïncidence objective. Par exemple, vous vous posez une question et voilà qu'une réponse vous est donnée par l'entremise du discours d'un proche, par une représentation picturale, par quelque ligne d'un livre ouvert « au hasard », etc... Carl Gustav Jung illustrait ce concept par le très célèbre exemple du scarabée d'or : alors qu'une de ses patientes en analyse lui racontait un de ses rêves et prononçait le mot scarabée d'or, un scarabée d'or s'écrasait sur la vitre de son cabinet, les troublant tous deux. Cette « coïncidence fortuite » allait permettre de relancer la thérapie stagnante de sa patiente...

             Entre les deux parties de Synchronicité et Paracelsica consacrées à la synchronicité, s’intercale trois textes composés par Jung sur Paracelse (1493-1541), ce médecin et alchimiste du  XVIe siècle. C'est que la vision alchimique du monde et du destin de l'homme comme de  la doctrine des arcanes reposent sur la théorie des signatures et des correspondances, qui représente la conception même de « la synchronicité avant la synchronicité ». Il ne s'agissait pas seulement par là de faire ressortir l'unité de pensée et la cohérence que sous-tendent toute l'œuvre de Jung dans ses multiples intérêts pour le taoïsme ou l'alchimie par exemple, mais aussi de mettre en lumière l’arrière-plan psychique comme condition de la conception de la synchronicité, tout en illustrant la loi de contamination des archétypes qui préside au travail de la réalité psychique objective.

II- Explication de la synchronicité

            Comment expliquer de telles synchronicités ? Selon Jung, il existerait un « inconscient collectif »  situé dans une autre dimension hors de l'espace-temps, à la fois mémoire de l'humanité et âme de l'univers, sorte de supraconscience cosmique à laquelle nous serions reliés par notre inconscient personnel. Dans cet inconscient collectif se constitueraient des «centres d'énergie psychique potentielle» appelés archétypes. Ceux-ci sont neutres et ne deviennent bons ou mauvais qu'en contact de la conscience de l'individu.

Les coïncidences signifiantes ou les conditions de manifestation de la synchronicité ?

            Il nous arrive parfois de percevoir une coïncidence présentant un caractère mystérieux, nous laissant un sentiment troublant et indéfinissable. Il s'agit d'une sorte de « clin d'œil » du destin que Jung a nommé synchronicité. On dit alors que la coïncidence est chargée de sens, qu'elle est signifiante. Celle-ci se caractérise également par le fait que le psychisme du sujet est plus impliqué que dans le cas d'une simple coïncidence, et, qu'en outre, la probabilité de sa survenue est plus faible. Nous nous sentons alors prendre une certaine importance dans l'immense univers habituellement indifférent à notre modeste subjectivité.

            La synchronicité se rapprocherait donc de cette coïncidence temporelle sans lien causal entre un état psychique donné et un ou plusieurs événements extérieurs objectifs offrant un parallélisme de sens avec cet état subjectif du moment « kaïros » (ce moment approprié), l'inverse pouvant aussi se produire.

            Certaines circonstances sont propices à l'émergence de synchronicités, par exemple : les états mystiques, ou modifiés de conscience, les liens affectifs et empathiques très étroits, les situations dramatiques, les maladies graves, les difficultés sociales et familiales, les troubles psychiques, la recherche spirituelle, les créations artistiques, les découvertes scientifiques, les présages d'événements heureux ou malheureux, une aide ou protection archétypale...

III- Une hypothèse aux conséquences importantes

            Si l’on comprend le concept de synchronicité comme une sorte de « kaïros» signifiant et créateur, il peut avoir des conséquences sur notre vision de l'homme et de son environnement, le fait d' « être-dans-le-monde ». A ce moment, les êtres, les choses et les événements se trouvent reliés de façon acausale et sous-jacente entre eux par le sens et la ressemblance (au lieu de cause à effet), et avec la totalité de l'univers. La plupart, sinon l'ensemble des expériences mystiques, qui seraient en fait des synchronicités, pourraient être expliqués. Pas de transmission d'information ou d'énergie physique, « mais l’efflorescence, ou la corrélation, l’identité ou l’unité instantanée et fugitive entre les êtres et/ou les choses ». Une nouvelle approche du mystère de la vie et de la mort deviendrait possible. Même la non-séparabilité des particules en physique quantique serait une forme de synchronicité.

            Enfin, la synchronicité nous donnerait accès à une réalité intemporelle et spirituelle dépassant les contingences existentielles, psychiques et biologiques en lesquelles nous sommes là comme « êtres-jetés ». Elle transcenderait le monde des formes et phénomènes qui nous maintiennent dans la causalité. Comme une sorte de « flash », elle éclairerait l'unité cachée entre nous-mêmes et les autres, les choses et ce que j’appellerais l’excédent, un peu comme les « expériences de mort imminente ». 

30 mai 2011

Fractures du temps

Aux espaces de lune éclatante
et de soleil enténébré
l’obscurité rassemble
les cœurs écartelés

L’ivresse aux confins du matin
perce la racine sombre

Le torrent de lumière neuve
déverse aux veines du jour
l'allégresse des folles matinées

Fractures du temps vibrant
de glaces en fusion
la brûlure répétée
d’une création incréée

Rien n’est qui ne soit rapporté
Ici et Maintenant
à cette nuit du Commencement

Naissance inespérée

Le premier est encore à venir
aux marches du Présent
indicible et sauvage

3 avril 2011

La médiation de l’autre : un antidote à la peur de l'étranger

      
A Pierre-Jean Labarrière
En signe d’amitié et de respect

Résumé
Dans cette méditation, je vais montrer quelle est la relation entre l’altérité et l’irrémédiable reconnaissance de l’immédiateté de toute médiation. Car il est d’une évidence certaine que la question de l’altérité de l’étranger pose un problème de sens à la relation : au sens fort de cette expression, il faut dire qu’elle ne va pas de soi, et jamais l’homme ne peut se reconnaître dans une réaction qui serait simplement donnée, sans que sa liberté — source en lui de l’authentique unité de toutes ses facultés — ne soit engagée de façon très précise et très concrète en son mouvement de réalisation. On distingue communément le registre de l’évidence et la quête des arguments qui, par analyses, synthèses et autres figures du discours à la charge de l’entendement, balisent le chemin d’une raison en recherche d’adhésion à ce qu’elle tiendra pour vrai. Médiation et altérité, ce sont là deux moments dont le traitement montrera qu’ils se résolvent dans le périple réflexif d’une présupposition mutuelle  — s’il est vrai qu’il n’est point d’altérité qui ne soit dès toujours médiatisée, pas plus qu’on ne saurait penser une médiation infinie.
I
L’altérité de relation
Différence, opposition, conflit, c’est hélas trop souvent dans cette suite, pour ainsi dire fatale, qu’on se résigne à placer les différences. Les différences font nécessairement partie de la vie, les reconnaître pour ce qu’elles sont, c’est refuser de les transformer en oppositions pouvant dégénérer en conflit à la première occasion. Mais la question se pose : « pourquoi refuser de faire des différences qui nous affectent des oppositions ? »
La principale réponse à cette question consiste en ceci : parce que les différences sont constitutives de ce que nous sommes et de ce que nous sommes appeler à devenir. Ne pas reconnaître les différences ou en faire des oppositions, c’est refuser cette part d’altérité qui fait partie de notre être même, qui nous ouvre à ce qui n’est pas nous. Les différences loin de séparer, loin d’isoler fondent plutôt et permettent de devenir ce que nous sommes.
Les stratégies d’altérité, qu'elles viennent de la religion ou de la philosophie mettent en cause bien des aspects de la vie. Le rapport à l’autre est à ce point constant et central qu’il se coule dans notre attitude de base devant la vie. C’est pourquoi, il est difficile de passer du plan des événements qui est aussi le plan des comportements à celui de la réflexion quand il s’agit du rapport à l’autre et des différences qui rendent possible un tel rapport. Ces différences sont à leurs tour bien différentes du monologue ou de la guerre qui font que les différences disparaissent sous la forme de conflits ou d’une absence de conflits dans laquelle le devenir est comme mis en veilleuse, différé, retardé, remis ailleurs et a plus tard pour d’autres temps ou d’autres occasions. Comme si il était possible de prendre congé de ce qui nous fait, de ce que nous sommes et qui nous distinguent des autres et les autres de nous.
Il n’est pas facile par les temps qui courent d’envisager l’altérité ; ces derniers mois l’actualité nous a fourni ample matière à remise en question sur l’importance du rapport à l’autre, aux autres que ce soi au plan culturel, social ou politique. Il semble que ces derniers temps l’altérité est plus malmenée que dans la sereine réflexion de certains philosophes académiciens. Les stratégies d’altérités que nous adoptons posent la question délicate : « comment se comporter envers ceux et celles qui n’appartiennent pas à la même communauté ou à la même culture que nous ? Et qui pourtant vivent dans la même société sur la même planète pour tant soit peu qu’elle soit devenue un village global. Les termes de cette question paraissent tout à fait clairs. Il semblent naturels et comme aller de soi. De fait, il s’agit d’une question qui renvoie à une distinction bien réelle, entre ceux et celles qui appartiennent à mon groupe et ceux qui n’en font pas partie. De cette distinction réelle on peut tirer des conséquences diverses. Nous ne sommes pas pourtant supérieurs aux autres ni les autres supérieurs à nous, meilleurs que nous. Parfois on peut avoir l’impression fondée en apparence que ce sont les autres qui prétextent de la distinction d’avec nous pour justifier ce qui nous apparaît comme une forme de refus. Mais cette attitude ne nous est pas interdite non plus bien qu’elle risque de ne pas mener bien loin dans un cas comme dans l’autre. Les différences peuvent donc fournir des occasions, elles peuvent servir de prétexte à l’indifférence et à l’ignorance réciproque, loin de s’annuler les solitudes s’additionnent alors, sans que personne s’en aperçoivent jusqu’au moment où les conflits éclatent provoqués souvent pour des raisons qui ne sont rien d’autres que des prétextes. Évidemment quand les choses en viennent là, il est bien difficile de se convaincre que le rapport aux autres ou à l’altérité qu’il implique n’est pas simplement la conséquence d’une situation particulière. Dans la mesure où l’on est en relation avec des personnes de d’autres cultures, de d’autres groupes religieux que les nôtres.
            L’altérité n’est pas plus une conséquence d’une réflexion dite philosophique sur notre situation qualifiée de pluraliste ou de périlleuse. L’altérité me semble-t-il, c’est plus et autre chose que tout cela. L’altérité est à la racine même de l’humain et de nous-mêmes comme être humain. L’altérité qui est nôtre et qui nous façonne. C’est en fait, ce qui fonde le rapport aux autres. Vue ainsi l’altérité renvoie donc à autrui, au fait qu’il y a des autres différents de nous. Mais l’altérité nous renvoie aussi à nous-mêmes, à cette part d’inconnu qui nous est tout aussi propre que la part connue et qui permet même à celle-ci d’évoluer, de changer bref de s’altérer. L’altérité c’est aussi l’altération, la possibilité de changement, d’évolution, de transformation de toute cette part d’inconnu qui nous habite et que nous sommes, qui nous fait être nous-mêmes et autre à la fois. Et nous donne l’occasion, l’opportunité, l’exigence intérieure d’affronter ce qui nous fait toujours peur : le changement, la nouveauté, l’étranger. Ne serait-ce pas cette part  d’inconnu qui est en nous, qui est nous-mêmes que nous craignons d’autant plus que l’étranger qui nous renvoie et nous rappelle d’une façon parfois obligée que l’on appelle le paradoxe constitutif de nous-mêmes. Cette dualité parfois tragique qui fait que refuser l’autre, c’est renoncer à une part de nous-mêmes, celle-là même qui nous ouvre à une histoire particulière, celle-là même qui nous inscrit dans un temps unique qui nous permet de devenir ce que nous sommes.
L’altérité, le rapport à autrui n’est donc pas seulement de l’ordre du comportement, ne concerne pas seulement les attitudes. L’altérité fait partie de l’activité même de l’esprit humain, caractérise sa démarche, guide la conduite du raisonnement.
Ce n’est pas facile de faire de l’altérité une sorte de régulateur du comportement, des attitudes et de l’activité même de l’esprit. C’est que son contenu ne peut être fixé d’avance une fois pour toutes. L’altérité est et demeure sujette à une révision constante et donc à une attention de tous les instants. On pourrait rappeler ici le fragment 89 du penseur grec Héraclite d’Éphèse qui vécu du VIe et Ve siècles avant notre ère. Le fragment dit : « Les éveillés ont un seul monde en commun, chaque dormeur, au contraire, se tourne vers son propre monde[1] ».
La « xénophobie », est donc cette vision de l’autre biaisée, propre à une certaine phobie contemporaine. Dans cette perspective, l’incommunicabilité des êtres fait figure de modalité de déploiement de cette distance vertigineuse qui s’insinue sournoisement entre soi-même et l’autre.
Dans le temps qui vient, restera-t-il de la fraternité, le respect de l’intégrité humaine ? Si le sujet déchiré par la gravité du temps de détresse intérieure autant qu’extérieure à son existence, ne parvient pas à sursumer l’opposition qui le pose en relation de reconnaissance et d’acceptation, de ce qui de l’autre m’indispose et crée un certain malaise — qui ne va pas sans renvoyer d’une manière singulière à soi-même. J’ai bien peur que la répétition des récents conflits en Irak, ne soit que l’illustration de « l’éternel retour du même » refus de l’altérité médiatisée par un xénophobie d’un inquiétant degré. Jusqu’à ce que l’homme annihile définitivement l’autre homme, i.e. celui qui me permet de dire Je et de nommer mon interlocuteur dans le dialogue. Ce Tu qui dans son altérité me rappelle que l’interdépendance me convoque à la solidarité humaine, je ne peut vivre sans l’autre mais je peut être en chemin avec lui, en aventure d’histoire.

II

L’altérité et le temps : modalités de la médiation

Dans le processus de reconnaissance de l’étranger, il n’y a pas d’un côté le rapport à autrui et de l’autre le rapport au temps, l’un et l’autre rapports ne font qu’un ou plutôt, mon rapport au temps se joue dans la médiation du rapport à autrui. Le rapport au temps est toujours rapport à autre chose que lui-même. Le temps est ce qui rend possible, la médiation de l’altérité, ce rapport à autre chose que lui, à l’étranger, à l’autre en tant qu’autre; que ce rapport change, se modifie, s’altère, bref qu’il ne se répète pas. Rien n’est plus contraire au temps que l’habitude et la routine qui, on le sait d’expérience, dégrade les rapports à l’altérité et réduisent l’autre à un même dont on n’attendait plus rien qu’une répétition.
            Usure des rapports, usure d’autrui, effritement de la philosophie, de l’art, de la poésie, de la rencontre du prochain selon les modalités de « l’habitation poétique » de l’existence, en porte-à-faux avec le « Zeitgeist », l’esprit du temps. Là où le temps semble s’exiler du rapport pour ne plus être rien sans lui, de même que le rapport à l’autre est réduit au même sans le temps et ce qu’il offre comme possibilités. S’ensuit, un résultat qui, à dire vrai, est bien pénible à admettre. Le temps du rapport à l’étranger n’est pas seulement la dimension négative de ce réel dont nous sommes, et que nous minerions dans la tentative de restructurer, de réinventer l’art de la rencontre. Il est aussi chance du neuf, conjuration de la répétition du même, de l’habitude. Il est la capacité d’ouverture à l’altérité de l’autre dans sa différence constitutive. Ce qui nous fait dire que l’altérité se cultive dans l’attention au temps et à ce qu’il recèle, « car l’attention est la prière naturelle de l’âme » disait Nicolas Malebranche. 
 Le mystère que nous sommes dans la nouveauté encore insoupçonnée de notre « être-avec », pour soi et pour l’autre est possibilité de faire du neuf avec l’ancien, de changer le rapport aux vivants en fondant notre agir sur un « principe responsabilité » qu’on ne peut occulter en pareil contexte de discernement. La médiation implicite à l’acte de reconnaissance médiatise le discernement jusqu’à sa conclusion d’effectuation dialogique.
            La catégorie « d’être-avec » correspond à ce que la relation soit synthèse constituante de la médiation du présent et du passé en vue de l’à-venir, dans cette synthèse que nous constituons effectivement, le passé lui aussi est transformé de présent vécu qu’il a été dans le passé, il devient dans cette synthèse passé vécu dans le présent et pour l’avenir. Ce dépassement qui advient dans un passé vécu dans le présent est, il faut en convenir, bien difficile à saisir et nous voyons assez mal comment il pourrait s’agir d’autre chose que d’une abstraction sans grand intérêt pour notre expérience quotidienne dans la « sphère»[2] poétique de la rencontre ainsi que le mentionne si justement un Peter Sloterdijk. Si c’est précisément dans cette synthèse que se pose pour le sujet la question qui le fait réfléchir à sa condition d’ « être-jeté-au-monde » face au visage de l’autre dont il devient à première vue irrémédiablement responsable.
                                                  
 III 

 La reconnaissance


 L’interprétation que l’on fait de la modernité comme « rupture instauratrice »[3] représentée par la civilisation technicienne et la crise de la culture, contraint l’homme à devenir une technique de l’humain et jusque dans sa propre rencontre de l’autre. La technique oblige le sujet contemporain à questionner ses fondements spirituels, son identité, sa manière d’habiter le monde. Car ce qui caractérise l’humain, c’est d’être en chemin. D’être tendu vers cette part de lui-même qui ouvre à la rencontre de l’étranger dans la pratique quotidienne comme dans le dialogue inhérent au statut dialogique du poème par exemple, comme l’a si habilement démontré ce grand poète que fut Paul Celan (1920-1970).  
La dimension centrale de notre réflexion indique vers une poétique de l’altérité qui se donne à connaître dans le mouvement de son effectuation. N’est-ce pas là, le propre de la conjugaison du réel avec l’autre comme problème philosophique mondial ? La possibilité de faire l’expérience de relations signifiantes au cœur desquelles brille la lumière de la coïncidence des opposés est en rupture avec à l’insignifiance et le manque de jugement de certains dirigeants mondiaux. En terme de politique de reconnaissance et de droits humains, de justice rétributive, ils ont encore beaucoup à faire pour reconnaître, hors d’une médiation économique, l’autonomie et la liberté d’agir des États et des Nations dans leurs différences.
Cela nous fait comprendre que l’homme est aussi étranger à lui-même que lui sont étrangères les choses, les autres et leur manière d’être. Pour qu’il se reconnaisse autre à sa propre conscience, il lui faut s’aliéner à son propre égard, et ce processus d’aliénation est visible lorsque l’immédiat premier procède à sa médiation en produisant au jour ses propres différences, sa sortie de soi est le prélude à son retour à partir de cette accession à l’extériorité comme extériorité — « mouvement de rien à rien et par là à soi-même en retour » dirait un Hegel. Un tel procès comprend les moments structuralement conjoints d’une extériorisation et d’une intériorisation. Par contre, lorsque la sortie de soi se fourvoie dans l’élément d’une étrangèreté (Fremdheit) d’un extérieur faussement pris dans la fixité d’une opposition de type dualiste qui exclut le retour dans soi du terme originaire. Une telle opposition se retrouve dans la figure dialectique de Hegel, Maîtrise et servitude[4] qui, bien incrustée dans les institutions politiques généra une barbarie économique mondialisée.
Ce combat pour la reconnaissance doit appartenir et avoir son fondement dans la conscience de soi comme autre, c’est ce qui permet dans l’exercice du discours de montrer le moment ou la médiation est impliquée dans la mémoire choisie et les signifiants logiques convoqués.
L’interprétation du rapport entre médiation et altérité suppose et doit, à ce moment, traverser l’épreuve de la reconnaissance. L’on doit convenir que la médiation est une condition de possibilité de l’acte de reconnaissance de l’autre en aventure d’histoire. En se situant dans ce chemin, j’approche du lieu où s’entrevoit le rapport de la médiation au seuil de la reconnaissance de l’altérité de l’étranger. Problème ancien, mais toujours pertinent parce que les structures anthropologiques et politiques actuelles qui procèdent de ce re-questionnement sur la rencontre et la méfiance face à l’étranger, nous renvoie à l’effort de reconnaissance entre les individus et les groupes.
IV
           Le respect : condition de l’altérité de relation
A ce point-ci, il me semble pertinent de faire l’éloge et la critique d’une valeur d’universalité qui tend de plus en plus à disparaître dans l’exercice de la rencontre de l’étranger. Il s’agit du respect, valeur inclusive à tout chemin de réflexion et à toute relation à autrui. L’affirmation d’un certain droit au respect est un des lieux communs de la modernité. Cela indique vers le droit à la parole, la participation aux décisions, la détermination de liberté en tout ce qui regarde la « responsabilité » de qui veut répondre de soi et de sa vie, de son rapport à l’autre. Au dire du philosophe français Pierre-Jean Labarrière :
Ce n’est pas d’abord de théorie philosophique qu’il est question ici, mais, au niveau le plus primordial, d’une parole enracinée dans le sentiment, avant même la construction de tout langage ou l’élaboration de tout discours l’individu fait entendre cette voix qui réclame comme un dû cette nourriture élémentaire du respect .[5]
C’est, à tout le moins, une condition fondamentale au surgissement du vrai visage de l’autre. Savoir au moment approprié écouter sa propre conscience, c’est-à-dire porter respect et avoir confiance en sa propre capacité à juger de manière judiciaire[6] malgré l’incertitude régnante dans cet espace tout empreint de nihilisme propre à l’esprit du temps, tel est donc l’implication de cette notion du respect en pareille confrontation.
Respect encore et surtout de l’altérité constitutive à tout système de pensée, à toute politique sur des réalités d’événements aussi graves soient-ils. Ceci est une invitation à une forme première de silence et d’accueil qui est attention, disponibilité, refus de connaître choses ou personnes avant qu’ils n’aient surgi de leur contingence essentielle. « Bref, effort tout à fait décidé pour honorer en soi-même et en l’autre cette dimension de l’identité à soi qui implique qu’on prenne en compte la reconnaissance de l’autre comme autre (…)».[7]  
Ainsi l’on doit dire que le respect entre deux êtres, pour avoir sa pleine efficience humaine, doit être réalité commune, objet d’échange, signe de blessure qui fait que chacun n’est lui-même que par la médiation de l’autre – par accueil de sa propre universalité potentielle sous la forme d’une particularité que l’autre représente à ses yeux[8]. Le respect est donc une certaine manière d’assumer l’altérité en la comprenant sous le signe de l’unité plurielle qui s’affirme comme son fondement essentiel, bien que cela semble être pourtant une valeur en voie de disparition dans la société technicienne.
Si l’autonomie une et véritable répugne autant à la solitude qu’à la fusion. C’est de même qu’il importe de récuser la simple transparence sans épaisseur de termes qui se recouvrent l’un l’autre sans que chacun tienne son lieu propre. Cette autonomie s’inscrit également en faux, à l’autre extrême des choses, contre une extériorité d’origine et de sens qui serait comprise comme une fausse altérité. L’autonomie renvoie directement à la relation, rapport structurel à l’autre comme autre non pour l’enfermer dans sa différence, mais pour l’assurer dans sa singularité d’interlocuteur en le posant et le reconnaissant.
Ainsi vient à l’énonciation notre tentative : une assomption en trois secteurs de l’expérience l’un à l`autre articulés : remise de l’autre à soi, remise de soi à soi comme autre, remise et de soi et de l’autre à l’altérité radicale du fondement essentiel de notre commune origine. En comprenant qu’une telle « remise » est en réalité une « assomption » et de l’autre et de soi, autrement dit qu’elle engage ainsi qu’il vient d’être dit, vers une certaine manière de gérer la relation par quoi l’autre et moi-même sommes en vérité ce que l’on est dans le moment où survient à vif, la pensée d’une corrélation entre médiation et d’altérité.



En conclusion
            La question du déclin et de la perte du sens de l’existence tout comme la disparition du référent transcendantal ne garantît plus le sens de l’histoire et n’est plus de ce fait susceptible de donner des bases spirituelles à toute culture particulière. Le sens s’avère maintenant donné par la stricte transcendance du sujet. De là, la primauté d’une éthique qui ressemble à un avatar du nihilisme. Ce sens peut-il encore poser le sacrifice de la liberté ? Une liberté que le sujet tenterait de déployer en dépit du démon de l’histoire rencontré dans les aspects de la conscience nihiliste qui sont vécus comme malédiction.
 Si l’homme est un être de vérité et de tragédie, sa précarité le relie à l’autre de manière essentielle. Ceci nous permettrait de déduire de la médiation de l’altérité une rencontre, empreinte de grandeur et de clarté.
Pour conclure, je reprends à mon compte cette expérience d’altérité qu’est la rencontre inattendue de l’étranger au carrefour des chemins, tel qu’en témoigne l’épisode de la parabole « du bon samaritain » au chapitre X de l’évangile de Luc ; et au déplacement radical du lieu du prochain au verset 38 remarquable dans la question que pose Jésus :
« Qui s’est montré le prochain de l’homme tombé aux mains des brigands ? »  C’est-à-dire qui s’est fait proche de l’autre ? La question retourne au demandeur. Qui est le prochain ? A cela qu’une seule réponse logique, sinon soi-même comme cet autre que l’on ne connaissait pas en soi. C’est donc à soi d’être le prochain de l’autre, à se faire voisin de la culture de l’autre pour être au mieux voisin de sa propre culture.

Martin Laramée M.A.
Montréal, juillet 2003
Chaire d’éthique appliquée
Université de Sherbrooke




[1] Héraclite, Fragments, (trad. A. Jeannière), Paris, Aubier-Montaigne, (Coll., philosophie de l’esprit), 19853 ,  p. 117.
[2] Voir Peter Sloterdijk, Sphères, Microsphérologie. 1, Bulles, (trad. O.  Manonni), Paris, Pauvert, 2002.
[3] Voir sur ce concept fondamental pour le christianisme, Michel de Certeau, La Faiblesse de croire, Paris, Seuil, 1987, pp. 183-226.
[4] Voir G. Jarzcyk et P.-J. Labarrière, Les premiers combat de la reconnaissance, maîtrise et servitude dans la Phénoménologie .de l’Esprit de Hegel, texte et commentaire, Paris, Aubier-Montaigne, (Bibliothèque du Collège International de Philosophie), 1987.
[5] Labarrière, Le discours de l’altérité : une logique de l’expérience, (Coll., Philosophie d’aujourd’hui), Paris, PUF, 1983, p. 213.
[6] Ainsi que se plaisait à qualifier la troisième Critique de Kant, le philosophe allemand d’expression française, Éric Weil (1904-1977).
[7] Labarrière, Le discours de l’altérité, op. cit., p. 213.
[8] Ibid.

Théopoésie ou Dichtung à propos d'un livre récent de Peter Sloterdijk

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