MALHERBE, F., Sujet de vie ou objet de soins ? Introduction à la pratique de l’éthique clinique. Montréal, Éditions Fides, 2007, 471 p.
Sujet de vie ou objet de soins ? Telle est la question à laquelle Malherbe propose de répondre dans son dernier livre Sujet de vie ou objet de soins ? Introduction à la pratique de l’éthique clinique. On pourrait facilement penser que nous devons choisir entre les deux options, comme si nous étions aux prises avec un dilemme et qu’il ne pouvait pas y avoir deux réponses possibles puisque la logique du tiers exclu nous le défendrait. L’auteur, en reprenant des parties intégrales et remaniées d’ouvrages publiés antérieurement ou diverses conférences prononcées ici et ailleurs, montre que la pratique de la philosophie en contexte d’éthique clinique sert à rendre la vie des patients et la vie pratique des cliniciens plus intelligible en amenant au niveau conceptuel les normativités implicites. Le but d’un tel exercice philosophique, ou d’éthique appliquée, n’est pas de proposer de nouvelles normativités à la pratique médicale, mais de cultiver l’autonomie des êtres humains comme celle des praticiens. Ceux-ci, en renonçant à l’attitude de tout vouloir maîtriser, se mettent au service des êtres humains.
Est-il
encore possible de se mettre au service de l’être humain étant donné le
contexte dans lequel nous vivons aujourd’hui ? Le livre tente de réagir
à cette difficile question qui laisse entendre que l’être humain
souffre énormément en raison des différentes normativités extérieures
qui le régissen tet sous lesquelles il ne se reconnaît pas. Mais plus
que tout, si l’être humain souffre, c’est en raison de sa condition
humaine, donc de sa finitude, de sa solitude et de son incertitude.
Cependant, la pire souffrance pour l’être humain est justement de ne pas
être reconnu dans la souffrance qu’il traîne avec lui tout au long de
sa vie, sa condition étant d’être, en présence d’autrui, incarné dans un
corps. C’est ainsi que, malgré le fait que tout soit possible, certains
choix déchirent et entraînent l’être humain dans une spirale
d’activités consistant à effectuer d’autres choix ad infinitum pour satisfaire ses besoins comme ses désirs.
La
question n’est pas tant de savoir comment combler cet écart entre ce
que je suis maintenant et ce que je désire devenir ultérieurement, mais
comment assumer ma présence au monde en étant ce que je suis en train de
devenir ? L’auteur montre que pour améliorer sa propre vie, il faut
redevenir le sujet de sa vie en devenant son propre juge, car « l’être
humain est un être dont la destinée
est d’accoucher de soi-même, de devenir soi-même » (p. 31) à
l’exception près que l’être humain doit surmonter plusieurs obstacles
sur son chemin de vie. Comme l’indique l’auteur, « l’éthique […] est en
effet une école de formation à l’autonomie de jugement » (p. 15). Pour
ce faire, le philosophe ou l’éthicien devient un chien de garde qui
dénonce les formes de l’injustice, de l’indignation et de la violence et
rappelle à l’être humain de quel idéal il est investi.
Les
principaux obstacles sont la science, la religion, voire l’éthique
lorsque celles-ci propagent une idéologie de la certitude cherchant à «
nier notre radicale faillibilité » à partir de laquelle s’impose la
question de la finalité. Plus que tout, c’est la question de la finalité
qui est évacuée de notre conscience.
L’éthique,
en nous ordonnant de faire confiance à notre propre jugement, nous
apprend, en plus de penser par soi-même, « à ne plus chercher
d’impossibles certitudes et à vivre avec son incertitude » (p. 16). Elle
nous enseigne à vivre dans l’incertitude, dans la solitude et la
finitude d’une manière qui soit le plus juste possible. Cette justesse
est le noeud du problème, car il est un objet de
délibération. C’est pourquoi nous avons besoin du dialogue pour rendre à
la délibération la puissance de nous éclairer en évitant l’écueil de
l’arbitraire individualiste du « gros bon sens » et l’arbitraire
légaliste « de la règle pour la règle ». Autrement dit, nous avons
besoin des autres pour devenir soi-même, pour actualiser notre capacité
d’autopoïèse qui consiste à mettre de la créativité dans notre destinée
organique, psychique et symbolique. Ou autrement dit à la manière d’un
Nietzsche : « s’exercer à soi-même en tant qu’œuvre « Chaque être humain
est en puissance de soi-même, mais cette puissance ne s’actualise, ne
devient réalité effective que dans et par la relation à autrui » (p.
32). C’est pour cette raison que Paul Ricoeur a parlé de soi-même comme
un autre dans Encore faut-il que les autres soient eux-mêmes des êtres
autonomes pour qu’ils puissent convoquer l’autonomie. C’est pourquoi les
premiers pas vers l’autonomie sont ceux que l’on fait pour favoriser
l’autonomie des autres. « C’est d’autrui que je tiens mon existence »
(p. 34).
En
ce sens, l’existence d’autrui, plus spécifiquement son autonomie, est
une condition transcendantale, c’est-à-dire une condition de possibilité
pour ma propre existence en quête d’autonomie. Ainsi, le projet porteur
du livre est d’établir les conditions de possibilité de l’existence
humaine qui deviendront un impératif éthique fondamental. Cet impératif
est le suivant : « […] agis en toutes circonstances de façon à cultiver
l’autonomie d’autrui » (p. 215).
Si
la première partie du livre a pour thème une anthropologie
philosophique, la deuxième partie s’intéresse à la médecine et à la
maladie, plus spécifiquement à la clinique. La question est la suivante :
est-il possible en milieu clinique de favoriser le déploiement de
l’autonomie de chacun ? La clinique n’est pas un lieu neutre, car en cet
endroit se joue la destinée de chacun. Idéalement, la clinique est un
lieu de subjectivation où il revient à chacun d’inventer le sens de sa
vie en racontant sa vie. En ce sens, la maladie, au lieu d’être porteuse
d’un non-sens radical comme quelque chose d’absurde attribuable au
hasard, prend un tout autre sens. Certes, une crise, mais aussi une
occasion de faire le point sur sa vie, de sorte que la maladie devient
une composante essentielle de soi-même. L’auteur, en reprenant le
discours de Laplantine, montre que la clinique est le lieu par
excellence d’une appropriation du sens existentiel de la maladie où se
joue la question fondamentale de la vérité de son existence.
Cependant,
un autre obstacle se dresse. Ce sont les présupposés qui guident
l’opérativité des sciences biomédicales, dont l’objectivation du corps
humain où on l’abstrait de son histoire, de sa subjectivité et de son
existence, de sorte que le corps qu’on a se substitue au corps qu’on
est. Bref, il ya les organismes humains que l’on traite et il y a les
personnes humaines que l’on soigne. Si la maladie est un amoindrissement
de la capacité d’autonomie, alors la véritable vocation de la médecine
est d’approprier les technosciences biomédicales à l’épanouissement des
humains en prenant en considération le sujet dans son histoire
personnelle. Et prendre en considération le sujet dans son histoire de
vie, c’est amener la personne humaine au niveau du langage à partir
duquel l’existence prend forme etsens. On voit bien que « l’enjeu
fondamental de la médecine est la place qu’elle reconnaît ou
qu’elledénie à la parole » (p. 207) étant donné que les actes de langage
et nos décisions, qui en découlent,« confèrent à notre existence le
sens que nous lui donnons » et « orientent de façon plus ou
moinsdécisive la suite de notre trajectoire ». Si le corps humain ne
répond pas seulement à des stimuli extérieurs et intérieurs, mais à des
significations, il en va de même pour les personnes humaines dans la
mesure où leurs comportements sont liés bien davantage à la
signification qu’ils attachent à leurs comportements (p. 259) qu’à la «
morale » et aux informations objectives sur les conséquences possibles
de leurs comportements. Alors, la vraie nuisance consiste dans la
volonté de faire le bonheur rdes gens en imposant son propre imaginaire
et en méconnaissant la nature profonde de l’être humain. L’auteur
définit ce dernier comme un être métaphorique, comme un être qui se
projette en avant de lui-même d’où l’importance de l’ouverture au risque
et à la liberté à travers laquelle se met en oeuvre notre capacité à
imaginer notre futur sans perdre de vue le sens de la vie.
Dans
la troisième partie de son ouvrage, l’auteur montre que ces enjeux du
devenir soi de l’être humain se retrouvent à l’intérieur de questions
particulières telles que la question des manipulations génétiques, de
l’énigme de l’embryon, de la transsexualité, du tabagisme, de
l’alcoolisme et des soins palliatifs. Dans ces questions particulières,
l’enjeu principal est un enjeu critique où il en va de notre vie, de son
sens et de sa destinée.
La
dernière partie se veut une réflexion sur les pouvoirs et les limites
de l’éthique. En partant du présupposé que « la relation humaine est une
relation d’aide », le pouvoir de l’éthique consiste à encourager l’être
humain à réinvestir subjectivement son corps, sa maladie, sa parole,
bref, sa vie, pour éviter d’être seulement un objet de soin et pour
parvenir à une vie la plus authentique possible, c’est-à-dire une vie
dans laquelle nous faisons l’expérience de l’harmonie entre notre faire
et notre dire. Comme l’indique l’auteur, « plus nous sommes
authentiques, plus nous sommes autonomes, plus nous sommes éthiques »
(p. 50). C’est pourquoi la question éthique fondamentale « est celle de
distinguer ce qui nous subjective de ce qui nous objectifie, ce qui nous
rend davantage sujets de nos vies de ce qui fait de nous des objets,
voire les jouets de ceux qui nous tuent, nous manipulent et nous mentent
» (p. 387). Il est manifeste alors que l’éthique n’est pas une doctrine
ni ne dit quoi faire. Elle serait davantage « une manière de vivre à la
recherche d’une juste position entre nos
désirs et la réalité », entre « les valeurs affichées et les pratiques
effectives ». C’est donc une discipline critique pour éviter et dénoncer
l’homicide, la manipulation et le mensonge dans l’utilisation du
dialogue, c’est-à-dire tout ce qui nous interdit de penser, en nous
rappelant qu’un dialogue réussi pose la question du devenir de notre
humanité et du devenir-soi, donc la question du sens et de la finalité
pour redevenir de véritables sujets, principalement le sujet de notre
santé en retrouvant notre créativité, en redevenant l’auteur de notre
vie et non pas seulement un acteur.
On
voit bien que pour l’auteur, une éthique authentique est une éthique de
l’être et non du faire. L’éthique cherche à rappeler à l’être humain
son devoir de poser son regard sur autrui, car pour devenir autonome ou
soi-même, c’est-à-dire pour exister, nous avons besoin des autres pour
être décentrés, pour que s’établisse une distance envers soi-même, car
ce dont nous avons besoin le plus, est de se transcender. Dès lors,
l’autonomie c’est la loi du partage ; elle est là pour départager le
même de l’autre ou reconnaître dans l’autre le même et dans le même
l’autre. Penser l’autre, c’est se rapprocher de lui et le faire émerger
dans son autonomie.
Ceci
étant dit, ce livre de Malherbe mérite notre attention. Même si à
première vue, il n’apporte rien de nouveau, le simple fait de
rassembler, dans un ordre différent, des textes déjà connus, nous permet
d’en refaire une lecture nouvelle et d’en approfondir toutes les
dimensions cachées. D’aucuns diront que ce livre n’apporte aucune aide
pour résoudre des questions particulières, je répondrai
qu’il montre à merveille qu’avant de pouvoir résoudre un problème
éthique, si faire se peut, il faut réfléchir à l’existence humaine.
Autrement dit, il faut savoir de quoi on parle, sinon l’éthique risque
d’être réduite à « une application bureaucratique des normes » et à une «
rationalisation des bons sentiments des décideurs ». Alors, s’exercer à
l’éthique, en posant la question du sens, c’est philosopher, ce qui ne
relève pas du savoir, mais de la sagesse.
Jacques Quintin
Laval théologique et philosophique, vol. 64, n° 2, 2008, p. 559-561.
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