16 novembre 2016

La philosophie québécoise est en deuil : Bertrand Rioux in memoriam (1929-2016)


















Tout le mouvement, toute la respiration de cette œuvre de pensée tiennent dans ce va et vient; de la ressemblance retrouvée entre saint Thomas et Heidegger comme penseurs de l’être, le lecteur est sans cesse renvoyé à leur différence invincible en tant que penseurs de la vérité de l’être.

Paul Ricœur[1]


C’est le 9 octobre dernier que l’érudit lucide et généreux Bertrand Rioux c’est éteint à l’âge de quatre-vingt sept ans. Originaire d’Amqui au centre de la vallée de la Matapédia au Québec, il est petitfils d’agriculteurs et fils d’un marchand général rassembleur. Il commence ses études classiques au séminaire de Rimouski; après le collège, il choisit de s’orienter vers la philosophie, cela est pour lui un véritable « kairos » qui est à l’origine de son cursus philosophique à l’Université de Montréal, au semestre d’automne 1951. Il y demeurera jusqu’à l’obtention de sa Licence, en 1953. C’est durant ces années qu’il découvrira l’humanisme d’un philosophe qui devait avoir une influence durable sur sa pensée, le célèbre philosophe de l’être Jacques Maritain (18821973).
Après le baccalauréat, durant lequel les questions d’humanisme, de métaphysique et de phénoménologie retiennent singulièrement son attention, il décide de consacrer sa thèse à la pensée politique de Maritain. C’est à cette époque qu’il fit la connaissance d’un professeur qui eut une influence cardinale sur le jeune étudiant, le père LouisB. Geiger. Durant la même année, les portes de l’École normale JacquesCartier s’ouvrent au jeune licencié en philosophie, qui s’inscrit au carrefour des traditions phénoménologique et scolastique. De 1953 à 1957, il y enseignera tous les traités de philosophie – de la logique à l’épistémologie en passant par la métaphysique,  jusqu’à la morale et au politique.
En 1957, il transite vers Paris où il entreprendra une thèse de doctorat tout à fait originale, sous la direction de ce grand spécialiste de Kierkegaard que fut le professeur Jean Wahl (18881974).
Le thème choisi émerge depuis la lecture de L’essence de la vérité (1930)[2] de Martin Heidegger. Un tournant « historial » ou « Kehre » advient alors pour le jeune philosophe, se transformant à l’instant même en préoccupation décisive. Il touche la question fondamentale de la vérité ou « du sens de l’être » en philosophie en son versant même d’exercice spirituel. Cette question se radicalise jusque dans son essence fondamentale comme vérité de l’Essence.[3]
Il déploiera sa réflexion dans une « entreprise pleine de périls » mais « qui méritait d’être tenté » aux dires de Paul Ricœur lui-même, avec la comparaison des doctrines de deux penseurs essentiels de la tradition philosophique occidentale : un penseur contemporain, Martin Heidegger et le grand docteur médiéval, Thomas d’Aquin.
Partant de Heidegger, il démontrera audacieusement la primauté de la pensée de la vérité de l’être telle que conceptualisée par Thomas d’Aquin. Ce qui permettra à Bertrand Rioux de mettre en lumière, chez le penseur de la Forêt noire, le passage de la vérité du Dasein (Existant) comme rapport de l’étant en totalité à la méditation de l’oubli de l’être; cet oubli déjà inséparable de la vérité de l’être faisant apparaître, de ce fait, « une ontologie de la vérité qui repose sur le dévoilement de tout être (ens) dans l’être (ipsum esse) ».
De passage à Montréal en novembre 1959, avant de retourner pour sa soutenance doctorale à l’Université de Paris, il rencontre le professeur LouisMarie Régis, alors doyen de la faculté de philosophie. Ce dernier lui fait une « promesse d’engagement », qui devait se concrétiser après une soutenance de thèse remarquable qui lui valu la mention Summa Cum Laude et les félicitations du jury composé de Paul Ricœur, Maurice de Gandillac et Jean Wahl à la Sorbonne, au début de l’été 1960.
Le jeune philosophe s’y distingua par son audace, sa rigueur et son originalité. C’était là un prélude exceptionnel à l’enseignement de la philosophie de l’être et des philosophies de l’existence, au point d’en faire un acteur déterminant i.e. l’initiateur pour ne pas dire le sourcier de l’enseignement de la philosophie allemande et de la phénoménologie à la faculté de philosophie de l’Université de Montréal de 1960 à 1991.
D’ailleurs, il donna des cours de philosophie à l’Institut théologique de Montréal en 2002-2003 jusqu'à son ultime séminaire sut l’anthropologie de Jacques Maritain et la phénoménologie qu’il nous professa avec tant de générosité, lors de son dernier hiver.
En convalescence, Bertrand est généreux de ses paroles, racontant son passage en Forêt noire chez Heidegger. Ou sa rencontre avec Merleau-Ponty, au milieu des années 50, qui lui avoue avec désinvolture : « J’ai relu L’être et le néant de Sartre… et je n’en crois pas un mot ! »
 L’homme de profondeur est aussi généreux de son écoute, qu’il est soucieux d’entendre la jeune génération sur ce qu’elle pense de sa philosophie, des transformations sociales, du déclin de l’humanisme et des bouleversements politiques du temps présent. Celui dont l’activité intellectuelle fut paroxystique dans une époque de révolution tranquille fut sensible à ces mutations de la pensée. Car il savait que les véritables révolutions sont de nature sémantique et qu’elles nécessitent par conséquent que l’oreille demeure à l’écoute et la pensée ouverte au dialogue avec l’événementiel de l’histoire.
Dans ses écrits et dans l’esprit de ses étudiants et de ceux qui l’ont côtoyé, Bertrand Rioux laisse derrière lui les traces indélébiles d’un esprit supérieur qui s’est toujours ressourcé à ce qui constitue un authentique philosophe, je pense à cette fameuse intuition de l’Être, qui n’est pas donnée à tous les professeurs, mais dont il sut si judicieusement ouvrir le chemin de ce côté-ci de l’Atlantique.
Durant un cursus studiorum en philosophie on rencontre plusieurs techniciens narcissiques et haïssables, quelques bons professeurs. Mais rares sont ceux qui marquent à jamais l’existence d’un être humain en chemin, Bertrand Rioux fut un de ceux-là! Il s’est distingué  - avec grande cohérence - par sa manière d’être, au point « où vie et œuvre ne font qu’un » - celle d’un Maître qui, accouchant les esprits comme Socrate, nous indiqua le chemin d’une vie philosophique en claire conscience. C’est sur ses traces que nous le suivront, alors qu’il est passé sur l’Autre rive, du visible à l’Invisible. 


Martin G. Laramée, M.Th; M.Ph
Ancien étudiant de l’honorable professeur,
Laval, le 12 octobre 2016


[1] Paul Ricoeur, préface à L’être et la vérité chez Heidegger et saint Thomas d’Aquin, Montréal-Paris, Pum-Puf, 1963, p. IX.
[2] L’être et la vérité chez Heidegger et Saint Thomas d’Aquin, Montréal-Paris, PUM-PUF, 1963, p. 6.
[3] Cf. Martin Heidegger, De l’essence de la vérité,( traduction française), Paris, Gallimard 1959.



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