Introduction
Le discours freudien sur l’inconscient peut nous
instruire sur la signification de la mélancolie. L’usage herméneutique que l’on
peut faire du texte « Deuil et
mélancolie[1] »,
permettra de faire état du rôle fondamental du deuil dans la compréhension de
la mélancolie, et de cette dernière comme d’un deuil non résolu. Ici donc je
ferai la nosographie (et l’explication) de la mélancolie du poète Paul Celan.
Après des considérations sur le deuil, je montrerai la figure du deuil
interminable qui se transforme en inconsolable mélancolie. Puis, je traiterai
du conflit des interprétations à propos de Celan. Enfin, la solitude,
l’altérité et la tragédie vécues par le poète feront l’objet de la dernière
section de cet exposé : je dévoilerai la
solitude du poète qui laisse percevoir la pulsion de mort dans son discours.
Dans cette partie, je me confronterai donc à l’impossible résurrection du
passé.
1- Le deuil, issue d’une perte?
Dans cette tentative de résolution psychique, le poète, selon Freud,
passe par deux médiations. En premier lieu, celle de l’autre. La présence de ce
tiers – tragédie concentrationnaire, parents exterminés – qui autorise à
raconter est indispensable à l’expression de la mémoire traumatique. Le sujet,
en poétisant, porte témoignage, et c’est celui-ci qui l’aide à opérer une
catharsis de la mémoire. En second lieu, une médiation conséquente à la
première, celle du langage mélancolique. Car le deuil est toujours le deuil
d’un objet extérieur quel qu’il soit : une idéologie, la nation, la
liberté, etc. Si quelque chose nous vient à manquer, quelque chose qui nous
importe – un parent, par exemple –, nous avons à en faire le deuil. Le deuil, c’est le processus de séparation de
l’objet et de reprise de la libido qui avait été investie dans cet objet, de
libération de cette libido qui, devenue libre, peut se déplacer sur un autre
objet.
Dans le cas de la mélancolie, il s’agit d’un deuil manqué :
cette libido, qu’à force de travail nous pouvons retirer de l’autre, loin de
devenir libre pour se déporter vers un objet substitutif, revient vers le sujet
et se retourne contre lui. Et cet objet, nous savons qu’il faut le perdre. Cet
objet devient soi-même qu’il faut perdre et cela génère une sorte de conflit radical.
C’est là ce à quoi Freud fait référence dans « Deuil et
mélancolie » : cet objet, qui était haïssable, devient soi. Ce qui
est horrible, c’est l’objet perdu, le deuil est interminable chez Celan, il est
la cause de sa mélancolie.
C’est par la reconnaissance de l’assomption d’une identité terrible
que le poète de la Shoah nomme la date du 20 janvier 1942 : précisément
quand eut lieu la conférence du Führer Adolf Hitler à Wannsee, conférence où il
décrétait l’extermination des Juifs d’Europe. Pour Celan, directement concerné
par la perte de ses parents et plusieurs proches dans les camps, ce 20 janvier
est une date déterminante dans sa propre histoire. Il dira son attachement à ce
20 janvier, il ajoutera qu’il écrit de
ce 20 janvier. Il y fait référence dans Le
Méridien : « Chaque poème, avant d’avoir sa date particulière, a,
inscrite en tête, une autre date : son vingt janvier[2] ».
Il rend de par cette quasi confession, toute sa poésie tributaire d’un
événement irreprésentable qui fracture la poésie et la pensée, qui les
endeuille :
Toutes les formes du sommeil, cristallines,
que tu revêtais dans l’ombre du langage, je
leur infuse mon sang, […] mon deuil, je le
vois, passe dans ton camp.[3]
Transfusion de
l’ombre, dans le poème qui restera. Entre les trépassés et ceux qui
restent : passer le seuil pour que passe le deuil.
Le deuil n’est donc pas seulement affliction, mais véritable
négociation avec la perte de l’être aimé dans un lent et douloureux travail
d’assimilation et de détachement. Ce mouvement de remémoration par le travail
du souvenir et de mise à distance du travail du deuil démontre que la perte et
l’oubli sont tragiquement à l’oeuvre au coeur même de la mémoire du poète.
Néanmoins, face aux injonctions actuelles, selon
lesquelles il est un nouvel impératif catégorique qui relève du devoir de
mémoire, nous usons de la psychanalyse en sa dimension théorique tout en
demeurant méthodologiquement vigilant. Nous sommes prudents sur le devoir de
mémoire. Mettre à l’impératif la mémoire, c’est le début d’une sorte
d’abus : je préfère l’expression de Paul Ricoeur, le « travail de
mémoire[4] ».
Si le travail de mémoire renvoie à la mort pour Celan, le rapport à
la mort est attribuable au conflit intra psychique, à la mort de personnes
aimées et à une libération de l’homme dans sa recherche métaphysique. Ce qui se
présente comme significatif, en pareil contexte, c’est le dévoilement d’une
poétique de l’indigence.
Si l’écriture celanienne est prise dans une relation
fondamentalement ambivalente par sa double nature d’écriture en miroir, c’est
qu’elle renvoie au présent comme fiction fabricatrice de secret qui cache
l’effroyable, en même temps qu’elle produit une écriture de vérité par son
rôle majeur de construire un « tombeau » pour les morts – via la production d’une Fugue de mort (Todesfuge)[5]
comme rituel d’enterrement. Cette écriture a pour fonction symbolisatrice de
permettre à un homme de se situer en
se donnant un passé-présent dans le langage, sans cesser d’être pourtant obsédé
par un présent-passé qui ne passe pas, c’est-à-dire un deuil qui n’en finit
pas. Le paradoxe celanien, qui a ses racines dans la pensée juive, postule que
l’avenir ne se révèle qu’à celui qui est en quête de son passé, que ce n’est
qu’en embrassant l’archê (l’origine) qu’on a la chance de réaliser le telos (la fin ou but final).
2 -Nosographie de la mélancolie et continuité du deuil
Si Freud classe la mélancolie parmi les psycho-névroses de défense,
c’est-à-dire parmi les névroses narcissiques, c’est parce qu’elle est liée à la
série des névroses d’angoisse, particulièrement à la dépression périodique – ce
qu’on pourrait appeler, à la suite de Pierre Fédida, la « dépressivité du phantasme [6] »
–, qu’elle se rattache au mode de transformation de l’énergie non liquidée,
celui de la transformation de l’affect.
Mais alors que la névrose d’angoisse provient d’une accumulation de
tension sexuelle physique, la mélancolie provient d’une accumulation de tension
sexuelle psychique : ce qui détermine chez le sujet qui en est atteint
« une grande tension érotique psychique[7]
». C’est en rapport avec celle-ci, comprise comme symptôme et comme mécanisme,
que Freud a comparé la mélancolie à une sorte « d’hémorragie
interne » en vertu de laquelle l’excitation sexuelle, entièrement pompée,
s’écoulerait comme par un trou situé dans le psychisme, et entraînant ainsi
chez le sujet une inhibition généralisée de ses autres fonctions.
Le processus de la mélancolie
atteste également le recours possible à la tradition philosophique[8]quand,
en le comparant à celui du deuil, Freud explicite cette impossibilité pour le
sujet de se séparer de l’objet perdu et de réinvestir cette énergie dans un
substitut. Mais alors que le deuil s’achève après un temps plus ou moins long,
la mélancolie s’installe au contraire sous la forme d’une incorporation de
l’objet perdu au sein du sujet, comme en témoigne si bien le poème Stehen de Celan :
TENIR DEBOUT, dans l’ombre
Du stigmate des
blessures en l’air.
Tenir-debout-pour-personne-et-pour
rien
Non-reconnu,
Pour toi
seul.
Avec tout ce
qui a ici de l’espace
Et même sans
parole.[9]
Ce poème permet de comprendre l’incrustation de l’affect dans la
structure psychique de telle manière que le sujet reprend à son compte
l’ambivalence des sentiments qu’il portait auparavant à l’objet aimé. Ce que
Freud explicite comme suit :
L’ombre de l’objet tomba ainsi sur
le moi qui put alors être jugé par une instance particulière comme un objet,
comme l’objet abandonné. De cette façon, cette perte de l’objet s’était
transformée en une perte du moi et le conflit entre le moi et la personne aimée
en une scission entre la critique du moi et le moi modifié par identification.[10]
Le combat entre la critique du moi et le moi déterminera, selon
l’issue, les alternances des épisodes dépressifs et maniaques de la
pathologie (de la phase apathique à la phase orgiaque cannibalique)[11].
Dans ce cas, le sujet de désir ne se reconnaît comme tel que par l’altération
que lui procure la rencontre avec l’autre homme.
Nous nous ferions illusion si nous croyions nous être débarrassés de
cette étrangèreté interne à l’histoire en la casant quelque part, hors
de soi, loin de nous, dans un passé clos.
3- Explication de la mélancolie
Dans la mesure où notre rapport au langage est toujours
un rapport à l’inconscient et à la mort, le discours poétique est une
représentation privilégiée[12]
d’une « science du sujet » et du sujet « pris dans une division
constituante » – mais selon une mise en scène des relations du poète avec
l’événement de la barbarie nazie. Nous insistons donc sur cette distance
temporelle[13]
d’avec l’événement qui est source de projection, d’implication du sujet
interprétant.
La mélancolie de Celan est la résultante d’un événement pathogène,
pathogène dans la mesure où il aurait été vécu et interprété par son inconscient
comme la répétition d’un événement traumatique initial. Et c’est, dans ce cas,
une faille originaire que le sujet s’épuise à combler sans jamais y parvenir.
Si le nomade qu’est Celan, poussé à ses limites,
ressemble à un corps psychotique, c’est parce qu’il est fragmenté par Thanatos, la pulsion de mort.
Infatigable vigile de ses angoisses, le poète s’inquiète jusqu’à l’idée de la
mort, ainsi que des maux de sa communauté. Cet « anti-Œdipe » s’arme
contre sa mère patrie, taillade sa langue maternelle, se libère des liens du
sens et jusqu’à ceux de la vie, dans un vertige déicide radical métaphorisé par
sa poétique de l’indigence. Cet exilé, qui porte le soleil noir de la
mélancolie, est un athée potentiel : serait-il le seul athée possible ?
Celui qui interroge l’absolu pour mieux se tenir dans son interrogation
douloureuse ? Pourquoi la mélancolie de Celan nous atteint-elle à ce point
lors d’une lecture attentive? Simplement parce qu’il devient, pour nous,
l’archétype contemporain du poète anéantit par la mélancolie en temps
d’indigence.
4- Existe-t-il une consolation de la mélancolie celanienne ?
Nous voudrions dire un mot de ce qui nous amène à la consolation de
la mélancolie dans la poésie de Celan puisque, a priori, elle ne semble pas s’y
trouver. C’est précisément cette ambiguïté à laquelle nous voulons nous arrêter
ici.
Dans la mesure où nous réfléchissons sur le deuil et la
mélancolie, nous devrions nous attendre à ce que la théorie psychanalytique
nous dise quelque chose de la consolation de cet affect troublant et
déstructurant : or, la psychanalyse refuse toute consolation. La
consolation de la mélancolie de Celan s’avère donc impossible. La dimension
consolatrice est exclue de la psychanalyse parce que cette dernière concerne
les faits inconscients, alors que la consolation d’une tragédie, par exemple,
fait partie d’une sorte de réparation, est tissée de l’expérience consciente
d’un sujet engagé en aventure d’histoire.
Paul Celan
s’est-il consolé? Une consolation de sa propre existence aurait-elle été moins
en proie à l’érodante altérité d’une langue « du dedans de la
mort » ? Ce qu’il faut comprendre, c’est que Celan écrit sa poésie à
partir d’une altérité contre l’Allemagne, une terre qui lui est hostile. Dans
le poème « Il y avait de la terre en
eux » qui introduit le recueil La
rose de Personne, le chant de la poésie répond au contre-chant : le
mutisme des victimes de l’extermination. En voici un extrait :
Il y avait de la terre en eux, et
Ils creusaient.
Ils creusaient, creusaient
ainsi
Passa leur jour. Leur nuit.
Ils ne louaient pas Dieu
qui – entendaient-ils –
voulait tout ça,
qui – entendaient-ils –
savait tout ça.
Ils creusaient et
n’entendaient rien;
Ils ne devinrent pas sages,
n’inventèrent pas de chanson,
N’imaginèrent aucune sorte
de langue.
Ils creusaient.
Il vint un calme, il vint
aussi une tempête,
Vinrent toutes les mers.(…)
ô un, ô nul, ô personne, ô
toi :
Où
ça menait, si vers nulle part?[14]
Dans ce poème, le moi est lié à un tu, mais leur relation n’est pas
spéculaire, ils ne s’opposent pas dans le miroir : ils sont plutôt
solidaires, dans leur lutte comme dans leur éloignement. De là, la dimension
dialogique de cette poésie. À la langue des assassins répond la
« contre-langue » forgée par le poète[15].
C’est donc d’un lieu où règne un dualisme qui n’évolue pas dans l’imaginaire
que le chant du poète répond au silence des victimes, des sujets sont unis dans
la distance qui les différencie.
Outre-monde, outre tombe : tous les poèmes sont du côté de la
mort. Et le voyageur traverse le pays des morts pour lesquels Celan a créé, par
sa poésie, « une résurrection » : Jean Bollack[16]
accentue ainsi le versant salutaire de l’œuvre. Malgré le négatif d’une
impossible consolation influencée par le pessimisme du temps d’indigence, le
combat sans merci pour la remémoration de l’événement – l’extermination des juifs
–, loin d’être gagné durant la vie du poète, ne permet ni réconciliation ni
compromis. Cependant, les morts ne sont plus seuls depuis que le poète s’est
engagé en leur nom. Il a refait une langue contre l’oubli. Il leur est resté
fidèle. C’est pour cela, entre autres, qu’il doit être perçu comme un poète
militant pour la mémoire de son peuple, et comme un poète vengeur dans sa
déconstruction de la langue allemande.
Celan a tenté de faire pour lui-même le travail du deuil, l’effort
d’une consolation impossible. La consolation qu’il cherche à travers son
écriture est vaine, elle n’arrive qu’à l’aider à survivre. Il continue malgré
tout à écrire, mais l’écriture ne le guérit pas. L’œuvre poétique de Celan est
dure, cristallisée : elle affronte la mélancolie avec
l’ « arme-poème » qui est comme un appel vers l’autre à entrer
en dialogue de survie. Une arme qui, pourtant, semble bien faible face à son
malaise.
Dans la poétique celanienne, nous retrouvons, dans un premier
moment, un refus de tout ce que la consolation antique et chrétienne nous
proposait. Nous entendons le poète s’adresser et refuser le mot d’esprit,
l’argument philosophique. Bien que la rhétorique et l’ensemble de la leçon de
l’existentialisme aient été reçus, c’est à la voix de Hölderlin, le poète
montrant le temps d’indigence, que le poème celanien nous renvoie.
Dans la recherche que nous visions, c’est la compréhension de la
source des pulsions et leurs mouvements concomitants qui nous menèrent au
mélancolique – et que l’on perçoit dans la poétique de Celan. Il n’y a pas de
consolation fondamentale à la vraie souffrance… par le fait même que le sujet
vit séparé de l’objet, illusionné par l’espoir d’une réconciliation impossible.
Toutefois, l’analyse de la métaphorisation de l’affect mélancolique peut
permettre de comprendre les sources de la perte.
Il nous faut ici prendre acte de la différence entre la
poétique de Celan et le discours psychanalytique : cette poétique est une
résistance à l’existence mélancolique. Y a-t-il distance ou proximité avec la
théorie freudienne ? Ici, nous percevons qu’il y a une distance
insurmontable avec la psychanalyse.
On nous a bien mis en garde contre toute lecture freudienne de Celan
sous divers arguments – dont le fait que Celan se soit tourné vers la
psychiatrie pour apaiser ses maux. Mais
Celan lut Freud et y référa dans ses poèmes à quelques reprises, bien que de manière voilée. Celan fait
comme s’il était possible de négocier avec sa propre pulsion, avec ses propres
affects. Or, l’approche psychanalytique montre qu’il y a des choses que l’on n’apprend pas, par lesquelles nous
sommes déterminés. Et des choses que l’on n’apprend
jamais et qui laissent un espace pour le travail du deuil de la vérité. Ce
deuil de la vérité aurait pu se comprendre comme l’effectuation d’une
thérapeutique philosophique. Mais le poète n’y est jamais parvenu.
Celan ne parvient pas à effectuer un travail qui l’amènerait vers la
proposition philosophique de la liberté, c’est-à-dire vers un travail qui
construirait son propre désespoir comme quelque chose qui, un peu à la manière
des stoïciens, contribue à l’ériger lui-même comme un objet résistant au lieu
de la liberté face à l’ensemble des pertes et des objets qui seront toujours
manquants quoiqu’il fasse.
Il ne faut pas se surprendre, qu’en fin de parcours, il y ait
victoire de la pulsion de mort, de cette pulsion destructrice. Celan sacrifie
l’objet de désir à une sorte de contemplation narcissique de sa propre
souffrance médiatisée par la mémoire de son peuple exterminé. Il a déjà déclaré
irrecevable l’ensemble des objets, c’est-à-dire qu’il est déjà au-delà, en
quelque sorte, du désir puisqu’il a thématisé son désir comme étant a priori insatisfait, confirmant ainsi
l’aporie de sa mélancolie.
Celan n’a pas honte de l’hermétisme[17]
dont on affuble ses poèmes, car il ne construit pas un domaine privé
inaccessible aux non-initiés, réservé aux détenteurs d’informations. Il
recouvre en apparence une chose pour qu’on la découvre et y donne sens. C’est
qu’il retraduit des données très concrètes. La référence est aussi particulière
– historiquement déterminée – que la langue maternelle. Celan aurait fondé un
nouveau style poétique. Ce qui nous fait dire qu’il importe de vider son
hermétisme de toute exclusivité initiatique et de le comprendre plutôt comme
auto-détermination d’un espace non pas clos mais différé. Poser comme hypothèse
la mélancolie inhérente à cette poétique, c’est renoncer à y trouver une issue…
puisque c’est dans sa dimension fantasmatique que le poème prend la place de
l’objet idéalisé par le poète, poète qui demeure, jusqu’à la fin, inconsolable.
5- Solitude, altérité, tragédie
Enfin, il nous semble déterminant de montrer que Celan fut amené à
fréquenter ces passes de nuit sans issue où il tente d’apprendre à vivre seul[18]
face à l’altérité de l’autre et malgré l’esprit de son temps. Il demeure seul
avec cette mémoire obsessive de la barbarie nazie et de tout ce que peut receler
d’immonde le cœur de l’homme.
Il y a ici une observation sur la solitude, un accent mélancolique à
cette idée de vivre seul, séparé des siens par la violence, la mort, le
symptôme. Il faut indiquer que nous n’entendons pas le symptôme au sens de la
médecine traditionnelle. Le symptôme est
une parole muette : c’est quelque chose qui ne peut se dire, qui n’a
pas été entendu et qui se traduit par un comportement du corps qui peut être
véritablement atteint dans ses organes ou dans le psychique, au lieu de trouver
son expression symbolique dans la parole.
Ce dont il est question, c’est d’une négociation entre la solitude
et le fait que nous tendons toujours vers l’Autre : tout notre effort vers
l’Autre est un effort de vie et une impossibilité. Car l’Autre échappera
toujours. Et notre position serait de consentir à ce que ce désir existe :
il nous fait vivre. Mais c’est un désir qui ne peut aboutir que sur une
impossibilité, et donc sur un manque… qui fait écrire Celan jusque dans la
mort.
Celan est incapable de tolérer la présence de l’objet de son désir,
un désir qui, par définition, est inconscient. Autrement dit, il cherche, par
la médiation que constitue le poème, une sursomption du deuil. Mais il ne
trouve que de la poussière au bout de son effort : la suie de la
mélancolie se déverse sur lui, interminablement, jusqu’à son geste désespéré
d’interruption tragique de sa vie.
A ce sujet, Winnicott[19]
pensait juste lorsqu’il montrait que l’intériorisation du fondement de la
capacité à être seul vient se constituer lors de la petite enfance, en ces
moments, tout à fait privilégiés, où le petit d’homme apprend à être seul en
présence de sa mère par le jeu. Il incorpore en lui, ce qu’il reçoit de bon de
l’extérieur. Par une activité de jeu, il se libère des états de dépendance
externe et des cloisonnements internes. Il accède ainsi à un début de vie
psychique individuée – sans quoi, le risque de la perte entre en jeu. On sait,
par ailleurs, que le rapport de proximité entre Celan et sa mère s’est joué
dans le legs de la langue allemande. De là, tout le trauma inconscient.
Mais lorsque la mère manque, qu’advient-il à l’enfant
devenu grand ? Pour Celan, la mort de ses parents dans les camps fut
intolérable et cela généra une dépression mélancolique grave. Ce qui donne ce
rythme à sa poésie, ainsi qu’en fait preuve le poème Je suis seul, extrait du recueil Pavot et mémoire :
Je suis seul, je mets la fleur de cendre
Dans le verre rempli de
noirceur mûrie. Bouche sœur,
Tu prononces un mot qui
survient devant les fenêtres,
Et sans un bruit, le long de
moi, grimpe ce que nous rêvais.
Je suis dans la pleine
efflorescence de l’heure défleurie
Et mets une gemme de côté
pour un oiseau tardif :
Il porte le flocon de neige
sur la plume rouge vie;
Le grain de glace dans le bec, il arrive par l’été.
[20]
Ce poème montre bien le rôle décisif joué par l’expérience de la
solitude dès 1952 lorsqu’il publie ce recueil, Pavot et mémoire, qui nous en dit long sur le contexte
d’après-guerre et, plus précisément, sur l’ambiance post-Shoah en laquelle il
se tient. C’est sans doute l’une des raisons pour lesquelles il pensa le poème
comme dialogue avec l’autre. Mais pour montrer la solitude à son plus vif,
n’est-il pas juste de désigner le « faire corps » de la poésie
celanienne – qui unit irrévocablement vie et œuvre –, comme une diction radical
de sa solitude « Je me sens très seul, je suis très seul – avec moi-même
et mes poèmes (ce que je tiens pour une seule et même chose) [21]»,
et c’est en cela que la parole poétique a quelque choses de personnal[22] »,
car bien que biographique le poème n’est pas personnel, à se risquer nous
dirions qu’il est pour Celan « trans-personnel ». « Le poème est
écriture de vie – la présence du poème est la présence d’une personne[23] ».
6 - Un dialogue entre Je et Tu[24]
Celan écrit de lui pour l’autre dans une solitude qui tend à se
mettre en mouvement vers l’altérité qui met en dialogue avec un tu. L’Entretien dans la Montagne[25]
est un exemple éclairant de ce genre de poétique
dialogique s’autoréférant et, en cela même, s’altérant au lieu de l’autre
qui se dit au cœur du même – comme dans l’expression « soi-même comme un
autre[26] ».
C’est entrer dans l’espace dialogual du poème que de reconnaître que
l’événement même du poème favorise une « épiphanie de la parole[27]».
Il s’agit ici d’un dialogue avec la parole elle-même comme en monologue. Un
monologue qui aurait pour terme l’advenir du dialogue avec l’autre radical qui
convie le je de par ce mouvement d’altérité à faire un passage par
l’étrangèreté. « L’étranger, dit Celan, demeure étranger, (…) il conserve son
opacité qui lui confère son relief et son apparaître (phénoménalité)[28].
Pour le dire d’une autre manière, ce n’est qu’une fois reconnu que dans le
poème, l’étranger demeure dans son étrangèreté, que le poème a la facture d’une
obscurité essentielle signe de sa phénoménalité. Telle que l’indique le poème
de Schneepart, Part de neige :
ÉMERGÉ DE L’OBCSCUR, une fois
encore
Vient ta dite
Au préobombré rejeton
Du hêtre.
En rien
Vous n’en faite montre,
Tu es inféodé à une
étrangèreté[29].
Infiniment
J’entends la
pierre en toi debout.
La disposition des deux instances n’est pas identifiable à la
personne : le moi dans la poésie de Celan n’est pas cette formation imaginaire
qui s’engendre à partir du stade du miroir. Il ne s’oppose pas à un autre, le
tu dans le miroir. Les formes visibles bloquent, elles sont mortifères parce
que la mort efface le sens vécu. Si on comparait Celan à quelqu’un comme Kleist[30]
on remarquerait que Celan n’est que partiellement affecté par la dimension
mortifère du narcissisme. Le moi commente, exhorte ou encourage le tu, mais
c’est le tu qui écrit. L’un diffère toujours de l’autre, l’un vit l’histoire
tandis que l’autre écrit en silence.
En 1948, peu après avoir quitté Bucarest pour Vienne, il est en
chemin pour la période la plus sombre de sa vie. Il se définit comme ce
« triste poète de la langue teutonique ». Un peu plus tard, lorsqu’il
s’installe à Paris, commence la plus grave période mélancolique de son
existence. Ce qui lui fait dire : « Peut-être suis-je l’un des
derniers qui doivent vivre jusqu’au bout le destin de la spiritualité juive en
Europe[31]. »
Le poème Todesfugue (Fugue de mort), écrit en 1945, réfère à
ces derniers propos. En effet, il a contribué à identifier son auteur à la
tragédie juive du XXe siècle. Le souvenir de la déportation, de la
perte des parents, de l’anéantissement du judaïsme de Bucovine et de la
dislocation de ses restes dans un pays ravagé par la guerre : autant
d’événements dont les traces, encore visibles dans la mémoire du poète,
trouvaient expression dans cette élégie d’une inquiétante et sinistre beauté.
Lisible à la plupart des lecteurs, presque au premier degré, comme
l’énonciation de la réalité terrible des camps toujours exposée au regard du
monde, il est nécessaire de la reproduire ici en entier pour faire comprendre
sa détermination tragique sur le mémorial qu’instaure le poème élégiaque TODESFUGE, Fugue de Mort :
Lait noir de l’aube nous le buvons le soir
le buvons à midi et le matin nous le buvons la nuit
nous buvons et buvons
serré
Un homme habite la maison il joue avec les serpents il
écrit,
il écrit quand il va faire noir en Allemagne Margarete
tes
cheveux d’or
écrit ces mots s’avancent sur le seuil et les étoiles
tressaillent.
il siffle il fait sortir ses juifs et fait creuser
dans la terre une
tombe
il
nous commande allons jouez qu’on danse
Lait noir de l’aube nous le buvons la nuit
te buvons à midi et le matin nous te buvons le soir
Nous buvons et buvons
Un homme habite la maison il joue avec les serpents il
écrit
il écrit quand il va faire noire en Allemagne
Margarete tes
cheveux d’or
Tes cheveux cendre Sulamith Nous creusons dans le ciel
une
tombe où l’on n’est pas serré.
et vous chantez jouez
il attrape le fer à sa ceinture il le brandit ses yeux
sont
bleus
enfoncez plus les bêches vous autres et vous jouez
encore
pour qu’on danse.
Lait noir de
l’aube nous te buvons la nuit
te buvons à
midi et le matin nous te buvons le soir
Nous buvons et
buvons
Un homme habite
la maison Margarete tes cheveux d’or
Tes cheveux
cendre Sulamith il joue avec les serpents
Il crie jouez
plus douce la mort la mort est un maître
d’Allemagne
il crie plus
sombres les archets et votre fumée montera
vers le ciel
Vous aurez une
tombe alors dans les nuages où l’on n’est
pas
serré
Lait noir de
l’aube nous te buvons la nuit
te buvons à
midi la mort est un maître d’Allemagne
nous te buvons
le soir et le matin Nous buvons et buvons
la mort est un
maître d’Allemagne son œil est bleu
Il t’atteint
d’une balle de plomb il ne te manque pas
un homme habite
la maison Margarete tes cheveux
d’or
il lance ses
grands chiens sur nous il nous offre une
tombe
dans le ciel
il joue avec
les serpents et rêve la mort est un maître
d’Allemagne
tes cheveux
d’or Margarete
Voici la brève interprétation que nous en faisons. Elle ne vise pas
à l’exhaustivité du détail philologique, mais tente de mesurer la teneur
mélancolique qui règne en ces lignes. Ainsi pouvons-nous dire que l’humeur, qui
imprègne et qui donne la tonalité mélancolique à tout ce poème, révèle des
répétitions compulsives qui envoûtent ou hypnotisent le lecteur dans une
circularité mélancolique, latente dans sa forme de fugue musicale. Et qui ne va
pas sans rappeler que Celan a gardé à l’esprit les compositions de Schubert (Der Tod und das Mädchen[36]),
de Brahms (Ein Deutsche Requiem[37])
et de Mahler (Kindertotenlieder[38]).
Mais la source de la mélancolie de ce poème est constituée par un
événement originel. Dans le camp d’extermination de Lublin Majdanek, un
orchestre juif était obligé de jouer des tangos, aussi bien pendant les marches
vers les lieux de travail forcé que lors des sélections pour les chambres à
gaz. L’orchestre jouait un Tango de mort,
titre original que Celan changea subséquemment pour Todesfuge.
Malgré toutes les influences esthétiques que
l’on peut retracer dans ce poème, un seul affect prédomine : le lait noir apparaît dans le poème comme
la marque des camps, où la nourriture était remplacée par un breuvage
mélancolique de mort. Tout comme l’évocation des crématoires qui
assombrissaient le ciel au-dessus des camps et empoisonnaient l’air qu’on y
respirait. Le ciel est ainsi le lieu d’accueil des victimes et la remémoration
ultime du souvenir abominable. Car se creusent dans le ciel des tombes pour ces
Juifs. Dans cette œuvre de destruction, c’est la négation radicale de
l’humanisme allemand qui est impliquée. Les ténèbres s’accroissent d’une
strophe à l’autre, témoignant de la lucidité crue de l’affect ressenti. La
quête de vérité, le deuil et la mémoire perdurant dans la mélancolie, ces
médiations constituent la toile de fond sur laquelle se construit la pensée
poétique de Celan.
D’après Schleiermacher, « Tous les préalables de
l’herméneutique sont dans la langue[39]. »
Ce qui nous fait dire que la langue devra être au préalable définie dans sa
spécificité universelle, c’est-à-dire dans son universalité poétique, mortifère
ou hermétique, universalité qui sera comprise à force d’intelligence et
d’accoutumance progressive à la « langue du dedans de la mort »
pratiquée par Celan.
Au-delà de son héritage culturel et familial, sa judéité était
engendrée par le génocide et se constituait comme perception, douloureuse et
traumatique, d’une perte. La judéité[40]
celanienne n’est pas élective pas plus sélective. La judaïsation[41]
désigne le mouvement par lequel, dans le corps du poème, s’ouvre un dialogue
entre celui qui interpelle et ce qui est autre : ce qui par la
nomination est devenu en même temps un toi. Ce qui est nommé advient dans son
être-autre comme un toi. Ce qui peut nous faire penser autrement le fait que
Celan accepte et refuse en concomitance l’identité juive. Son moi poétique
s’installe (ironiquement) dans l’écart entre l’identité et la non-identité. Le
judaïsme de Celan est un « judaïsme poétique, c’est-à-dire un judaïsme de
la non-identité[42] ».
On comprends mieux maintenant pourquoi le judaïsme de Celan n’était pas fondé
sur l’adhésion à un ensemble de valeurs « positives », ni sur des
croyances ou le respect d’un rituel : il s’inscrivait plutôt dans le choix
d’une langue d’exil.
Utilisant le discours meurtrier de « cette langue
du dedans de la mort », la langue des bourreaux pour raconter sa propre
histoire, celle de son ascendance, de son origine en proie au manque des
générations exterminées, sa traduction mélancolique de l’holocauste nous hante
encore et le travail du temps se fait ressentir à travers le lien que l’on peut
percevoir avec le poème précédent (Todesfuge)
et ce qu’il dit dans le poème Brandmal[43] (Brûlure). Tous deux
extraits du recueil Pavot et mémoire, ils indiquent dans cette sombre
direction :
BRÛLURE
Nous ne dormions plus, car
nous gisions dans les rouages
de l’horloge mélancolie
et courbions les aiguilles
comme des verges,
et elles se sont détendues
d’un coup et ont fouetté le
temps jusqu’au sang
et douze fois nous dis tu à
la nuit de tes morts,
et la nuit s’est ouverte,
et elle est restée déclose,
et j’ai mis un œil en sa chair et t’ai tressé l’autre
dans les
cheveux
8 - L’autostance du sujet
Le deuil de la langue oblige à trouver une langue du
deuil qui va rendre possible ce travail. Le langage suppose, d’entrée de jeu,
une autostance[48],
c’est-à-dire que le sujet se tient là, en lui-même, en tension continuelle vers
cette relation à l’autre dans le langage et dans le monde, ‘’autostance’’ qui
lui permet d’envisager l’Autre. Celan, dans Le
Méridien, répond de cet Autre qui est la condition de relations aux
autres :
Je pense que c’est
depuis toujours une espérance du poème, qu’en langage justement de cette façon,
qui lui est propre, il parle aussi au nom de l’Étranger – non, je ne peux plus utiliser ce mot désormais, – comme
si c’était au nom d’un Autre – qui
sait, peut-être au nom d’un tout Autre
(…) Le poème est au plus fort quand il est au bord de lui-même; c’est de là
qu’il appelle, mais il ne peut plus s’y tenir qu’en s’arrachant sans cesse de
son déjà-plus dans son toujours encore[49].
« De son déjà-plus vers son toujours encore[50] » :
n’est-ce pas là – dans ce qu’écrit Celan sur la poésie et la langue perdue et
retrouvée, tout en conservant la trace de sa perte – que se dessine l’être du
deuil, esquissant en retour la tension ontologique désormais attachée au
langage[51] ?
Mais il y a un autre deuil dont l’exigence paraît impossible… car il lui manque
l’objet : la déportation de juin 1942. Il s’agit alors de faire le deuil du deuil, selon une analyse
souvent entreprise dans le corpus de la Shoah ou dans certaines approches
psychanalytiques[52]. Si
« Le complexe mélancolique se comporte comme une blessure ouverte attirant
de toutes parts vers lui des énergies d’investissement (…) et vidant le moi
jusqu’à l’appauvrir complètement[53] »,
la métaphore de la blessure ouverte nous retient de son assonance dans le poème
Ton Rêve Hargneux d’avoir veillé :
TON RÊVE HARGNEUX d’avoir
veillé.
Avec la trace de parole douze fois
Taillé en
vrille dans sa corne
Le dernier coup de boutoir qu’il donne.
Le bac poussé par la perche
vers le haut
Dans la gorge de jour, la passe étroite
verticale :
Il traduit du lu à vif.[54]
Ce qui a été lu jusqu’à en blesser, c’est l’évènement qui génère
l’écriture-blessure. Elle est un motif récurrent dans la poétique celanienne,
et elle est simultanément une lecture à vif de l’existence. Elle nous met sur
la trace de la mélancolie ressentie dans le péril du temps. Ce qui pourrait
indiquer vers un saut éthique[55]
dont on peut comprendre la fatalité :
PAR LES
RAPIDES DE LA MÉLANCOLIE
Défilant sous la luisance
Du miroir de plaies :
Là sont les flottés les quarante
Arbres de vie écorcés.
Unique nageuse-à-
contre, tu
les dénombres, tu les touches
Temps de péril et de résistance à l’onto-théologie[57]
assumé par le poète dans toute son existence comme une
« déconstruction » de son environnement symbolique, qui laisse place à la technique pervertie
par un usage malheureux des puissances du rationnel.
Conclusion
Pour conclure ces réflexions, il faut comprendre qu’elles nous amènent à
observer d’où émerge la mélancolie limite du poète. Elle n’émerge pas seulement
d’un périple d’intériorisation – analyse de la mélancolie poétique –, mais
aussi d’un périple d’extériorisation – analyse de l’impact du nihilisme sur la
conscience qu’a le poète de son temps et sur sa manière de poétiser. La
dimension événementielle ou l’advenir de cette poétique est donc bien situé
dans l’avènement du nihilisme, autant au niveau historique qu’au niveau
métaphysique.
Un affect provient toujours d’un sujet en situation, c’est-à-dire
dans un Zeitgeist, dans l’esprit du
temps, d’un mouvement d’idées prédominant. C’est donc de l’esprit d’une époque
qu’il sera question dans les pages qui suivent. Et voilà donc parcouru le bref
excursus historique relatant les métamorphoses du concept de mélancolie. Nous
avons montré dans la deuxième partie de ce chapitre, la nosographie de la
mélancolie et sa relation fondamentale au deuil, comme son impossible
consolation qui, dans la cas de Celan, l’isola de plus en plus du monde qui
l’entoure. Ce qui nous amène maintenant à passer de notre réflexion sur un
affect à l’histoire d’une idée : le nihilisme qui indique le site où s’est
tenu le poète. Un nihilisme sans lequel, il serait impossible de comprendre ce
que signifie une poétique de l’indigence.
Martin
Laramée,
Laval (Ile
Jésus)
Printemps
2015
[2] Paul Celan, Le Méridien, op. cit.
[3] Paul Celan, Enclos du temps
(Zeitgehöft), au début, éd. non paginée, Paris, Clivages, 1985.
[4] Cf. Paul Ricoeur, De l’interprétation, Essai sur Freud,
Paris, Seuil, coll. L’ordre philosophique, 1965.
[5] Todesfuge (Fugue de mort)
est l’intitulé du plus célèbre poème commémoratif de la Shoah. Il a même été
inclus au rituel de commémoration de l’événement.
[6] Pierre Fédida, Des bienfaits
de la dépression, éloge de la psychothérapie, Paris, Odile Jacob, 2001, en
particulier pp. 57-84.
[7] Ibid.
[8] Comme on l’a examiné dans la première partie du présent chapitre à
travers l’introduction historique au concept de mélancolie et tel que démontré
par Raymond Klibansky dans Saturne et la
mélancolie: Études historiques et
philosophiques : nature, religion, médecine et art, op.
cit.
[9] Paul Celan,
« Stehen » dans Renverse du
souffle, trad. Lefebvre, Paris, Seuil, coll. Librairie du XXIe
siècle, 2003, p. 21.
[10] Sigmund Freud « Deuil et mélancolie » in Métapsychologie, op. cit., p. 156
[11] Cf. Karl Abraham,
« Préliminaires à l’investigations et au traitement psychanalytique de la
folie maniaco-dépressive et des états voisins » (1912), in Œuvres complètes, t.1, Paris, Payot,
2000.
[12] Sigmund Freud, Essais de
psychanalyse appliquée, Paris, Gallimard, coll. Idées, # 353, 1933, en
particulier les pp. 69-83 ; 105-136.
[13] Soutenu par cet éclaircissement de Gadamer : « Quand
nous cherchons à comprendre ce phénomène sur la base de la distance historique
qui détermine globalement notre situation herméneutique nous sommes toujours
soumis aux effets de l’histoire de l’efficience. C’est pour cette raison que
nous ne pouvons prendre le phénomène lui-même dans son immédiateté pour
l’entière vérité. » Car le phénomène nous arrive toujours déjà médiatisé. Cf. Vérité
et Méthode, Paris Seuil, coll. L’ordre philosophique, p. 141, 1967.
[14] Paul Celan, La rose de
Personne, op. cit., p. 13.
[15] Jean Bollack, L’Écrit, une
poétique dans l’œuvre de Celan, coll. Perspectives germaniques, Paris, PUF,
2003. p.82
[16] Cf. Jean Bollack., Poésie contre poésie, Celan et la
littérature, coll. Perspectives germaniques, Paris, PUF, 2001.
[17] Cf. Paul Celan, Le Méridien & autres proses, op.cit., p. 72, où il s’explique clairement à ce sujet en
disant : « Mesdames et Messieurs, il est aujourd’hui passé les
usages de reprocher à la poésie son « obscurité ». – Permettez-moi,
sans transition – mais quelque chose ne vient-il pas brusquement de s‘ouvrir
ici? –, permettez-moi de citer une mot de Pascal : – « Ne nous
reprochez pas le manque de clarté puisque nous en faisons profession! »
Sinon congénitale, au moins conjointe-adjointe à la poésie en faveur d’une
rencontre à venir depuis un lieu lointain ou étranger – projeté par moi-même
peut-être – telle est cette obscurité. »
[18]
Particulièrement à partir de 1967, suite à son long internement en clinique
psychiatrique et la séparation d’avec Gisèle, son épouse.
[19] Cf. Donald W. Winnicott, Jeu et réalité : l'espace potentiel,
(coll. Connaissance
de l’inconscient), Paris, Gallimard, 1975.
[20] Paul Celan, « Je suis
seul » in Choix de Poèmes
réunis par l’auteur, trad. Lefebvre, Paris, Gallimard, coll. Poésie, 1998, p. 67.
[21] Lettre de Celan à Adorno le 17 mars 1961 in J.-P. Lefebvre et al., Paul Celan. Poésie et poétique, Paris,
Klincksieck, 2002, pp. 176-189.
[22] Paul Celan, Le Méridien et
autres proses, op. cit., pp.
62-76.
[23] Ibid.
[24] Normalement, le poète, pour parler de lui-même, se sert du
« Tu » qui est un double du sujet, mais marque une certaine distance
vis-à-vis du « Je » biographique.
[25] Cf. Paul Celan,
« L’entretien dans la montagne » in Le Méridien & autres proses, op. cit.
[26] Cf. Paul Ricoeur, Soi-Même comme un autre, op. cit.
[27] Paul Celan, Cf. Le Discours
de Brême in Le Méridien et autres proses, op. cit., p. 57.
[28] Ibid., p. 71.
[29] Paul Celan, Schneepart; Part
de neige, Po&sie, #21, op. cit., p. 21.
[30] Poète romantique allemand qui vécue de 1715-1759.
[32] Schaufeln :
littéralement, pelleter, travailler à la pelle, connote, entre autres, die Milchschwester Schaufel, la sœur de
lait pelle, toujours associée par Celan au travail forcé dans le camp de
Tarabesti.
[33] Der Rüde désigne un grand
chien mâle de guerre ou de chasse : on songe aux « dogues
allemands » (der Bluthund) de la
SS, ou à d’autres molosses employés dans les camps.
[34] Das Erdreich : ce
terme technique désigne la couche d’humus ou de terre végétale. Le mot évoque
par ailleurs, sans en avoir. le sens, le « royaume terrestre ».
[35] Paul Celan, Todesfuge in
Choix de Poèmes réunis par l’auteur, op.
cit., p. 53.
[36] Cf. Franz Schubert, La jeune fille et la mort, (1826).
[37] Cf. Johannes Brahms, Un Requiem Allemand, (1868).
[38] Cf. Gustav Mahler, Les
chants des enfants morts, (1892).
[39] « La langue est la seule chose qu’il faille présupposer dans
l’herméneutique », F.D.E. Schleiermacher, Herméneutique, trad. Berner, Paris, Cerf / PUL, 1987, p. 21.
[40] Celan dit dans un lettre non expédiée, datée du 3 mai 1965 à Jean
Starobinski, ma communauté juive est celle du cœur non du rite – « Car
qu’est-ce que le Judaïsme sinon une forme de l’Humain, qu’est-ce que la Poésie
sinon une forme de ce même Humain » (P. Celan et G. Celan-Lestrange, Correspondance, T. II, op.cit.,
p. 209.
[41] On se rappellera de la parole de Maria Tsvétaïeva « Tous les
poètes sont des juifs » que Celan dispose en exergue au poème « Et
avec le livre de Tarussa » in La
rose de Personne, op. cit., p. 147. Comment faut-il prendre cette phrase ?
« Tous les poètes sont des juifs » elle est à comprendre dans le
sens qu’ils sont des existences isolées et vivent en marginaux sociaux,
sismographes réagissant avec une sensibilité extrême à tout ébranlement et à
toute secousse sociale ou politique. Leur seule existence est souvent ressentie
par le pouvoir comme une contestation de l’ordre établi et leur parole comme
une protestation contre l’idéologie officielle. Comme les juifs il sont des
« ennemis » de la société des intellectuels minant la morale et la
bonne conscience du peuple. On les persécutés parfois avec un acharnement dont
les Juifs ont été et sont encore les victimes. Pour Celan, le poète mène donc
une existence d’exilé, tout comme le Juif. Il est toujours à la fois victime et
témoin . Cf. « Paul
Celan. Identité juive dans les poèmes de la Niemandsrose » in Die
Niemandsrose de Paul Celan, M.-H. Quéval (dir), Nantes, Éd. du Temps, 2002.
[42] John E. Jackson, La question
du moi : un aspect de la modernité poétique européenne: T.S. Eliot, Paul Celan,
Yves Bonnefoy, Neuchâtel, Éd. de la Baconnière, 1978, p. 198.
[43] Brandmal désigne
littéralement la trace ou la marque laissée par une blessure sur la peau.
[44] Dämmer est un mot
poétique qui connote dämmen et Dämmerung, généralement appliqués au
crépuscule (du soir ou de l’aube).
[45] La mèche : littéralement, le cordon d’allumage.
[46] Schwimmen (nager) connote
chez Celan l’amour physique.
[47] Paul Celan, Brûlure in Choix
de Poèmes réunis par l’auteur, trad. Lefebvre, Paris, Gallimard, coll.
Poésie, 1998, p.63
[48] Ce concept est un néologisme, car il n’est pas de mot français qui
réponde vraiment à ce qui est visé là. Il convient donc d’apprivoiser ce
vocable et d’en légitimer la nécessité. Une fois encore, l’allemand
philosophique pourra nous servir de point de départ. Soit le mot Selbständigkeit – concept central dans
toute réflexion qui prend en charge le rapport dialectique intérieur/extérieur,
sujet/objet, présence fondatrice de soi-même et relation constitutive à l’autre
de soi. Sur selbst (auto), qui est
l’indice de la réflexivité poétique en honneur sous ce vocable. L’autostance
est au point de diffraction, pour ainsi dire, entre l’étrangèreté du poétique
et sa transparence. Ainsi l’autostance, transcription exacte en français de
cette Selbständigkeit,
signifie-t-elle, au sens le plus précis, que la réalité qualifiée de la sorte
se doit de « tenir debout par soi-même », c’est-à-dire contenir en
soi sa propre négation – une négation réflexive dont la figure tient dans la
reconnaissance du caractère relationnel de toute altérité véritable. Cf. P.-J. Labarrière, Au fondement de l’éthique, autostance et
relation, Paris, Kimé, 2004, pp. 45-72.
[49] Paul Celan, Le Méridien &
autres proses, op. cit., pp. 74-75.
[50] Ibid.
[51] Cf. Alexis Nouss,
« La traduction mélancolique » dans Revue
TTR, Vol, 11, #2, 1998, pp. 199-231.
[52] Par exemple, Giorgio Agamben, Primo Lévy, Jorge Semprun, Elie
Wiesel, et Catherine Chalier entre autres pour le corpus de la Shoah. Et
Kraepelin, Freud, Abraham, Klein, Bowlby, Green, Fédida, Prigent, Vasse, et
Triandafillidis pour ne nommer que ceux-là du côté de la psychanalyse.
[53] Sigmund Freud, « Deuil et mélancolie » in Métapsychologie, op. cit., p.162.
[54] Paul Celan, Retournement de souffle, trad. Lefebvre,
Paris, Seuil, coll. Librairie du XXIe siècle,
2003, p.22.
[55] Cf. Michael Eskin, Ethics and dialogue : in the works of
Lévinas, Bakhtin, Mandelshtam and Celan, Oxford & New York, Oxford
University Press, 2000, en particulier les pp. 8-15; et 149-160.
[56] Paul Celan, Retournement de
souffle, op. cit., p.14.
[57] Cette position herméneutique fera l’objet de la section 1.5 La
résistance de Celan à l’onto-théologie au troisième chapitre.