4 novembre 2015

Nosographie de la mélancolie chez Paul Celan


 

Introduction

Le discours freudien sur l’inconscient peut nous instruire sur la signification de la mélancolie. L’usage herméneutique que l’on peut faire du texte « Deuil et mélancolie[1] », permettra de faire état du rôle fondamental du deuil dans la compréhension de la mélancolie, et de cette dernière comme d’un deuil non résolu. Ici donc je ferai la nosographie (et l’explication) de la mélancolie du poète Paul Celan. Après des considérations sur le deuil, je montrerai la figure du deuil interminable qui se transforme en inconsolable mélancolie. Puis, je traiterai du conflit des interprétations à propos de Celan. Enfin, la solitude, l’altérité et la tragédie vécues par le poète feront l’objet de la dernière section de cet exposé : je dévoilerai la solitude du poète qui laisse percevoir la pulsion de mort dans son discours. Dans cette partie, je me confronterai donc à l’impossible résurrection du passé.

1- Le deuil, issue d’une perte?

Dans cette tentative de résolution psychique, le poète, selon Freud, passe par deux médiations. En premier lieu, celle de l’autre. La présence de ce tiers – tragédie concentrationnaire, parents exterminés – qui autorise à raconter est indispensable à l’expression de la mémoire traumatique. Le sujet, en poétisant, porte témoignage, et c’est celui-ci qui l’aide à opérer une catharsis de la mémoire. En second lieu, une médiation conséquente à la première, celle du langage mélancolique. Car le deuil est toujours le deuil d’un objet extérieur quel qu’il soit : une idéologie, la nation, la liberté, etc. Si quelque chose nous vient à manquer, quelque chose qui nous importe – un parent, par exemple –, nous avons à en faire le deuil. Le deuil, c’est le processus de séparation de l’objet et de reprise de la libido qui avait été investie dans cet objet, de libération de cette libido qui, devenue libre, peut se déplacer sur un autre objet.
Dans le cas de la mélancolie, il s’agit d’un deuil manqué : cette libido, qu’à force de travail nous pouvons retirer de l’autre, loin de devenir libre pour se déporter vers un objet substitutif, revient vers le sujet et se retourne contre lui. Et cet objet, nous savons qu’il faut le perdre. Cet objet devient soi-même qu’il faut perdre et cela génère une sorte de conflit radical. C’est là ce à quoi Freud fait référence dans « Deuil et mélancolie » : cet objet, qui était haïssable, devient soi. Ce qui est horrible, c’est l’objet perdu, le deuil est interminable chez Celan, il est la cause de sa mélancolie.
C’est par la reconnaissance de l’assomption d’une identité terrible que le poète de la Shoah nomme la date du 20 janvier 1942 : précisément quand eut lieu la conférence du Führer Adolf Hitler à Wannsee, conférence où il décrétait l’extermination des Juifs d’Europe. Pour Celan, directement concerné par la perte de ses parents et plusieurs proches dans les camps, ce 20 janvier est une date déterminante dans sa propre histoire. Il dira son attachement à ce 20 janvier, il ajoutera qu’il écrit de ce 20 janvier. Il y fait référence dans Le Méridien : « Chaque poème, avant d’avoir sa date particulière, a, inscrite en tête, une autre date : son vingt janvier[2] ». Il rend de par cette quasi confession, toute sa poésie tributaire d’un événement irreprésentable qui fracture la poésie et la pensée, qui les endeuille :
Toutes les formes du sommeil, cristallines,
que tu revêtais dans l’ombre du langage, je
leur infuse mon sang, […] mon deuil, je le
vois, passe dans ton camp.[3]

Transfusion de l’ombre, dans le poème qui restera. Entre les trépassés et ceux qui restent : passer le seuil pour que passe le deuil.
Le deuil n’est donc pas seulement affliction, mais véritable négociation avec la perte de l’être aimé dans un lent et douloureux travail d’assimilation et de détachement. Ce mouvement de remémoration par le travail du souvenir et de mise à distance du travail du deuil démontre que la perte et l’oubli sont tragiquement à l’oeuvre au coeur même de la mémoire du poète.
Néanmoins, face aux injonctions actuelles, selon lesquelles il est un nouvel impératif catégorique qui relève du devoir de mémoire, nous usons de la psychanalyse en sa dimension théorique tout en demeurant méthodologiquement vigilant. Nous sommes prudents sur le devoir de mémoire. Mettre à l’impératif la mémoire, c’est le début d’une sorte d’abus : je préfère l’expression de Paul Ricoeur, le « travail de mémoire[4] ».
Si le travail de mémoire renvoie à la mort pour Celan, le rapport à la mort est attribuable au conflit intra psychique, à la mort de personnes aimées et à une libération de l’homme dans sa recherche métaphysique. Ce qui se présente comme significatif, en pareil contexte, c’est le dévoilement d’une poétique de l’indigence.
Si l’écriture celanienne est prise dans une relation fondamentalement ambivalente par sa double nature d’écriture en miroir, c’est qu’elle renvoie au présent comme fiction fabricatrice de secret qui cache l’effroyable, en même temps qu’elle produit une écriture de vérité par son rôle majeur de construire un « tombeau » pour les morts – via la production d’une Fugue de mort (Todesfuge)[5] comme rituel d’enterrement. Cette écriture a pour fonction symbolisatrice de permettre à un homme de se situer en se donnant un passé-présent dans le langage, sans cesser d’être pourtant obsédé par un présent-passé qui ne passe pas, c’est-à-dire un deuil qui n’en finit pas. Le paradoxe celanien, qui a ses racines dans la pensée juive, postule que l’avenir ne se révèle qu’à celui qui est en quête de son passé, que ce n’est qu’en embrassant l’archê (l’origine) qu’on a la chance de réaliser le telos (la fin ou but final).

2 -Nosographie de la mélancolie et continuité du deuil

Si Freud classe la mélancolie parmi les psycho-névroses de défense, c’est-à-dire parmi les névroses narcissiques, c’est parce qu’elle est liée à la série des névroses d’angoisse, particulièrement à la dépression périodique – ce qu’on pourrait appeler, à la suite de Pierre Fédida, la « dépressivité du phantasme [6] » –, qu’elle se rattache au mode de transformation de l’énergie non liquidée, celui de la transformation de l’affect.
Mais alors que la névrose d’angoisse provient d’une accumulation de tension sexuelle physique, la mélancolie provient d’une accumulation de tension sexuelle psychique : ce qui détermine chez le sujet qui en est atteint « une grande tension érotique psychique[7] ». C’est en rapport avec celle-ci, comprise comme symptôme et comme mécanisme, que Freud a comparé la mélancolie à une sorte « d’hémorragie interne » en vertu de laquelle l’excitation sexuelle, entièrement pompée, s’écoulerait comme par un trou situé dans le psychisme, et entraînant ainsi chez le sujet une inhibition généralisée de ses autres fonctions. 
Le processus de la mélancolie atteste également le recours possible à la tradition philosophique[8]quand, en le comparant à celui du deuil, Freud explicite cette impossibilité pour le sujet de se séparer de l’objet perdu et de réinvestir cette énergie dans un substitut. Mais alors que le deuil s’achève après un temps plus ou moins long, la mélancolie s’installe au contraire sous la forme d’une incorporation de l’objet perdu au sein du sujet, comme en témoigne si bien le poème Stehen de Celan :
TENIR DEBOUT, dans l’ombre
Du stigmate des blessures en l’air.
Tenir-debout-pour-personne-et-pour rien                                    
Non-reconnu,
Pour toi
seul.
Avec tout ce qui a ici de l’espace
Et même sans
parole.[9]

Ce poème permet de comprendre l’incrustation de l’affect dans la structure psychique de telle manière que le sujet reprend à son compte l’ambivalence des sentiments qu’il portait auparavant à l’objet aimé. Ce que Freud explicite comme suit : 
L’ombre de l’objet tomba ainsi sur le moi qui put alors être jugé par une instance particulière comme un objet, comme l’objet abandonné. De cette façon, cette perte de l’objet s’était transformée en une perte du moi et le conflit entre le moi et la personne aimée en une scission entre la critique du moi et le moi modifié par identification.[10]
Le combat entre la critique du moi et le moi déterminera, selon l’issue, les alternances des épisodes dépressifs et maniaques de la pathologie (de la phase apathique à la phase orgiaque cannibalique)[11]. Dans ce cas, le sujet de désir ne se reconnaît comme tel que par l’altération que lui procure la rencontre avec l’autre homme.

3- Explication de la mélancolie

Dans la mesure où notre rapport au langage est toujours un rapport à l’inconscient et à la mort, le discours poétique est une représentation privilégiée[12] d’une « science du sujet » et du sujet « pris dans une division constituante » – mais selon une mise en scène des relations du poète avec l’événement de la barbarie nazie. Nous insistons donc sur cette distance temporelle[13] d’avec l’événement qui est source de projection, d’implication du sujet interprétant.
La mélancolie de Celan est la résultante d’un événement pathogène, pathogène dans la mesure où il aurait été vécu et interprété par son inconscient comme la répétition d’un événement traumatique initial. Et c’est, dans ce cas, une faille originaire que le sujet s’épuise à combler sans jamais y parvenir.
Si le nomade qu’est Celan, poussé à ses limites, ressemble à un corps psychotique, c’est parce qu’il est fragmenté par Thanatos, la pulsion de mort. Infatigable vigile de ses angoisses, le poète s’inquiète jusqu’à l’idée de la mort, ainsi que des maux de sa communauté. Cet « anti-Œdipe » s’arme contre sa mère patrie, taillade sa langue maternelle, se libère des liens du sens et jusqu’à ceux de la vie, dans un vertige déicide radical métaphorisé par sa poétique de l’indigence. Cet exilé, qui porte le soleil noir de la mélancolie, est un athée potentiel : serait-il le seul athée possible ? Celui qui interroge l’absolu pour mieux se tenir dans son interrogation douloureuse ? Pourquoi la mélancolie de Celan nous atteint-elle à ce point lors d’une lecture attentive? Simplement parce qu’il devient, pour nous, l’archétype contemporain du poète anéantit par la mélancolie en temps d’indigence.

4- Existe-t-il une consolation de la mélancolie celanienne ?

Nous voudrions dire un mot de ce qui nous amène à la consolation de la mélancolie dans la poésie de Celan puisque, a priori, elle ne semble pas s’y trouver. C’est précisément cette ambiguïté à laquelle nous voulons nous arrêter ici.
Dans la mesure où nous réfléchissons sur le deuil et la mélancolie, nous devrions nous attendre à ce que la théorie psychanalytique nous dise quelque chose de la consolation de cet affect troublant et déstructurant : or, la psychanalyse refuse toute consolation. La consolation de la mélancolie de Celan s’avère donc impossible. La dimension consolatrice est exclue de la psychanalyse parce que cette dernière concerne les faits inconscients, alors que la consolation d’une tragédie, par exemple, fait partie d’une sorte de réparation, est tissée de l’expérience consciente d’un sujet engagé en aventure d’histoire.
 Paul Celan s’est-il consolé? Une consolation de sa propre existence aurait-elle été moins en proie à l’érodante altérité d’une langue « du dedans de la mort » ? Ce qu’il faut comprendre, c’est que Celan écrit sa poésie à partir d’une altérité contre l’Allemagne, une terre qui lui est hostile. Dans le poème « Il y avait de la terre en eux » qui introduit le recueil La rose de Personne, le chant de la poésie répond au contre-chant : le mutisme des victimes de l’extermination. En voici un extrait :
Il y avait de la terre en eux, et
Ils creusaient.
Ils creusaient, creusaient ainsi
Passa leur jour. Leur nuit. Ils ne louaient pas Dieu
qui – entendaient-ils – voulait tout ça,
qui – entendaient-ils – savait tout ça.
Ils creusaient et n’entendaient rien;
Ils ne devinrent pas sages, n’inventèrent pas de chanson,
N’imaginèrent aucune sorte de langue.
Ils creusaient.
Il vint un calme, il vint aussi une tempête,
Vinrent toutes les mers.(…)
ô un, ô nul, ô personne, ô toi :
Où ça menait, si vers nulle part?[14]

Dans ce poème, le moi est lié à un tu, mais leur relation n’est pas spéculaire, ils ne s’opposent pas dans le miroir : ils sont plutôt solidaires, dans leur lutte comme dans leur éloignement. De là, la dimension dialogique de cette poésie. À la langue des assassins répond la « contre-langue » forgée par le poète[15]. C’est donc d’un lieu où règne un dualisme qui n’évolue pas dans l’imaginaire que le chant du poète répond au silence des victimes, des sujets sont unis dans la distance qui les différencie.
Outre-monde, outre tombe : tous les poèmes sont du côté de la mort. Et le voyageur traverse le pays des morts pour lesquels Celan a créé, par sa poésie, « une résurrection » : Jean Bollack[16] accentue ainsi le versant salutaire de l’œuvre. Malgré le négatif d’une impossible consolation influencée par le pessimisme du temps d’indigence, le combat sans merci pour la remémoration de l’événement – l’extermination des juifs –, loin d’être gagné durant la vie du poète, ne permet ni réconciliation ni compromis. Cependant, les morts ne sont plus seuls depuis que le poète s’est engagé en leur nom. Il a refait une langue contre l’oubli. Il leur est resté fidèle. C’est pour cela, entre autres, qu’il doit être perçu comme un poète militant pour la mémoire de son peuple, et comme un poète vengeur dans sa déconstruction de la langue allemande.
Celan a tenté de faire pour lui-même le travail du deuil, l’effort d’une consolation impossible. La consolation qu’il cherche à travers son écriture est vaine, elle n’arrive qu’à l’aider à survivre. Il continue malgré tout à écrire, mais l’écriture ne le guérit pas. L’œuvre poétique de Celan est dure, cristallisée : elle affronte la mélancolie avec l’ « arme-poème » qui est comme un appel vers l’autre à entrer en dialogue de survie. Une arme qui, pourtant, semble bien faible face à son malaise.
Dans la poétique celanienne, nous retrouvons, dans un premier moment, un refus de tout ce que la consolation antique et chrétienne nous proposait. Nous entendons le poète s’adresser et refuser le mot d’esprit, l’argument philosophique. Bien que la rhétorique et l’ensemble de la leçon de l’existentialisme aient été reçus, c’est à la voix de Hölderlin, le poète montrant le temps d’indigence, que le poème celanien nous renvoie.
Dans la recherche que nous visions, c’est la compréhension de la source des pulsions et leurs mouvements concomitants qui nous menèrent au mélancolique – et que l’on perçoit dans la poétique de Celan. Il n’y a pas de consolation fondamentale à la vraie souffrance… par le fait même que le sujet vit séparé de l’objet, illusionné par l’espoir d’une réconciliation impossible. Toutefois, l’analyse de la métaphorisation de l’affect mélancolique peut permettre de comprendre les sources de la perte.
Il nous faut ici prendre acte de la différence entre la poétique de Celan et le discours psychanalytique : cette poétique est une résistance à l’existence mélancolique. Y a-t-il distance ou proximité avec la théorie freudienne ? Ici, nous percevons qu’il y a une distance insurmontable avec la psychanalyse.
On nous a bien mis en garde contre toute lecture freudienne de Celan sous divers arguments – dont le fait que Celan se soit tourné vers la psychiatrie pour apaiser ses maux. Mais Celan lut Freud et y référa dans ses poèmes à quelques reprises, bien que de manière voilée. Celan fait comme s’il était possible de négocier avec sa propre pulsion, avec ses propres affects. Or, l’approche psychanalytique montre qu’il y a des choses que l’on n’apprend pas, par lesquelles nous sommes déterminés. Et des choses que l’on n’apprend jamais et qui laissent un espace pour le travail du deuil de la vérité. Ce deuil de la vérité aurait pu se comprendre comme l’effectuation d’une thérapeutique philosophique. Mais le poète n’y est jamais parvenu.
Celan ne parvient pas à effectuer un travail qui l’amènerait vers la proposition philosophique de la liberté, c’est-à-dire vers un travail qui construirait son propre désespoir comme quelque chose qui, un peu à la manière des stoïciens, contribue à l’ériger lui-même comme un objet résistant au lieu de la liberté face à l’ensemble des pertes et des objets qui seront toujours manquants quoiqu’il fasse.
Il ne faut pas se surprendre, qu’en fin de parcours, il y ait victoire de la pulsion de mort, de cette pulsion destructrice. Celan sacrifie l’objet de désir à une sorte de contemplation narcissique de sa propre souffrance médiatisée par la mémoire de son peuple exterminé. Il a déjà déclaré irrecevable l’ensemble des objets, c’est-à-dire qu’il est déjà au-delà, en quelque sorte, du désir puisqu’il a thématisé son désir comme étant a priori insatisfait, confirmant ainsi l’aporie de sa mélancolie.
Celan n’a pas honte de l’hermétisme[17] dont on affuble ses poèmes, car il ne construit pas un domaine privé inaccessible aux non-initiés, réservé aux détenteurs d’informations. Il recouvre en apparence une chose pour qu’on la découvre et y donne sens. C’est qu’il retraduit des données très concrètes. La référence est aussi particulière – historiquement déterminée – que la langue maternelle. Celan aurait fondé un nouveau style poétique. Ce qui nous fait dire qu’il importe de vider son hermétisme de toute exclusivité initiatique et de le comprendre plutôt comme auto-détermination d’un espace non pas clos mais différé. Poser comme hypothèse la mélancolie inhérente à cette poétique, c’est renoncer à y trouver une issue… puisque c’est dans sa dimension fantasmatique que le poème prend la place de l’objet idéalisé par le poète, poète qui demeure, jusqu’à la fin, inconsolable.

5- Solitude, altérité, tragédie 

Enfin, il nous semble déterminant de montrer que Celan fut amené à fréquenter ces passes de nuit sans issue où il tente d’apprendre à vivre seul[18] face à l’altérité de l’autre et malgré l’esprit de son temps. Il demeure seul avec cette mémoire obsessive de la barbarie nazie et de tout ce que peut receler d’immonde le cœur de l’homme.
Il y a ici une observation sur la solitude, un accent mélancolique à cette idée de vivre seul, séparé des siens par la violence, la mort, le symptôme. Il faut indiquer que nous n’entendons pas le symptôme au sens de la médecine traditionnelle. Le symptôme est une parole muette : c’est quelque chose qui ne peut se dire, qui n’a pas été entendu et qui se traduit par un comportement du corps qui peut être véritablement atteint dans ses organes ou dans le psychique, au lieu de trouver son expression symbolique dans la parole.
Ce dont il est question, c’est d’une négociation entre la solitude et le fait que nous tendons toujours vers l’Autre : tout notre effort vers l’Autre est un effort de vie et une impossibilité. Car l’Autre échappera toujours. Et notre position serait de consentir à ce que ce désir existe : il nous fait vivre. Mais c’est un désir qui ne peut aboutir que sur une impossibilité, et donc sur un manque… qui fait écrire Celan jusque dans la mort.
Celan est incapable de tolérer la présence de l’objet de son désir, un désir qui, par définition, est inconscient. Autrement dit, il cherche, par la médiation que constitue le poème, une sursomption du deuil. Mais il ne trouve que de la poussière au bout de son effort : la suie de la mélancolie se déverse sur lui, interminablement, jusqu’à son geste désespéré d’interruption tragique de sa vie.
A ce sujet, Winnicott[19] pensait juste lorsqu’il montrait que l’intériorisation du fondement de la capacité à être seul vient se constituer lors de la petite enfance, en ces moments, tout à fait privilégiés, où le petit d’homme apprend à être seul en présence de sa mère par le jeu. Il incorpore en lui, ce qu’il reçoit de bon de l’extérieur. Par une activité de jeu, il se libère des états de dépendance externe et des cloisonnements internes. Il accède ainsi à un début de vie psychique individuée – sans quoi, le risque de la perte entre en jeu. On sait, par ailleurs, que le rapport de proximité entre Celan et sa mère s’est joué dans le legs de la langue allemande. De là, tout le trauma inconscient.
Mais lorsque la mère manque, qu’advient-il à l’enfant devenu grand ? Pour Celan, la mort de ses parents dans les camps fut intolérable et cela généra une dépression mélancolique grave. Ce qui donne ce rythme à sa poésie, ainsi qu’en fait preuve le poème Je suis seul, extrait du recueil Pavot et mémoire :
Je  suis seul, je mets la fleur de cendre
Dans le verre rempli de noirceur mûrie. Bouche sœur,
Tu prononces un mot qui survient devant les fenêtres,
Et sans un bruit, le long de moi, grimpe ce que nous rêvais.
Je suis dans la pleine efflorescence de l’heure défleurie
Et mets une gemme de côté pour un oiseau tardif :
Il porte le flocon de neige sur la plume rouge vie;
Le grain de glace dans le bec, il arrive par l’été. [20]
Ce poème montre bien le rôle décisif joué par l’expérience de la solitude dès 1952 lorsqu’il publie ce recueil, Pavot et mémoire, qui nous en dit long sur le contexte d’après-guerre et, plus précisément, sur l’ambiance post-Shoah en laquelle il se tient. C’est sans doute l’une des raisons pour lesquelles il pensa le poème comme dialogue avec l’autre. Mais pour montrer la solitude à son plus vif, n’est-il pas juste de désigner le « faire corps » de la poésie celanienne – qui unit irrévocablement vie et œuvre –, comme une diction radical de sa solitude « Je me sens très seul, je suis très seul – avec moi-même et mes poèmes (ce que je tiens pour une seule et même chose) [21]», et c’est en cela que la parole poétique a quelque choses de personnal[22] », car bien que biographique le poème n’est pas personnel, à se risquer nous dirions qu’il est pour Celan « trans-personnel ». « Le poème est écriture de vie – la présence du poème est la présence d’une personne[23] ».

6 - Un dialogue entre Je et Tu[24]

Celan écrit de lui pour l’autre dans une solitude qui tend à se mettre en mouvement vers l’altérité qui met en dialogue avec un tu. L’Entretien dans la Montagne[25] est un exemple éclairant de ce genre de poétique dialogique s’autoréférant et, en cela même, s’altérant au lieu de l’autre qui se dit au cœur du même – comme dans l’expression « soi-même comme un autre[26] ».
C’est entrer dans l’espace dialogual du poème que de reconnaître que l’événement même du poème favorise une « épiphanie de la parole[27]». Il s’agit ici d’un dialogue avec la parole elle-même comme en monologue. Un monologue qui aurait pour terme l’advenir du dialogue avec l’autre radical qui convie le je de par ce mouvement d’altérité à faire un passage par l’étrangèreté. « L’étranger, dit Celan, demeure étranger, (…) il conserve son opacité qui lui confère son relief et son apparaître (phénoménalité)[28]. Pour le dire d’une autre manière, ce n’est qu’une fois reconnu que dans le poème, l’étranger demeure dans son étrangèreté, que le poème a la facture d’une obscurité essentielle signe de sa phénoménalité. Telle que l’indique le poème de Schneepart, Part de neige :
ÉMERGÉ DE L’OBCSCUR, une fois encore
Vient ta dite
Au préobombré rejeton
Du hêtre.
En rien
Vous n’en faite montre,
Tu es inféodé à une étrangèreté[29].
Infiniment
J’entends la pierre en toi debout.
La disposition des deux instances n’est pas identifiable à la personne : le moi dans la poésie de Celan n’est pas cette formation imaginaire qui s’engendre à partir du stade du miroir. Il ne s’oppose pas à un autre, le tu dans le miroir. Les formes visibles bloquent, elles sont mortifères parce que la mort efface le sens vécu. Si on comparait Celan à quelqu’un comme Kleist[30] on remarquerait que Celan n’est que partiellement affecté par la dimension mortifère du narcissisme. Le moi commente, exhorte ou encourage le tu, mais c’est le tu qui écrit. L’un diffère toujours de l’autre, l’un vit l’histoire tandis que l’autre écrit en silence.
En 1948, peu après avoir quitté Bucarest pour Vienne, il est en chemin pour la période la plus sombre de sa vie. Il se définit comme ce « triste poète de la langue teutonique ». Un peu plus tard, lorsqu’il s’installe à Paris, commence la plus grave période mélancolique de son existence. Ce qui lui fait dire : « Peut-être suis-je l’un des derniers qui doivent vivre jusqu’au bout le destin de la spiritualité juive en Europe[31]. »
Le poème Todesfugue (Fugue de mort), écrit en 1945, réfère à ces derniers propos. En effet, il a contribué à identifier son auteur à la tragédie juive du XXe siècle. Le souvenir de la déportation, de la perte des parents, de l’anéantissement du judaïsme de Bucovine et de la dislocation de ses restes dans un pays ravagé par la guerre : autant d’événements dont les traces, encore visibles dans la mémoire du poète, trouvaient expression dans cette élégie d’une inquiétante et sinistre beauté. Lisible à la plupart des lecteurs, presque au premier degré, comme l’énonciation de la réalité terrible des camps toujours exposée au regard du monde, il est nécessaire de la reproduire ici en entier pour faire comprendre sa détermination tragique sur le mémorial qu’instaure le poème élégiaque TODESFUGE, Fugue de Mort :
Lait noir de l’aube nous le buvons le soir
le buvons à midi et le matin nous le buvons la nuit
nous buvons et buvons
nous creusons[32] dans le ciel une tombe où l’on n’est pas
     serré
Un homme habite la maison il joue avec les serpents il
écrit,
il écrit quand il va faire noir en Allemagne Margarete tes
     cheveux d’or
écrit ces mots s’avancent sur le seuil et les étoiles tressaillent.
il siffle ses grands chiens[33]
il siffle il fait sortir ses juifs et fait creuser dans la terre une
tombe
il nous commande allons jouez qu’on danse
Lait noir de l’aube nous le buvons la nuit
te buvons à midi et le matin nous te buvons le soir
Nous buvons et buvons
Un homme habite la maison il joue avec les serpents il
     écrit
il écrit quand il va faire noire en Allemagne Margarete tes
     cheveux d’or
Tes cheveux cendre Sulamith Nous creusons dans le ciel
une tombe où l’on n’est pas serré.
Il crie enfoncez plus vos bêches dans la terre [34] vous autres
et vous chantez jouez
il attrape le fer à sa ceinture il le brandit ses yeux sont
     bleus
enfoncez plus les bêches vous autres et vous jouez encore
pour qu’on danse.


Lait noir de l’aube nous te buvons la nuit
te buvons à midi et le matin nous te buvons le soir
Nous buvons et buvons
Un homme habite la maison Margarete tes cheveux d’or
Tes cheveux cendre Sulamith il joue avec les serpents

Il crie jouez plus douce la mort la mort est un maître
     d’Allemagne
il crie plus sombres les archets et votre fumée montera
     vers le ciel
Vous aurez une tombe alors dans les nuages où l’on n’est
     pas serré
Lait noir de l’aube nous te buvons la nuit
te buvons à midi la mort est un maître d’Allemagne
nous te buvons le soir et le matin Nous buvons et buvons
la mort est un maître d’Allemagne son œil est bleu
Il t’atteint d’une balle de plomb il ne te manque pas
un homme habite la maison Margarete tes cheveux
 d’or

il lance ses grands chiens sur nous il nous offre une
     tombe dans le ciel
il joue avec les serpents et rêve la mort est un maître
     d’Allemagne
tes cheveux d’or Margarete
tes cheveux cendre Sulamith[35] .
Voici la brève interprétation que nous en faisons. Elle ne vise pas à l’exhaustivité du détail philologique, mais tente de mesurer la teneur mélancolique qui règne en ces lignes. Ainsi pouvons-nous dire que l’humeur, qui imprègne et qui donne la tonalité mélancolique à tout ce poème, révèle des répétitions compulsives qui envoûtent ou hypnotisent le lecteur dans une circularité mélancolique, latente dans sa forme de fugue musicale. Et qui ne va pas sans rappeler que Celan a gardé à l’esprit les compositions de Schubert (Der Tod und das Mädchen[36]), de Brahms (Ein Deutsche Requiem[37]) et de Mahler (Kindertotenlieder[38]).
Mais la source de la mélancolie de ce poème est constituée par un événement originel. Dans le camp d’extermination de Lublin Majdanek, un orchestre juif était obligé de jouer des tangos, aussi bien pendant les marches vers les lieux de travail forcé que lors des sélections pour les chambres à gaz. L’orchestre jouait un Tango de mort, titre original que Celan changea subséquemment pour Todesfuge.
Malgré toutes les influences esthétiques que l’on peut retracer dans ce poème, un seul affect prédomine : le lait noir apparaît dans le poème comme la marque des camps, où la nourriture était remplacée par un breuvage mélancolique de mort. Tout comme l’évocation des crématoires qui assombrissaient le ciel au-dessus des camps et empoisonnaient l’air qu’on y respirait. Le ciel est ainsi le lieu d’accueil des victimes et la remémoration ultime du souvenir abominable. Car se creusent dans le ciel des tombes pour ces Juifs. Dans cette œuvre de destruction, c’est la négation radicale de l’humanisme allemand qui est impliquée. Les ténèbres s’accroissent d’une strophe à l’autre, témoignant de la lucidité crue de l’affect ressenti. La quête de vérité, le deuil et la mémoire perdurant dans la mélancolie, ces médiations constituent la toile de fond sur laquelle se construit la pensée poétique de Celan.
D’après Schleiermacher, « Tous les préalables de l’herméneutique sont dans la langue[39]. » Ce qui nous fait dire que la langue devra être au préalable définie dans sa spécificité universelle, c’est-à-dire dans son universalité poétique, mortifère ou hermétique, universalité qui sera comprise à force d’intelligence et d’accoutumance progressive à la « langue du dedans de la mort » pratiquée par Celan.
Au-delà de son héritage culturel et familial, sa judéité était engendrée par le génocide et se constituait comme perception, douloureuse et traumatique, d’une perte. La judéité[40] celanienne n’est pas élective pas plus sélective. La judaïsation[41] désigne le mouvement par lequel, dans le corps du poème, s’ouvre un dialogue entre celui qui interpelle et ce qui est autre : ce qui par la nomination est devenu en même temps un toi. Ce qui est nommé advient dans son être-autre comme un toi. Ce qui peut nous faire penser autrement le fait que Celan accepte et refuse en concomitance l’identité juive. Son moi poétique s’installe (ironiquement) dans l’écart entre l’identité et la non-identité. Le judaïsme de Celan est un « judaïsme poétique, c’est-à-dire un judaïsme de la non-identité[42] ». On comprends mieux maintenant pourquoi le judaïsme de Celan n’était pas fondé sur l’adhésion à un ensemble de valeurs « positives », ni sur des croyances ou le respect d’un rituel : il s’inscrivait plutôt dans le choix d’une langue d’exil.
Utilisant le discours meurtrier de « cette langue du dedans de la mort », la langue des bourreaux pour raconter sa propre histoire, celle de son ascendance, de son origine en proie au manque des générations exterminées, sa traduction mélancolique de l’holocauste nous hante encore et le travail du temps se fait ressentir à travers le lien que l’on peut percevoir avec le poème précédent (Todesfuge) et ce qu’il dit dans le poème Brandmal[43] (Brûlure). Tous deux extraits du recueil Pavot et mémoire, ils indiquent dans cette sombre direction :
BRÛLURE
Nous ne dormions plus, car nous gisions dans les rouages
  de l’horloge mélancolie
et courbions les aiguilles comme des verges,
et elles se sont détendues d’un coup et ont fouetté le
    temps jusqu’au sang
et tu racontais une pénombre[44] qui grandissait,
et douze fois nous dis tu à la nuit de tes morts,
et la nuit s’est ouverte, et elle est restée déclose,
et j’ai mis un œil en sa chair et t’ai tressé l’autre dans les
    cheveux
et j’ai noué entre les deux la mèche[45], la veine ouverte –
et un jeune éclair a nagé[46] jusque là[47].

8 - L’autostance du sujet

Le deuil de la langue oblige à trouver une langue du deuil qui va rendre possible ce travail. Le langage suppose, d’entrée de jeu, une autostance[48], c’est-à-dire que le sujet se tient là, en lui-même, en tension continuelle vers cette relation à l’autre dans le langage et dans le monde, ‘’autostance’’ qui lui permet d’envisager l’Autre. Celan, dans Le Méridien, répond de cet Autre qui est la condition de relations aux autres :
Je pense que c’est depuis toujours une espérance du poème, qu’en langage justement de cette façon, qui lui est propre, il parle aussi au nom de l’Étranger – non, je ne peux plus utiliser ce mot désormais, – comme si c’était au nom d’un Autre – qui sait, peut-être au nom d’un tout Autre (…) Le poème est au plus fort quand il est au bord de lui-même; c’est de là qu’il appelle, mais il ne peut plus s’y tenir qu’en s’arrachant sans cesse de son déjà-plus dans son toujours encore[49].
« De son déjà-plus vers son toujours encore[50] » : n’est-ce pas là – dans ce qu’écrit Celan sur la poésie et la langue perdue et retrouvée, tout en conservant la trace de sa perte – que se dessine l’être du deuil, esquissant en retour la tension ontologique désormais attachée au langage[51] ? Mais il y a un autre deuil dont l’exigence paraît impossible… car il lui manque l’objet : la déportation de juin 1942. Il s’agit alors de faire le deuil du deuil, selon une analyse souvent entreprise dans le corpus de la Shoah ou dans certaines approches psychanalytiques[52]. Si « Le complexe mélancolique se comporte comme une blessure ouverte attirant de toutes parts vers lui des énergies d’investissement (…) et vidant le moi jusqu’à l’appauvrir complètement[53] », la métaphore de la blessure ouverte nous retient de son assonance dans le poème Ton Rêve Hargneux d’avoir veillé :
TON RÊVE HARGNEUX d’avoir veillé.
Avec la trace de parole douze fois
Taillé en
vrille dans sa corne
Le dernier coup de boutoir qu’il donne.
Le bac poussé par la perche
vers le haut
Dans la gorge de jour, la passe étroite
verticale :
Il traduit du lu à vif.[54]
Ce qui a été lu jusqu’à en blesser, c’est l’évènement qui génère l’écriture-blessure. Elle est un motif récurrent dans la poétique celanienne, et elle est simultanément une lecture à vif de l’existence. Elle nous met sur la trace de la mélancolie ressentie dans le péril du temps. Ce qui pourrait indiquer vers un saut éthique[55] dont on peut comprendre la fatalité :
PAR LES RAPIDES DE LA MÉLANCOLIE
Défilant sous la luisance 
Du miroir de plaies :
Là sont les flottés les quarante
Arbres de vie écorcés.
Unique nageuse-à-
contre, tu
les dénombres, tu les touches
tous[56].
Temps de péril et de résistance à l’onto-théologie[57] assumé par le poète dans toute son existence comme une « déconstruction » de son environnement symbolique, qui laisse place à la technique pervertie par un usage malheureux des puissances du rationnel.

Conclusion

Pour conclure ces réflexions, il faut comprendre qu’elles nous amènent à observer d’où émerge la mélancolie limite du poète. Elle n’émerge pas seulement d’un périple d’intériorisation – analyse de la mélancolie poétique –, mais aussi d’un périple d’extériorisation – analyse de l’impact du nihilisme sur la conscience qu’a le poète de son temps et sur sa manière de poétiser. La dimension événementielle ou l’advenir de cette poétique est donc bien situé dans l’avènement du nihilisme, autant au niveau historique qu’au niveau métaphysique.
Un affect provient toujours d’un sujet en situation, c’est-à-dire dans un Zeitgeist, dans l’esprit du temps, d’un mouvement d’idées prédominant. C’est donc de l’esprit d’une époque qu’il sera question dans les pages qui suivent. Et voilà donc parcouru le bref excursus historique relatant les métamorphoses du concept de mélancolie. Nous avons montré dans la deuxième partie de ce chapitre, la nosographie de la mélancolie et sa relation fondamentale au deuil, comme son impossible consolation qui, dans la cas de Celan, l’isola de plus en plus du monde qui l’entoure. Ce qui nous amène maintenant à passer de notre réflexion sur un affect à l’histoire d’une idée : le nihilisme qui indique le site où s’est tenu le poète. Un nihilisme sans lequel, il serait impossible de comprendre ce que signifie une poétique de l’indigence.

Martin Laramée,
Laval (Ile Jésus)
Printemps 2015


[1] Cf. Sigmund Freud, Métapsychologie, in limine..
[2] Paul Celan, Le Méridien, op. cit.
[3] Paul Celan, Enclos du temps (Zeitgehöft), au début, éd. non paginée, Paris, Clivages, 1985.
[4] Cf. Paul Ricoeur, De l’interprétation, Essai sur Freud, Paris, Seuil, coll. L’ordre philosophique, 1965.
[5] Todesfuge (Fugue de mort) est l’intitulé du plus célèbre poème commémoratif de la Shoah. Il a même été inclus au rituel de commémoration de l’événement.
[6] Pierre Fédida, Des bienfaits de la dépression, éloge de la psychothérapie, Paris, Odile Jacob, 2001, en particulier pp. 57-84.
[7] Ibid.
[8] Comme on l’a examiné dans la première partie du présent chapitre à travers l’introduction historique au concept de mélancolie et tel que démontré par Raymond Klibansky dans Saturne et la mélancolie: Études historiques et philosophiques : nature, religion, médecine et art, op. cit.
[9] Paul Celan, « Stehen » dans Renverse du souffle, trad. Lefebvre, Paris, Seuil, coll. Librairie du XXIe siècle, 2003, p. 21. 
[10] Sigmund Freud « Deuil et mélancolie » in Métapsychologie, op. cit., p. 156
[11] Cf. Karl Abraham, « Préliminaires à l’investigations et au traitement psychanalytique de la folie maniaco-dépressive et des états voisins » (1912), in Œuvres complètes, t.1, Paris, Payot, 2000.
[12] Sigmund Freud, Essais de psychanalyse appliquée, Paris, Gallimard, coll. Idées, # 353, 1933, en particulier les pp. 69-83 ; 105-136.
[13] Soutenu par cet éclaircissement de Gadamer : « Quand nous cherchons à comprendre ce phénomène sur la base de la distance historique qui détermine globalement notre situation herméneutique nous sommes toujours soumis aux effets de l’histoire de l’efficience. C’est pour cette raison que nous ne pouvons prendre le phénomène lui-même dans son immédiateté pour l’entière vérité. » Car le phénomène nous arrive toujours déjà médiatisé. Cf. Vérité et Méthode, Paris Seuil, coll. L’ordre philosophique, p. 141, 1967.
[14] Paul Celan, La rose de Personne, op. cit., p. 13.
[15] Jean Bollack, L’Écrit, une poétique dans l’œuvre de Celan, coll. Perspectives germaniques, Paris, PUF, 2003. p.82
[16] Cf. Jean Bollack., Poésie contre poésie, Celan et la littérature, coll. Perspectives germaniques, Paris, PUF, 2001.
[17] Cf. Paul Celan, Le Méridien & autres proses, op.cit., p. 72, où il s’explique clairement à ce sujet en disant : « Mesdames et Messieurs, il est aujourd’hui passé les usages de reprocher à la poésie son « obscurité ». – Permettez-moi, sans transition – mais quelque chose ne vient-il pas brusquement de s‘ouvrir ici? –, permettez-moi de citer une mot de Pascal : – « Ne nous reprochez pas le manque de clarté puisque nous en faisons profession! » Sinon congénitale, au moins conjointe-adjointe à la poésie en faveur d’une rencontre à venir depuis un lieu lointain ou étranger – projeté par moi-même peut-être – telle est cette obscurité. »
[18] Particulièrement à partir de 1967, suite à son long internement en clinique psychiatrique et la séparation d’avec Gisèle, son épouse.
[19] Cf. Donald W. Winnicott, Jeu et réalité : l'espace potentiel, (coll. Connaissance de l’inconscient), Paris, Gallimard, 1975.
[20] Paul Celan, « Je suis seul » in Choix de Poèmes réunis par l’auteur, trad. Lefebvre, Paris, Gallimard, coll. Poésie, 1998, p. 67.
[21] Lettre de Celan à Adorno le 17 mars 1961 in J.-P. Lefebvre et al., Paul Celan. Poésie et poétique, Paris, Klincksieck, 2002, pp. 176-189.
[22] Paul Celan, Le Méridien et autres proses, op. cit., pp. 62-76.
[23] Ibid.
[24] Normalement, le poète, pour parler de lui-même, se sert du « Tu » qui est un double du sujet, mais marque une certaine distance vis-à-vis du « Je » biographique.
[25] Cf. Paul Celan, « L’entretien dans la montagne » in Le Méridien & autres proses, op. cit.
[26] Cf. Paul Ricoeur, Soi-Même comme un autre, op. cit.
[27] Paul Celan, Cf. Le Discours de Brême in Le Méridien et autres proses, op. cit., p. 57.
[28] Ibid., p. 71.
[29] Paul Celan, Schneepart; Part de neige, Po&sie, #21, op. cit., p. 21.
[30] Poète romantique allemand qui vécue de 1715-1759.
[31]  Israel Chalfen, Paul Celan : biographie de jeunesse, trad. Scherrer, Paris, Plon, 1989.
[32] Schaufeln : littéralement, pelleter, travailler à la pelle, connote, entre autres, die Milchschwester Schaufel, la sœur de lait pelle, toujours associée par Celan au travail forcé dans le camp de Tarabesti.
[33] Der Rüde désigne un grand chien mâle de guerre ou de chasse : on songe aux « dogues allemands » (der Bluthund) de la SS, ou à d’autres molosses employés dans les camps.
[34] Das Erdreich : ce terme technique désigne la couche d’humus ou de terre végétale. Le mot évoque par ailleurs, sans en avoir. le sens, le « royaume terrestre ».
[35] Paul Celan, Todesfuge in Choix de Poèmes réunis par l’auteur, op. cit., p. 53.
[36] Cf. Franz Schubert, La jeune fille et la mort, (1826).
[37] Cf. Johannes Brahms, Un Requiem Allemand, (1868).
[38] Cf. Gustav Mahler, Les chants des enfants morts, (1892).
[39] « La langue est la seule chose qu’il faille présupposer dans l’herméneutique », F.D.E. Schleiermacher, Herméneutique, trad. Berner, Paris, Cerf / PUL, 1987, p. 21.
[40] Celan dit dans un lettre non expédiée, datée du 3 mai 1965 à Jean Starobinski, ma communauté juive est celle du cœur non du rite – « Car qu’est-ce que le Judaïsme sinon une forme de l’Humain, qu’est-ce que la Poésie sinon une forme de ce même Humain » (P. Celan et G. Celan-Lestrange, Correspondance, T. II, op.cit., p. 209.
[41] On se rappellera de la parole de Maria Tsvétaïeva « Tous les poètes sont des juifs » que Celan dispose en exergue au poème « Et avec le livre de Tarussa » in La rose de Personne, op. cit., p. 147. Comment faut-il prendre cette phrase ? « Tous les poètes sont des juifs » elle est à comprendre dans le sens qu’ils sont des existences isolées et vivent en marginaux sociaux, sismographes réagissant avec une sensibilité extrême à tout ébranlement et à toute secousse sociale ou politique. Leur seule existence est souvent ressentie par le pouvoir comme une contestation de l’ordre établi et leur parole comme une protestation contre l’idéologie officielle. Comme les juifs il sont des « ennemis » de la société des intellectuels minant la morale et la bonne conscience du peuple. On les persécutés parfois avec un acharnement dont les Juifs ont été et sont encore les victimes. Pour Celan, le poète mène donc une existence d’exilé, tout comme le Juif. Il est toujours à la fois victime et témoin . Cf. « Paul Celan. Identité juive dans les poèmes de la Niemandsrose » in Die Niemandsrose de Paul Celan, M.-H. Quéval (dir), Nantes, Éd. du Temps, 2002.
[42] John E. Jackson, La question du moi : un aspect de la modernité poétique européenne: T.S. Eliot, Paul Celan, Yves Bonnefoy, Neuchâtel, Éd. de la Baconnière, 1978, p. 198.
[43] Brandmal désigne littéralement la trace ou la marque laissée par une blessure sur la peau.
[44] Dämmer est un mot poétique qui connote dämmen et Dämmerung, généralement appliqués au crépuscule (du soir ou de l’aube).
[45] La mèche : littéralement, le cordon d’allumage.
[46] Schwimmen (nager) connote chez Celan l’amour physique.
[47] Paul Celan, Brûlure in Choix de Poèmes réunis par l’auteur, trad. Lefebvre, Paris, Gallimard, coll. Poésie, 1998, p.63
[48] Ce concept est un néologisme, car il n’est pas de mot français qui réponde vraiment à ce qui est visé là. Il convient donc d’apprivoiser ce vocable et d’en légitimer la nécessité. Une fois encore, l’allemand philosophique pourra nous servir de point de départ. Soit le mot Selbständigkeit – concept central dans toute réflexion qui prend en charge le rapport dialectique intérieur/extérieur, sujet/objet, présence fondatrice de soi-même et relation constitutive à l’autre de soi. Sur selbst (auto), qui est l’indice de la réflexivité poétique en honneur sous ce vocable. L’autostance est au point de diffraction, pour ainsi dire, entre l’étrangèreté du poétique et sa transparence. Ainsi l’autostance, transcription exacte en français de cette Selbständigkeit, signifie-t-elle, au sens le plus précis, que la réalité qualifiée de la sorte se doit de « tenir debout par soi-même », c’est-à-dire contenir en soi sa propre négation – une négation réflexive dont la figure tient dans la reconnaissance du caractère relationnel de toute altérité véritable. Cf. P.-J. Labarrière, Au fondement de l’éthique, autostance et relation, Paris, Kimé, 2004, pp. 45-72.
[49] Paul Celan, Le Méridien & autres proses, op. cit., pp. 74-75.
[50] Ibid.
[51] Cf. Alexis Nouss, « La traduction mélancolique » dans Revue TTR, Vol, 11, #2, 1998, pp. 199-231.
[52] Par exemple, Giorgio Agamben, Primo Lévy, Jorge Semprun, Elie Wiesel, et Catherine Chalier entre autres pour le corpus de la Shoah. Et Kraepelin, Freud, Abraham, Klein, Bowlby, Green, Fédida, Prigent, Vasse, et Triandafillidis pour ne nommer que ceux-là du côté de la psychanalyse.
[53] Sigmund Freud, « Deuil et mélancolie » in Métapsychologie, op. cit., p.162.
[54] Paul Celan, Retournement de souffle, trad. Lefebvre, Paris, Seuil, coll. Librairie du XXIe siècle, 2003, p.22.
[55] Cf. Michael Eskin, Ethics and dialogue : in the works of Lévinas, Bakhtin, Mandelshtam and Celan, Oxford & New York, Oxford University Press, 2000, en particulier les pp. 8-15; et 149-160.
[56]  Paul Celan, Retournement de souffle, op. cit., p.14.
[57] Cette position herméneutique fera l’objet de la section 1.5 La résistance de Celan à l’onto-théologie au troisième chapitre.

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