Où se situent
nos pensées et nos activités mentales (croire, vouloir, espérer...) ?
Dans notre tête, et plus exactement dans notre cerveau, répondent
les adeptes des sciences cognitives. Forts de cette idée, et au
vue des grands progrès que l'on a fait récemment dans la
connaissance de cet organe, ces derniers pensent être à même,
dans un avenir proche, de comprendre comment est produite la pensée.
Si elle est « sécrétée » par
le cerveau comme la bile l'est par le foie, il suffit en effet de bien
décortiquer cette matière cérébrale pour comprendre
la genèse et le fonctionnement de l'activité mentale. Penser,
croire, vouloir... sont autant de phénomènes qui vont bientôt
pouvoir s'expliquer en termes de physique et de biologie. Ce n'est certes
pas la première fois que l'on annonce la possibilité d'une
telle naturalisation de l'esprit -- cette idée est depuis longtemps
courante chez tous les matérialistes --, mais les efforts faits
en ce sens de nos jours seraient enfin, au dire des protagonistes, sur
le point d'aboutir.
Il
se peut toutefois que l'on attende longtemps, très longtemps même.
Non pas parce que les cognitivistes risqueraient d'être confrontés
à des problèmes techniques insoupçonnés --
ce qui est toutefois fort probable --, mais tout simplement parce que leur
objet d'étude -- l'esprit -- ne semble pas se situer là où
ils pensent. Plutôt que d'être localisés dans le cerveau,
les phénomènes mentaux se situeraient en effet dans le monde
extérieur, c'est-à-dire que nous ne penserions pas dans notre
tête mais dans l'espace public. C'est du moins la thèse que
défend Vincent Descombes dans ce livre très critique envers
les présupposés des sciences cognitives.
Et si on le suit, le projet de naturaliser l'esprit apparaît effectivement
sans objet. C'est un peu comme si vous vouliez comprendre les règles
du football en regardant dans la tête des joueurs, alors qu'il
semble plus judicieux de les interroger et d'aller les voir jouer sur le
terrain.
Pour clarifier ces
idées, commençons par une simple expérience de pensée.
Imaginons que monsieur Dupont veuille aller à la banque ;
son cerveau se trouverait, selon les cognitivistes, dans un état
physique correspondant à ce désir, c'est-à-dire que
la configuration particulière des neurones et des autres entités
matérielles de son cerveau expliquerait ce désir d'aller
à la banque. Imaginons maintenant, qu'il y a bien longtemps, un
homme de la préhistoire ait été frappé par
la foudre de telle sorte que, sous l'effet de la secousse, son cerveau
se soit retrouvé dans la même configuration que celui de Monsieur
Dupont. Faudrait-il en conclure que l'homme préhistorique eut le
désir d'aller à la banque ? Ceci paraît
difficile. Et cette difficulté semble indiquer que l'attribution
d'un contenu à un acte mental ne peut pas se faire sans une prise
en compte du contexte ; c'est-à-dire qu'un phénomène
mental (ici un désir) semble bien ne pas relever de la simple sphère
privée des individus, mais de l'espace où ces derniers évoluent.
Ce qui montre aussi que ce n'est pas parce que l'on peut, en faisant un
effort, intérioriser nos pensées qu'elles pourraient
finir par être des entités « enfermées »
dans notre tête.
D'ailleurs cette
thèse que les phénomènes mentaux se situent uniquement
dans la tête s'accommode mal avec nos usages linguistiques. Nous
ne pourrions pas, en effet, dire d'un livre qu'il contient des idées
intéressantes ; ce ne serait au mieux qu'une façon
de parler, puisqu'en toute rigueur, il faudrait dire que les idées
sont uniquement dans la tête de celui qui écrit ou lit le
livre. On ne devrait pas dire, non plus, qu'une personne pense, mais plutôt
que c'est son cerveau qui pense. Certes, ceci n'ajoute ou n'enlève
aucune valeur à la thèse en question. Mais si l'on tient
compte du fait qu'il nous faudrait toutefois continuer à dire que
c'est la personne physique tout entière, et non son cerveau, qui
marche ou qui mange, il apparaît que cette thèse conduit à
une certaine forme de dualisme. Il y aurait en nous deux êtres : le
sujet des opérations mentales et celui des actions physiques; et
entre l'un et l'autre, tout un jeu de relations causales.
Or, une fois dissocié
le physique du mental, les cognitivistes vont bien sûr chercher à
les réunifier. Expliquer les phénomènes mentaux, c'est
pour eux expliquer comment, par exemple, un désir engendre un autre
désir ou une croyance, mais c'est aussi expliquer comment un désir
engendre une action. Quelle relation y a-t-il, en quelque sorte, entre
mon désir de boire un verre et mon déplacement effectif vers
la cuisine pour boire un verre ? Relation que le cognitiviste
cherche à expliquer en termes matériels. Remarquons bien
que ces problèmes de causalité ne se posent que parce que
l'on a distingué la sphère des activités mentales
de celle des actions physiques. Si l'on considère, au contraire,
qu'une action, en tant que phénomène intentionnel, est aussi
un phénomène mental, il n'est plus question de dire que le
désir d'aller à la cuisine cause le déplacement
en question, puisque le déplacement n'est qu'une expression de ce
désir ; ou encore, il ne faut plus voir le déplacement
comme un indice de ce désir préalable, mais comme une manifestation
de ce désir. De même ce que l'on croit n'est pas un état
de notre cerveau qui influencerait causalement nos actions, mais c'est
plutôt le style de ces dernières, leur orientation générale.
En revanche, si
l'action n'est pas un phénomène mental, il faut bien expliquer
comment elle est entraînée par ce dernier. Et pour le cognitiviste,
comme on l'a dit, il faut trouver une explication qui fasse référence
à des processus causaux (c'est-à-dire où une cause
matérielle précède un effet lui aussi matériel).
La méthode qu'il va alors suivre s'appuie sur un certain nombre
de présupposés qu'il est utile d'expliciter. D'abord, le
cognitiviste suppose que les phénomènes mentaux sont distincts
les uns des autres. Ainsi, désirer boire un verre d'eau serait distinct
de croire qu'il y a de l'eau dans la cuisine ; ce qui n'est
bien sûr pas évident. Ensuite, il affirme que les phénomènes
mentaux sont des états du cerveau. Vouloir aller à la banque,
par exemple, doit donc se traduire par l'existence d'une configuration
particulière du cerveau ; ce qui, comme on l'a vu,
pose problème. Et enfin, il affirme que les entités mentales,
dont la réalité vient d'être posée, ont une
fonction causale. Ces présupposés acceptés, il semble
toutefois difficile de constituer une théorie « mécanique»
de l'esprit.
Pour le cognitiviste,
si je vais dans la cuisine, c'est que j'avais l'intention, le désir,
d'y aller. Une intention est par définition orientée vers
un but : j'ai l'intention d'aller dans la cuisine parce que
je pense que je vais y trouver de l'eau et que cela est censé me
procurer du plaisir. Ce plaisir, toutefois, n'existe pas encore et ne peut
donc pas influencer mon comportement. Il faut en conclure que c'est la
représentation de ce plaisir qui cause ma conduite, ou encore, que
c'est l'idée de plaisir qui agit sur mes organes moteurs. Mais ce
mode d'explication, où une représentation agit sur des choses,
n'est autre que celui qui est utilisé dans la magie où désirer
qu'un événement se produise peut effectivement suffire pour
qu'il ait lieu. S'il vous suffisait de penser à quelqu'un ou à
quelque chose pour l'atteindre d'une façon ou d'une autre, vous
vous seriez découvert là un pouvoir extraordinaire. Et c'est
bien de ce pouvoir causal des représentations que prétendent
bénéficier les sorciers et certains adeptes de la parapsychologie.
Il est donc pour le moins remarquable de voir les cognitivistes recourir,
sans s'en rendre compte, à un type d'explication qu'ils sont par
ailleurs -- au vu de leur conception de ce que doit être une explication
scientifique -- les premiers à rejeter. Certes, ici tout se passerait
dans la tête. Mais en quoi un mode d'action magique serait-il moins
magique parce qu'il se passe dans la tête.
Il est tout aussi
remarquable que cette difficulté à réunifier la sphère
des activités mentale et celle des actions soit semblable à
celle à laquelle étaient confrontés les spiritualistes,
que les cognitivistes ne cessent pourtant de décrier. Ces penseurs
soutenaient que les capacités mentales devaient être attribuées
à une partie immatérielle de la personne et défendaient
ainsi l'idée d'une distinction réelle, substantielle, de
l'âme et du corps. Une fois cette distinction faite, il leur était
effectivement difficile d'expliquer l'action de l'âme sur le corps,
et réciproquement. De leur côté, les cognitivistes,
qui sont matérialistes, refusent cette dualité. Mais c'est
pour affirmer immédiatement une autre dualité entre le sujet
physique et le sujet mental. La différence entre spiritualistes
et cognitivistes ne concerne donc que la nature de l'esprit, pas sa localisation :
les premiers affirment que c'est une partie immatérielle d'une personne
(son âme) qui pense, alors que les seconds affirment que c'est une
partie matérielle (son cerveau). Mais étant ainsi d'accord
pour détacher le mental (immatériel pour les premiers, matériel
pour les seconds) du monde extérieur (matériel), les uns
comme les autres se retrouvent confrontés au difficile problème
de leur connexion.
Pour montrer, toutefois,
qu'ils sont sur la bonne voie, les cognitivistes exploitent l'analogie
de l'ordinateur. Qu'une machine, construite avec des composants électroniques,
arrive à manipuler des symboles et à effectuer des processus
« intelligents » n'est-ce pas la
preuve qu'il est possible de produire de la pensée dans un cerveau
uniquement avec des éléments matériels ?
Notre cerveau ne serait en quelque sorte qu'un ordinateur, et l'esprit
serait au premier ce que le programme informatique est au second. Comme
l'exécution d'un programme ne dépend pas fondamentalement
des matériaux dont est constituée la machine, il semble permis
de considérer comme sans importance, pour la pertinence de l'analogie,
le fait que les ordinateurs ne soient pas des systèmes biologiques
comme les cerveaux. Seule importe pour un cognitiviste la manière
dont des symboles s'enchaînent suivant les instructions d'un programme.
Ainsi, le cognitiviste pense avoir trouvé, dans cette invention
moderne, le meilleur modèle pour comprendre par quel processus calculatoire
interne au cerveau une croyance, un désir, une idée, ou tout
autre phénomène mental, entraîne causalement un autre
phénomène mental ou une action.
Cette analogie entre
l'ordinateur et le cerveau n'est bien sûr pas complètement
dénuée de sens, puisque l'un et l'autre manipulent des symboles.
Mais est-elle suffisante pour affirmer que l'ordinateur pense ?
Et puis, à partir de quel niveau de complexité pourrait-on
envisager qu'une machine a effectivement une activité mentale ? Pour
répondre à ces questions, les cognitivistes font souvent
référence à un test que proposa Alan Turing en 1950 :
mettez un ordinateur dans une pièce et une personne avec un terminal
informatique dans une autre pièce ; demandez à
une deuxième personne, située dans une autre pièce
et ignorant à qui ou à quoi elle a affaire, de poser des
questions à partir d'un autre terminal informatique à l'ordinateur
et à la première personne ; l'argument du test
est que si l'ordinateur peut se faire passer, aux yeux de la deuxième
personne, pour un être humain en donnant des réponses qui
font l'effet d'être sensées, comme le fait la première
personne si on lui a demandé de répondre normalement, c'est
que l'ordinateur pense comme un être humain. Si ce test était
pertinent, il ne resterait plus aux informaticiens qu'à construire
un ordinateur qui le passerait avec succès pour que l'on puisse
dire qu'on a compris le mécanisme de la pensée puisqu'on
a été capable de construire une machine qui pense comme l'homme.
Cette interprétation
est toutefois douteuse. Comprenons bien que le test est basé sur
un principe de simulation : l'ordinateur doit faire comme
si il pensait. Or, dans tout jeu de simulation, le fait qu'un simulateur
ait réussit à se faire passer pour quelqu'un d'autre ne prouve
pas qu'il est cette autre personne. Par exemple, imaginez que vous preniez
la voix d'un de vos amis et que vous appeliez au téléphone
un ami commun ; si ce dernier vous prend pour celui que vous
imitez, ceci ne veut pas dire que vous l'êtes. Rien n'est donc prouvé
quant à la « psychologie »
de l'ordinateur ; cela prouverait uniquement que l'on peut
se faire mystifier par une machine. Qui plus est, dans un tel test, l'ordinateur
ne fait que répondre à des questions ; jamais
l'ordinateur ne prend l'initiative, ce qui est pour le moins insuffisant
pour prétendre simuler une conversation. Or, pour ceci, il faudrait
que l'ordinateur soit capable d'avoir des intérêts, des goûts,
des désirs et qu'il soit capable d'avoir de l'à-propos;
autant de caractéristiques qu'un ordinateur qui ne participe pas
à quelque forme de vie que ce soit ne peut acquérir.
Oublions toutefois
ces critiques et comparons le fonctionnement d'un ordinateur et d'un être
humain lors d'un travail beaucoup plus spécialisé, comme
un calcul. Peut-on, comme le cognitiviste, tirer argument de cette capacité
des machines à effectuer des calculs, c'est-à-dire à
manipuler des symboles, pour subodorer le caractère mécanique
de la pensée, ne serait-ce que dans une opération aussi simple ?
Ceci est encore douteux. Pour l'être humain il s'agit, par exemple,
d'effectuer une multiplication en suivant les tables du même nom;
pour l'ordinateur il s'agit de suivre « mécaniquement»
les instructions d'un programme établi à partir de ces mêmes
tables. Or, si pour la machine le passage d'un état à un
autre s'explique bien physiquement (une instruction déterminant
le passage d'un état à un autre état), le calculateur
humain, quant à lui, n'est pas mis en mouvement par les règles
du calcul ; ces dernières n'agissent pas au sens mécanique
du terme sur son esprit et il doit toujours être vigilant à
bien les appliquer. Si l'être humain se trompe, il faut le rappeler
à l'ordre ; si c'est la machine, il faut la réparer.
Ce qui montre que la présence d'une règle à l'esprit
de l'être humain, n'est pas équivalente à la présence
d'une instruction dans la mémoire de la machine. Malgré la
similitude des deux opérations de calcul, il paraît donc difficile
de conclure à leur identité.
Cette comparaison
entre l'esprit et l'ordinateur n'a de sens, de toute façon, que
si l'on considère que l'esprit manipule des représentations
et non des choses physiques existant en dehors de notre tête. Mais
cette thèse d'un esprit « représentateur»,
c'est-à-dire d'un esprit qui n'aurait affaire qu'à des images
mentales du monde extérieur, ne va pas de soi. En effet, quand vous
regardez une image représentant un objet, vous pouvez comparer l'image
à cet objet. Si le monde extérieur ne nous apparaissait que
sous forme d'images représentatives, il faudrait pouvoir comparer
ces images à ce qu'elles représentent. Mais comment les comparer
aux objets représentés, puisque ces derniers nous apparaîtraient
justement sous la forme d'images mentales ? De plus, admettre
que l'esprit n'ait jamais directement affaire à la réalité
extérieure, mais uniquement à sa représentation mentale,
conduirait à adopter une conception « solipsiste»
de la pensée, au sens où les phénomènes mentaux
d'un individu pourraient être les mêmes si cet individu était
la seule créature existante. Par exemple, on a l'habitude de considérer
que la jalousie amoureuse exige trois personnes (A est jaloux de B au sujet
de C). Mais le cognitiviste affirme que la jalousie de A n'est autre qu'un
état particulier de son cerveau. Sa jalousie ne dépendrait
donc pas intrinsèquement de l'existence des autres protagonistes.
Et effectivement, on peut très bien imaginer qu'une personne soit
jalouse à l'égard d'un rival imaginaire et au sujet d'une
personne qui, elle aussi, pourrait ne pas exister. Mais autant on peut
comprendre que quelqu'un soit jaloux alors qu'il n'a pas de raison de l'être,
autant il est difficile d'accepter l'idée qu'il n'y a pas de différence
entre la lucidité et le délire.
En dehors de la
conception représentative de l'esprit, c'est peut-être la
notion de symbole qui est aussi source de confusion. Quand le cognitiviste
dit que l'ordinateur manipule des symboles, il a raison. Quand il dit qu'ils
ont un rôle causal uniquement en vertu de leurs propriétés
physiques et non de leur signification, il a encore raison. Et la machine
est bien construite pour que les transformations effectuées s'accordent
avec ce que donnerait une transformation intelligente qui semblerait tenir
compte de ces significations. C'est pourquoi il se croit autorisé
à conclure que la machine pense ou, ce qui revient au même,
que l'activité mentale n'est qu'un processus physique interne au
cerveau. Mais le cognitiviste oublie que, quand la machine manipule des
symboles, c'est notre interprétation qui leur a donné ce
statut de symboles. La machine n'a pas la capacité instituante par
laquelle quelqu'un peut traiter différentes choses comme des symboles
afin de communiquer une pensée à propos d'autre chose. Pour
cela, il faudrait qu'elle participe de l'institution par laquelle ces symboles
sont des symboles. Il faudrait qu'elle ait une forme de vie, qu'elle se
réalise dans un monde qui lui est extérieur. Si le symbole
n'est symbole que parce qu'il renvoie à autre chose que lui-même,
s'il n'existe qu'en dehors de lui-même en vertu d'une institution,
il faut en conclure qu'il n'y a de pensée qu'en dehors de ce qui
la rend possible, que ce soit un cerveau ou éventuellement une machine.
En fin de compte, l'erreur que commettraient les cognitivistes serait donc
une erreur de catégorie. Croyant étudier la pensée,
ils n'aborderaient que ses conditions de possibilité.
Après toutes
ces critiques, faut-il conclure qu'il est impossible de rendre compte de
l'activité mentale par des processus causaux ? Il semble,
à lire ce livre, que ce soit le cas. Pour justifier mon déplacement
en cuisine, je ne pourrais que mettre en avant des raisons comme mon désir
de boire un verre d'eau et ma croyance en la présence d'un verre
et d'une bouteille d'eau dans cette pièce, mais ceci sans que l'intention
-- ou son prétendu substrat matériel -- de boire un verre
d'eau ne s'inscrive dans une chaîne causale aboutissant au geste
en question, ou encore, sans considérer l'intention comme un événement
cérébral préalable à l'accomplissement de l'action.
En conséquence de quoi, il faudrait distinguer les sciences de l'esprit
(psychologie, histoire...) des sciences naturelles (chimie, physique, biologie...).
Les premières chercheraient à savoir ce qui motive une action,
ou quelles en sont les raisons, et les secondes ce qui détermine
mécaniquement un processus physique, ou ce qui le cause.
Cela ne voudrait pas dire qu'il faille donner à l'homme un statut
à part dans l'univers au sein duquel il vit. Mais plus simplement
que l'étude des phénomènes mentaux ne peut se faire
par des méthodes qui n'ont de sens que pour des objets localisés.
Cela ne veut pas dire non plus, comme on l'a souvent prétendu, que
dans les sciences naturelles on chercherait uniquement à expliquer
les processus physiques par des lois générales alors que
dans les sciences de l'esprit on chercherait au contraire à comprendre
les activités humaines par un phénomène de sympathie.
Car la compréhension est bien ce qui est recherché par les
unes comme par les autres ; seulement c'est en montrant comment
des mécanismes peuvent être responsables des processus physiques
que cela se fait dans un cas, alors que c'est en identifiant ce qui motive
les comportements que cela se fait dans l'autre.
Voici présenté
rapidement un certain nombre de problèmes soulevés par Vincent
Descombes dans ce livre exigeant qui trouve dans les réflexions
de Ludwig Wittgenstein sa principale source d'inspiration. Faut-il en conclure
que les tentatives de naturaliser l'esprit sont sans intérêt ?
Malgré la pertinence de ses analyses, il serait hasardeux de l'affirmer.
Non seulement parce que la question est difficile et qu'il existe des critiques
sensées à cette thèse de l'«externalité»
de l'esprit. Mais, peut-être plus fondamentalement, parce que, même
si les cognitivistes se trompaient du tout au tout sur le sens de leur
travail, celui-ci ne serait pas pour autant inutile pour la compréhension
des phénomènes mentaux : tout simplement parce qu'il n'est
pas impossible qu'une meilleure connaissance des conditions de possibilité
de l'esprit puisse permettre de mieux en saisir, sur certains points, le
fonctionnement.
Mais l'intérêt
du livre de Vincent Descombes ne se limite pas uniquement à cette
réflexion profonde sur la localisation des phénomènes
mentaux à partir de laquelle il mène sa critique systématique
des présupposés des sciences cognitives. Il réside
aussi dans la mise en perspective historique des problèmes philosophiques
qu'il soulève. On entraperçoit ainsi ce qui peut rapprocher
Wittgenstein d'Aristote et, dans l'autre camp si l'on peut dire, on perçoit
tout ce que les psychologues qui ont pris modèle sur les sciences
naturelles, jusqu'aux cognitivistes actuels, doivent au grand partage opéré
par Descartes entre la sphère des activités mentales et celle
de l'action. Et le moins intéressant n'est certainement pas de s'apercevoir
que des penseurs comme Lacan et Lévi-Strauss ont été
eux aussi confrontés aux difficultés résultant de
ce partage, puisqu'ils en acceptaient d'une certaine manière les
termes. Le premier en assimilant la notion de signifiant à quelque
chose de matériel et en cherchant à définir l'action
causale d'une « matière psychique ».
Le second en voulant expliquer les aspects sociaux par un inconscient structural
et en attribuant une efficacité causale aux symboles.
Ajoutons, pour finir,
que ce livre a une suite (Les institutions du sens, Éditions
de Minuit, 1996) qui se propose de combler une insuffisance dans cet exposé
de la thèse de l'« externalité »
de l'esprit. À considérer que les pensées, croyances
et autres phénomènes mentaux ne sont pas dans la tête
mais relèvent d'une extériorité, on perd une idée
chère aux cognitivistes, à savoir qu'ils sont des entités
distinctes
et, en tant que tels, qu'ils peuvent être identifiés. Cette
idée d'entités distinctes est certes douteuse puisqu'il
paraît difficile de dénombrer les pensées comme on
dénombre des objets, par exemple. En revanche, l'identification
est fondamentale puisque, selon une formule consacrée, il n'y a
pas d'entité sans identité. Et effectivement, s'il
n'était pas possible de distinguer ce que pense une personne de
ce que pense une autre, il faudrait en conclure qu'il revient au même
d'avoir telle ou telle idée. On en viendrait rapidement à
considérer que toute pensée n'est qu'une parole creuse ou,
si l'on refuse cette option, que la thèse développée
dans ce livre est incohérente. C'est pourquoi Vincent Descombes
cherche à montrer dans le second livre que, sans concevoir les pensées
comme des entités indépendantes, il est toutefois possible
de les discerner. Alors seulement, il sera envisageable d'adopter cette
vision holiste du mental, c'est-à-dire de reconnaître qu'il
n'est pas possible de faire abstraction du contexte pour identifier les
pensées.
Th. Lepeletier