1-
Une spiritualité
personnelle et non une seule et unique voie.
Pour que la religion soit fidèle à sa fonction, elle ne saurait être un corps étranger
dans le complexe culturel où elle vit. Tant le pluralisme culturel que le
pluralisme religieux de l'humanité empêchent cependant de trouver des éléments
communs applicables à une situation globale. Précisément parce que la crise de sens
de notre temps peut se réduire à la perte plus ou moins totale des mythes de
base du christianisme, en raison aussi de la carence d'un mythe unifiant
à dimension globale tel que l'unification technologique, scientifique et, d'une
certaine manière politique; précisément aussi parce qu'il n'existe pas cette
harmonie culturelle qui permettrait à un tel mythe unifiant d'émerger, la
religion de l'avenir est encore loin de se profiler à l'horizon. On peut avec
plus de réalisme parler d’un déplacement qui advenu à la mi- XXe siècle,
laissant toute la place à une spiritualité strictement personnelle.
La religion ne relie plus.
Néanmoins, justement en vertu du caractère radicalement provisoire qui affecte
nos considérations, on peut au moins avancer que les nouvelles formes de
religion sécularisées ne sauraient consister en un bloc doctrinal ou culturel,
ni se réduire à un seul modèle exclusif qui aurait à conquérir ou convertir les
nouvelles générations. Évidemment, il est presque inévitable pour l'institution
de rêver à la perdurance de la religion traditionnelle et à de nouvelles formes
de religions lorsqu'elle est aux prises avec le déclin issu de la crise
généralisée du sens en Occident. À défaut d'élargir son esprit à
l'échelle de la modernité et d'adapter son langage et son interprétation des
évangiles à l'esprit du temps.
L'élément intrinsèque ici est que, advenant un renouveau total de la religion à
travers de nouvelles autres, par exemple, il importera que des transformation
profondes et une ouverture inconditionnelle soient manifestées afin d'héberger,
pour ainsi dire, au sein même du christianisme de confession catholique, i.e.
«universel» l'immense variété des expériences religieuses et humaines. A
supposer que cela s'effectue ave une conscience sincère inspirée de la
mémoire évangélique de la foi chrétienne, cela ne pourra survenir à moins
d'exprimer une foi sécularisée et enracinée en son temps dans des croyances,
des mythes et manifestations variées qui font la beauté du pluralisme à
l'intérieur même du christianisme.
L'élément extrinsèque, c'est que l'histoire des religions démontre que
lorsqu'elles croissent au-delà d'une certaine diversité culturelle, les formes
de religion se scindent selon une échelle humaine, et plus collée à la réalité
concrète de l'esprit du temps en lequel elles prennent figurent.
2- De la religion à la spiritualité
Si l'on tend à une conciliation entre religion et modernité en vue d'atteindre
une certaine unité à travers la pluralité, on ne peut éviter de tendre à
l'unité religieuse. Mais cette unité ne signifie pas uniformité, mais harmonie;
elle n'implique pas un seul dogme mais un seul mythe, à savoir un horizon
commun, non vu mais seulement cru. Ce mythe ne saurait être la création
consciente d'aucun individu. C'est pourquoi, il n'est pas question ici
d'organisation. Le premier caractère de cette religion de l'avenir me semble
être ce qui souligne son aspect personnel. On l'appellerait spiritualité.
Quand nous disons personnel, nous ne disons pas individuel ou individualiste;
l'idée est de souligner l'aspect relationnel de la religion avec tous les
autres aspects de la réalité.
Dans cette perspective l'aspect personnel de la religion – il faut se souvenir
que pour la scolastique chrétienne la religion était une vertu – nous
voulons donc indiquer le caractère essentiellement libérateur de la religion de
l'avenir: la conciliation de la personne et des peuples. Afin que les personnes
et les peuples ne soient victime d'un «système» ou d'une «institution», à
savoir un état de chose plus ou moins contraignant, rigide et fossilisé. Ainsi
la religion comme dimension personnelle rend l’humain conscient de sa place
dans le monde, dans la société et aussi de sa dignité inaliénable. La religion
devient alors, espace de liberté de pensée, ce qui libère l’humain de son
aliénation. Elle pourra être un organisme, mais pas une organisation. La vie
l'esprit, sont l'âme d'un organisme, alors que l'organisation trouve sa force de
cohésion dans un idéal extrinsèque à un système légaliste en porte-à-faux aux
valeurs évangéliques qui doivent être inculturées dans la modernité.
Car ce qui est en jeu ici, c'est de demeurer avec la
conscience éveillée, conscients que nous entonnons des notes différentes dans
la même symphonie et que nous cheminons par des sentiers nombreux et divers
vers la même cime. La foi c'est cela: l'expérience de la symphonie des
croyants, qui laisse entrevoir le sommet, tout en étant attentifs à
l'instrument qui est nôtre, et en ayant soin de ne pas nous perdre en route.
Cela pour une raison bien suffisante celle du maintient de la cohésion
religieuse avec le transcendant, avec l'horizontal ou l’humain, avec la base ou
le terrestre et ce qui est matériel. Mais cette relation est fondamentalement
personnelle et et seulement secondairement collective et objectivable dans des
doctrines et des comportements. La religion se présente donc comme la
spiritualité personnelle, comportant autant d'expressions qu'il y a de personnes.
Les institutions continueront, mais l'institutionnalisation ne cherchera pas à
suffoquer la marge de liberté et d'interprétation personnelle, et la fidélité
religieuse sera moins centrée sur la discipline requise à l'intérieure de
l'institution que sur l'obéissance à la conscience personnelle. Les
institutions elles-mêmes ne pourront être exclusives ou totalitaires.
On aura raison de dire que la religion authentiquement
chrétienne a toujours été considérée comme une vertu personnelle. La nouveauté
de la religion à venir consistera plus que tout autre chose dans la
reconnaissance de la pluralité légitime des interprétations qui élargissait la
marge d'une telle liberté jusqu'au niveau même de la personne. La religion est
personnelle dans le sens qu'elle n'est pas nécessairement liée à une
cosmologie, ni à une métaphysique, ni donc à une interprétation doctrinale. La
religion est une caractéristique de la personne: et même si ses
caractéristiques, sens avantages, sa beauté, sont indiscutables, on n'y doutera
jamais que ce sont là des caractéristiques de la personne. La religion se
transforme alors en spiritualité, c'est-à-dire qu'elle unie à la personne comme
son mode expansif d'être et de vivre, de façon à réaliser son être et à remplir
sa vie. La religion de l'avenir n'est pas dans la religion instituée mais dans
l'avenir de l’humain lui-même, dans sa spiritualité constitutive.
Il importe en terminant de souligner qu'il existe une
différence fondamentale entre la religion personnelle que nous défendons et la
religion individuelle ou individualiste que je considère insuffisante. Une
religion est un peu moins qu'une contradiction dans les termes,, parce que la
religion est un aspect de l’humain en société et un facteur sociétal
élémentaire. La religion personnelle au contraire souligne le rôle unique de
chaque individu dans l'ensemble des rapports personnels et autres relations qui
constituent la religion. Une religion individuelle appui une interprétation
individualiste de l'ensemble des pratiques et des symboles d'une confession
dogmatique et rigide. Tandis qu'une spiritualité personnelle, quant à
elle, souligne une interprétation globale dont mon point de vue fait
aussi partie intégrante. Elle exige une méthode dialogique pour discuter de la
réalité e ne se contente pas d'une méthode apologétique qui, en réduisant au
silence mes objections, peut-être une mascarade de conquête drapée dans l'acte
de convaincre.
3- La spiritualité de
l'avenir sera cosmothéandrique[4]
La spiritualité de l'avenir sera
cosmothéandrique. Qu'est-ce qui nous fait affirmer cela? L’humain
n'est pas l'unique réalité, mais il en est un pôle irréductible, et, en tant
que tel, il est, en même temps, centre de toute réalité. Si les religions
traditionnelles ont déplacé le centre vers le Divin, et les religions modernes
vers l’humain, peut-être qu'après toutes les vicissitudes séculaires,
pourrons-nous arriver à une conception plus mature de l'univers entier.
Le mot suggéré que je reprends à Raimon Panikkar, est
celui d'une spiritualité cosmothéandrique. Cette expression signifierait ce qui
suit: la religion de l'avenir ne saurait être exclusivement théocentrique ni
anthropocentrique, mais doit harmoniser les trois dimensions ultimes de la
réalité: a) l'aspect matériel et corporel de la réalité avec: b) les divers
aspects de l’humain et ses activités, et, également, ces deux derniers avec c)
la reconnaissance du principe mystérique, divin ou transcendant, garantie d'une
liberté sans manipulation aucune. L’humain n'est pas un être de plus parmi les
choses, mais il n'est pas non plus le seigneur et le patron de l'univers ou de
la nature comme tentent de nous le faire croire la science. Dieu n'est pas un
être absolu dissocié de la réalité, laquelle, aussi, existe réellement. Le
monde matériel n'est pas une simple projection d'une conscience infinie
ou finie mais possède sa propre consistance. La spiritualité de
l'avenir ne saurait plus être un simple cri vers la transcendance ou une simple
spiritualité immanente. Elle doit reconnaître l'irréductibilité des ces trois
pôles de la réalité, changeant par là le sens unilatéral du concept de
religion. La religion va certes continuer de « religare », non exclusivement
l’humain à Dieu, mais aussi à l'univers entier, et par là même le découvrant
dans sa cohésion et son sens.
Si une hypothèse est correcte, à savoir que l'époque
de la spécialisation est arrivée à son terme et que l'humanité cherche de
nouveau une conception holiste de la réalité qui surmonte les compartiments
rigides sans tomber dans un primitivisme amer; s'il est certain que les
clôtures culturelles et les religions sont condamnées à la stérilité, la
spiritualité de l'avenir ne peut être ni la spécialisation de quelques uns, ni
le refuge dans la sphère dite du numineux ou du sacré, mais elle doit imprégner
toute la réalité.
La religion devient de nouveau centrale dans la vie
humaine, mais sans rien dominer, parce qu'elle se limite à maintenir le lien,
la cohésion entre toutes les sphères de la réalité et c'est pour cela qu'elle
n'est exclusivement liée à aucune institution spécialisée. Le logos n'est
donc pas mis en exil mais le mythos récupère sa place. Le lien
est l'Esprit qui remplit la face de la terre.
Il s'agit en fait, de considérer les autres religions
du monde comme des manifestations ou reflets d'une vérité non-dualiste. C'est
présupposer que l'autre est aussi une source d'entendement valable et légitime
de cette Réalité ultime, que chacun, du mieux qu'il le peut, essaie de nommer
et de penser à tâtons comme un petit enfant qui, dans sa candeur et sa
simplicité, apprend à marcher sans savoir où il va. Une fois la vérité révérée
comme pluraliste, c'est-à-dire se manifestant/s'exprimant dans des signes
nombreux et divers que l'on peut appeler « religions[5] »; nous avons déjà engagé le processus d'appropriation intérieure
du pluralisme religieux actuel. Cela suppose que personne n'est détenteur de
façon monolithique de la vérité et accepte les limites et la finitude de sa
propre tradition à comprendre et saisir cette Réalité ultime.
Dans cette perspective, ne faut-il pas accepter la
nature relationnelle de la vérité, au sens où, ce n'est que
dans sa relation totale aux religions - qui sont des facettes différées
d'elle-même -, qu'elle se définit comme non-dualiste. Cette relationnalité de
la vérité exprime de ce fait, la relativité de chaque tradition sans pour
autant glisser dans le relativisme.Ainsi pouvons-nous dire, que ce n'est que
dans une relation universelle à la Réalité ultime, que l'on
peut aussi appeler Brahman, Être ou Dieu, qu'il
est impossible d'esquisser un dialogue intrareligieux objectif sans jeter
d'opacité sur les autres traditions. Nous serions tentés de penser à une
éventuelle «théologie pour le temps qui vient[6] ». Pas le temps ici de parler d'utopie.
En ce qui concerne le salut, il n'est pas restreint
seulement aux humains mais est centré sur toute la création. Il englobe
absolument tout ce qu'elle contient, tout ce qu'elle est c'est-à-dire le
corps de Dieu qui remplit l'univers. Même les minéraux, les végétaux et les
animaux sont concernés par le salut. Nous pouvons dire que la théorie
darwinienne de l'évolution fut, en quelque sorte, une manière de nommer le
salut qui est de ce qu'on peut en comprendre foncièrement évolutif. Il en est
de même des théories cosmogoniques (Lemaître, Gamow, Hoyle) dans la cosmologie
contemporaine. Depuis plusieurs milliards d'années le projet cosmique de Celui
ou Celle qui est Innommable, a « évolué » de façon déconcertante.
Nous comprenons donc le salut, comme ce processus interne à la création et à
chaque voie (religion). Ceci dit, la voie bouddhique est tout aussi valable que
la voie chrétienne, la voie taoïste autant que la voie judaïque.
Le but de toute religion n'est-il pas d'instaurer l'harmonie
dans la création entre tous les êtres vivants ? Cela, par la libération
intérieure de l'humain de ses peurs, de son angoisse existentielle, de sa
discrimination eu égard à tout ce qui l'entoure et, surtout, à ses
fausses images de Dieu et des humains; afin d'embrasser dans une compassion
radicale la vie et tout ce qu'elle suppose. Le salut en d'autre termes, ne
serait-ce pas « le devenir humain » jusqu’à son identité même avec cet
excédent lequel chacun se tient?» Processus de transformation créatrice ici et
maintenant, qui nous rend transparent à la Lumière incréée, au Soi, au Deus
absconditus.